Albert Camus et le Comité français pour la Fédération européenne

, par Jean-Francis Billion

En juin 1944, quelques jours avant le départ des Allemands, le Comité français pour la fédération européenne (CFFE) rend publique son existence à Lyon. Il diffuse une « Déclaration » et adopte un « Manifeste » et un « Projet de travail concret ». [1]

Le CFFE se présente comme un « organe » du Mouvement de libération nationale (MLN). [2]

L’un de ses principaux responsables est André Ferrat, ancien haut responsable communiste exclu du PCF en 1936, deux ans après avoir fondé une revue oppositionnelle, Que Faire ?, qui paraîtra jusqu’en 1939. Que Faire ? est aussi un mouvement, clandestin au sein du PC, et, officiel à l’extérieur, regroupant anciens communistes, trotskistes ou socialistes de gauche… (français ou étrangers) dont plusieurs se retrouvent durant la guerre, et après la Libération, parmi les animateurs du CFFE, puis du Comité international pour la Fédération européenne (CIFE) et enfin du Comité pour une Fédération européenne et mondiale (CFEM) qui prend sa suite en 1946.

Le Manifeste revendique le rôle du MLN comme « avant-garde du peuple français dans la lutte contre l’oppression nazie », revendique « le droit de participer à l’édification de la paix et de l’Europe de demain », « crée dans son sein un CFFE » et énumère les « tâches immédiates à accomplir » (diffusion et développements de ses thèses ; adhésions nombreuses individuelles ou collectives ; publications et documentations [3] ; comités départementaux… ; liaisons avec les divers mouvements nationaux pour la Fédération européenne.

La Déclaration, rédigée en particulier par Ferrat, Gilbert Zacsas (lui aussi ancien du PC et de Que Faire ?) et Albert Camus, signale que « depuis de longs mois la propagande en faveur d’une fédération européenne… est commencée dans plusieurs des principaux journaux clandestins de la Résistance en France, en Belgique, en Hollande, en Pologne, en Norvège… ; que l’idée d’une Europe libérée et fédérée unit… nombre de militants antifascistes allemands » ; que le mouvement s’est organisé en Angleterre et qu’un comité de liaison s’est créé en Suisse ; enfin, qu’en Italie, il groupe « de nombreux militants antifascistes…, enfin libérés des prisons et des îles » et que « en France, des militants membres des principaux courants ou mouvements de la Résistance décident de créer le CFFE ». Elle résume les « idées fondamentales » :

  • « 1 / impensable de reconstruire une Europe prospère, démocratique et pacifique, sous la forme d’un assemblage d’Etats souverains, séparés par leurs frontières politiques et douanières… ;
  • 2 / toute tentative d’organiser la prospérité, la démocratie et la paix par une Société des Nations du type d’une ligue d’Etats est vouée à la faillite… ;
  • 3 / l’Europe ne peut se développer dans la voie du progrès économique, de la démocratie et de la paix que si les Etats nationaux se fédèrent et remettent à l’Etat fédéral européen : l’organisation économique et commerciale…, le droit d’avoir seul une armée et d’intervenir contre toute tentative de rétablissement de régime autoritaire, la direction des relations extérieures, l’administration des territoires coloniaux…, la création de la citoyenneté européenne en plus de la citoyenneté nationale »… ;
  • 4 / « … les gouvernements nationaux ne seront subordonnés au gouvernement fédéral que lorsqu’il s’agira de questions intéressant l’ensemble des Etats fédérés… » ;
  • 5 / « le Mouvement… entend s’appuyer sur les mouvements nationaux qui luttent pour la justice économique et sociale, contre l’oppression politique, pour le libre et pacifique établissement de leur génie national spécifique ». Mais le texte, aussi, « met en garde contre l’illusion » des « patriotes démocrates, socialistes, communistes (qui) pensent souvent que ces buts doivent d’abord être atteints dans chaque pays séparément et qu’en fin de compte surgira une situation internationale dans laquelle tous les peuples pourront fraterniser » et déclare que « l’ordre de ces buts est exactement inverse… La Fédération européenne est le premier des buts que doivent se fixer les éléments patriotes démocrates, socialistes et communistes » ; enfin,
  • 6 / « le Mouvement pour la Fédération européenne repousse l’opinion suivant laquelle il convient de remettre à plus tard l’étude de ces questions sous prétexte qu’il s’agit uniquement aujourd’hui de combattre pour la libération nationale ». Le CFFE affirme la nécessité que ces tâches soient menées conjointement, « sinon, comme en 1919, une organisation réactionnaire de l’Europe risque d’être imposée aux peuples ».

