Altiero Spinelli

, par Jean-Pierre Gouzy

Les « pères fondateurs » de l’Europe communautaire qui
a émergé des tueries et des ruines de la deuxième guerre
mondiale sont souvent cités : Konrad Adenauer, Alcide
de Gasperi, Jean Monnet, Paul-Henri Spaak, Robert
Schuman. On évoque aussi, de temps à autres, le discours
prononcé par Winston Churchill, à l’Université de Zürich,
en septembre 1946, en faveur « d’une sorte d’Etats-Unis
d’Europe », auxquels la Grande-Bretagne s’associerait
mais dont elle ne serait pas directement partie prenante, à
cause du Commonwealth.

Les figures de proue du fédéralisme européen sont
évoquées, mais généralement dans des cercles plus
restreints, aucune d’entre elles ne figurant dans la
galerie des hommes d’Etat. Il n’est, cependant, pas
inutile de les rappeler aujourd’hui en guise d’entrée
en matière : Henri Brugmans, écrivain néerlandais,
fondateur et ancien Recteur du Collège d’Europe à
Bruges ; Henri Frenay, l’un des leaders de la
Résistance
intérieure française, fondateur du
mouvement Combat, membre du Comité de
libération nationale et du Gouvernement provisoire ;
Alexandre Marc, qui obtint la nationalité française
après la deuxième guerre mondiale, écrivain, premier
Secrétaire général de l’Union européenne des
fédéralistes, fondateur et longtemps directeur du
Centre international de formation européenne ;
Denis de Rougemont, écrivain suisse, fondateur et
animateur du Centre européen de la culture de
Genève ; enfin, Altiero Spinelli, ancien militant
communiste, l’un des fondateurs, puis le Secrétaire
général du Movimento Federalista Europeo quatorze
années durant, avant de devenir membre de la
Commission européenne et, ensuite eurodéputé. On
lui doit notamment, à ce titre, le projet de Traité
d’union européenne adopté par le Parlement
européen en 1984.

Altiero Spinelli, puisque c’est de lui qu’il s’agit
aujourd’hui, est né à Rome en 1907, dans une famille
de commerçants aisés originaires des Abruzzes. Son
père, socialiste profondément anticlérical, avait tenu
à ce que ses enfants portent des prénoms qui ne
soient pas des noms de saints. C’est dire !

Influencé par la lecture de Gramsci, philosophe et
l’un des fondateurs du Parti communiste italien
(PCI), le jeune Altiero avait découvert ses œuvres
dans la bibliothèque paternelle. Il s’engagea à 17 ans
dans les jeunesses communistes et l’action
clandestine antifasciste. Mussolini disposant de
pouvoirs dictatoriaux dès 1925 le fit arrêter et juger
en 1927. Spinelli n’a alors que 20 ans, mais il est
condamné pour « conspiration contre l’Etat » à dix
ans de prison dont trois de détention cellulaire, suivis
de six années de relégation, successivement dans l’île
de Ponza au large du Golfe de Terracino et de la
grotte de Circée, puis dans l’île de Ventotene, au
cœur du Golfe de Gaète.

En fait, le prisonnier passa le plus clair de son temps
pendant ces interminables années, à étudier et se
cultiver. C’est ainsi que la Bible n’eut bientôt plus de
secrets pour lui. C’est sans doute pourquoi, bien
qu’athée, il aimait s’y référer dans des conversations
privées. C’est ainsi, encore, qu’il apprit les langues
étrangères, il parlait couramment l’anglais, le français
et l’allemand. Et, surtout, il eut la révélation -si je
puis dire- de l’expérience fédéraliste américaine, en
prenant connaissance des Federalists Papers
d’Alexandre Hamilton, John Jay, James Madison,
publiés entre octobre 1787 et mai 1788 en faveur de
la Constitution fédérale des Etats-Unis d’Amérique.
Une longue ascèse intellectuelle a conduit, par
ailleurs, Altiero Spinelli à remettre en cause le
marxisme et répudier le communisme. En 1937 -il a
désormais 30 ans- il rompt avec le PCI. Exclu de
celui-ci, il devient un adepte du fédéralisme, selon les
enseignements d’Hamilton et conçoit un projet pour
l’Europe
de
l’après-guerre :
la
Fédération
européenne.

Pour que l’Europe ne connaisse plus les conflits qui
l’on ensanglantée, dont le totalitarisme fût la cause
ou la conséquence, pour qu’elle soit enfin unie et
libre, la démocratie devrait s’y épanouir dans un
espace fédéralisé.

Désormais, pour Spinelli, les « conservateurs »,
quelles que soient leurs couleurs politiques, de
« gauche » ou de « droite », étaient ceux qui
voulaient restaurer l’Europe des souverainetés
nationales : les véritables « progressistes » étant
ceux, par contre, qui sauraient dépasser cette illusion
dangereuse.

Avec
Ernesto
Rossi,
professeur
d’économie
politique, ancien directeur de la revue culturelle
L’Astrolabio, lui aussi relégué à Ventotene, Altiero
Spinelli rédige le Manifeste qui portera le nom de
cette île. C’est un document qui a désormais une
valeur historique. Diffusé dès juin 1941, il influença
la Résistance italienne, puis certains groupes de la
Résistance française, la classe politique dirigeante de
l’Italie d’après-guerre, imprégnant profondément le
Movimento Federalista Europeo créé à Milan les 27
et 28 Août 1943.

Entrés clandestinement en Suisse, au cours du mois
de septembre suivant, Spinelli et Rossi vont nouer les
contacts qui seront à l’origine d’une Déclaration des
Résistances européennes dont le texte final sera
adopté au début de l’été 1944, à l’issue d’une série de
rencontres qui eurent lieu à Genève.

En France, un Comité français pour la Fédération
européenne se constituera à la même époque. Alors
que la guerre expirait dans les convulsions de
l’agonie dramatique du III° Reich, la première
conférence internationale qui put réunir, hors de
Suisse, des fédéralistes européens s’est tenue à Paris
du 22 au 