Mais, à quelle date a été créé le CFFE ? A t’il été précédé par un Comité clandestin ? Les informations laissées par Ferrat tiennent en quelques lignes dans un curriculum vitae et une note pour le Dictionnaire biographique du Mouvement ouvrier. Dans le premier document, il précise que, « (il) fonde et dirige La Revue libre, en été 1943…, fonde avec Pia, Baumel, Maurice Guérin, etc., le Comité clandestin pour la fédération européenne (début 1944), organise le contact avec les organisations de Résistance étrangères par la Suisse » ; dans le second il ajoute que, « pendant le premier semestre 1944, avec un groupe de membres du MLN dont F-T (Franc-Tireur) faisait partie, il créa le Comité français pour la fédération européenne, en liaison avec le MFE (Movimento Federalista Europeo) fondé à Milan en août 1943 par des Résistants italiens ». [4] Une lettre de Léo Valiani à Spinelli plaide pour l’existence d’un comité clandestin antérieur au CFFE.

Ancien compagnon de prison de Spinelli à Rome, responsable du PCI puis membre de Que Faire ?, Valiani écrit que « il serait intéressant que tu puisses retrouver la trace -pour le congrès fédéraliste- du directeur de la revue (Que Faire ?), André Ferrat, un Français, actuellement peut-être membre du Parti socialiste, qui il y a un an tentait de te contacter ; je ne sais pas s’il y a réussi ». [5] Cette lettre établit que, début 1943 ou fin 1942, Ferrat, voire d’autres avec lui, avaient commencé une action fédéraliste et essayé de contacter Spinelli.

Il est probable que ce groupe était pour partie issu de Franc-Tireur et de La Revue libre dont Ferrat et ses proches étaient chargés. [6] C’est sans doute dans le processus de rapprochement entre les organisations de Résistance aboutissant à la fondation des MUR (automne 1942) puis à celle du MLN (décembre 1943) que d’autres, Jacques Baumel, tenté par le PC puis gagné par le gaullisme, Pascal Pia, proche des milieux libertaires, ou Maurice Guérin, démocrate-chrétien, d’autres encore… le rejoignent.

Des anciens de Que Faire ? également ; agissant parfois au nom d’autres organisations : Zacsas, au nom du mouvement toulousain Libérer et Fédérer, puis après le rapprochement des deux mouvements pour le mouvement lyonnais L’Insurgé ; Pierre Rimbert au nom de Libertés qu’il a fondé à Paris dès l’arrivée des Allemands avec d’autres membres de Que Faire ?, dont Pierre Lochac. Les Suisses Robert Bondy, ancien de Que Faire ?, et René Bertholet, assurent les contacts internationaux de la Résistance via Genève où Jean-Marie Soutou, membre de la Représentation de la France libre et lié avant guerre aux milieux fédéralistes et personnalistes, participe (comme eux) aux réunions fédéralistes de Genève de 1944.

À quelle époque Albert Camus s’est-il impliqué dans le CFFE ? Je ne suis pas un camusien patenté et ne peux que faire des hypothèses, je l’espère confortées et précisées à l’occasion de la publication de l’intervention d’Alessandro Bresolin, « ‘La même idée qui revient de loin’. Européisme et fédéralisme chez Camus » aux « XXVIIes Journées de Lourmarin : L’Europe selon Albert Camus » dont les Actes doivent prochainement être publiés. Ferrat ne mentionne pas Camus à l’origine du CFFE. Par contre il est possible qu’ils se soient connus à Alger avant guerre quand Ferrat y allait en tant que responsable du PC pour les questions coloniales (1934-1935) et que Camus était chargé par le PC « de la propagande parmi les Arabes » (cf. article de Bresolin ci-après). Ferrat connaissait-il alors l’intérêt de Camus pour le fédéralisme ? C’est possible.

Mais, je pense que Pascal Pia, intellectuel de sensibilité libertaire, ami de Camus à Alger où ils ont collaboré avant guerre, au journal Alger républicain, a pu être le lien originel entre lui et le CFFE ; mais, quels antécédents peuvent-ils éclairer cet engagement ? Lorsque Pia vient diriger le quotidien créé par la gauche locale, Alger républicain (été 1938), Camus, devient son collaborateur avant de prendre la rédaction en chef. C’est là, et dans l’éphémère Le Soir républicain créé par Camus à la suite, que sont publiés une série de sept articles (avril 1939 à janvier 1940).

Ces textes, signés de Camus ou de divers pseudonymes, sont parfois cossignés par Pia. Dans trois d’entre-eux, le fédéralisme est présenté comme la solution pour créer après guerre un nouvel ordre politique international démocratique, juste et stable. [7] Ces prises de position culminent avec un texte commun, « Profession de foi », en réponse à une attaque du journal L’émancipation nationale, du Parti populaire français de Jacques Doriot. [8]

Dans son intervention à Lourmarin, Bresolin donne d’autres précisions importantes que j’avais sous estimées : l’intérêt de Camus pour l’Espagne, pays d’origine de sa mère (caractère fédéral de la République espagnole, socialisme-libertaire espagnol et travaux de Pi y Margall ou Francisco Ferrer) ; ses contacts à Alger avec le professeur de droit Robert-Edouard Charlier dont il a commenté plusieurs conférences dans Alger Républicain et avec lequel il a rédigé avec Pia divers articles sur la guerre en 1939 dans Le Soir républicain ; sa rencontre à Alger, en 1941, avec l’italien Nicola Chiaramonte, collaborateur des Quaderni di Giustizia e Libertà et lié avec les milieux des exilés antifascistes et peut-être même avec Silvio Trentin, principal « inspirateur » de Libérer et Fédérer.

Rentré en métropole, Pia s’installe à Lyon (fin 1940), intègre Combat (début 1942) avant d’être appelé à Paris comme Secrétaire général adjoint des MUR (été 1943) puis de parcourir la Zone sud pour y installer des Comités départementaux de libération (début 1944). Pia amène Camus à rejoindre Combat puis lui demande de le remplacer à la direction du journal clandestin. Fin 1943, Camus, malade et installé dans la Haute-Loire, s’engage dans la résistance active et rejoint Combat fin 1943. Son engagement, y compris au CFFE, est indissociable de la publication de ses Lettres à un ami allemand, les plus importants de ses écrits clandestins dont la troisième oppose deux visions de l’Europe : celle des nazis ou de la collaboration, et celle humaniste de la Résistance. [9]

Camus, sollicité par Spinelli sur conseil de Ferrat durant son séjour à Lyon (début 1945), va être l’un des promoteurs de la Conférence fédéraliste de Paris de mars 1945 sur laquelle Cinzia Rognoni a présenté une contribution qui devrait là encore être prochainement publiée. La Conférence de Paris voit la transformation du CFFE en CIFE, qui, dirigé par Francis Gérard Kumleben, allemand anti-nazi et ancien secrétaire du CFFE, rend possible la réunion fédéraliste internationale de Herstenstein de l’automne 1946 ; il y est représenté de même qu’à celle de Luxembourg organisée par la Federal Union britannique puis à celle qui prépare la fondation de l’Union des Fédéralistes européens (UEF) dans les locaux du mouvement La Fédération en décembre 1946. Le CIFE, transformé en CFEM, sera représenté à Montreux en septembre 1947 où se réunissent en parallèle l’UEF et le Mouvement universel pour une confédération mondiale.

Il est indubitable que Camus accompagne encore les fédéralistes après la Libération, en particulier par ses prises de position journalistiques, même s’il abandonne progressivement nombre d’engagements militants et répugne parfois à donner son nom à des activités dans lesquelles il n’a plus le temps ou le désir de s’engager personnellement et activement.

P.-S.

Résumé de ma communication, « Le Comité français pour la Fédération européenne - Lyon juin 1944 - Racines, fondation et contacts (1944-1949) », au Colloque de Pavie d’avril 2008, sur « Altiero Spinelli et le fédéralisme européen de la Résistance » dont les Actes doivent être prochainement publiés.

Jean-Francis BILLION

Vice-président de l’UEF France - Membre du Comité fédéral de l’UEF Europe et du Conseil du World Federalist Movement - Lyon

Notes

[1Fonds Altiero Spinelli, Archives historiques des Communautés européennes ; dossier A 4. Déclaration, aussi aux Archives départementales du Rhône, Lyon. Déclaration et autres textes à l’Office universitaire de recherches socialistes (OURS), fonds Ferrat et Pierre Rimbert, Paris.

[2Issu de la fusion des Mouvements Unis de Résistance (MUR) regroupant les principaux mouvements de Zone sud (Combat, Franc-Tireur et Libération) et des principaux Mouvements de Zone nord ; regroupe l’essentiel de la Résistance non communiste.

[3Deux numéros sont publiés en février et août 1945 des Cahiers de la Fédération européenne ; nous n’avons pas à ce jour trouvé de trace de bulletin de liaison.

[4Cf. Fonds Ferrat, cit.

[5Cf. Lettre du 2 janvier 1944 de Valiani à Spinelli, dans, Edmondo Paolini, Altiero Spinelli. Dalla lotta antifascista alla battaglia per la federazione europea, 1920-1948 : Documenti e testimonianze, éd. Il Mulino, 1996, pp. 623, p. 353.

[6Le groupe de La Revue libre sera à l’été 1944, avec le CFFE, le premier groupe français à adhérer à la « Déclaration fédéraliste des Résistances européennes de Genève ».

[7Cf. Cahiers Albert Camus, 3, Fragments d’un combat 1938-1940, Alger républicain, 2° tome, éd. NRF, Gallimard, Paris, pp. 768, édition établie, préparée et annotée par Jacqueline Lévi-Valensi et André Abbou, chap. 5, « Combat pour la vraie paix », pp. 611-657.

[8« Profession de foi » (pp. 726-729), cf. Cahiers Albert Camus, op. cit., chap. 7, « Pour une éthique du journalisme », pp. 711-741.

[9La première paraît dans le numéro 2 de La Revue libre (février 1944), la seconde dans les Cahiers de Libération (début 1944) ; la troisième à nouveau destinée à La Revue libre ne peut paraître avant la Libération, le troisième numéro de la revue étant détruit avant diffusion, et elle sort dans le numéro 58 de l’hebdomadaire Libertés dirigé par Rimbert après la Libération ; la quatrième paraît en 1944 chez Gallimard. Albert Camus, Lettres à un ami allemand, éd. Gallimard, Paris, 1946.

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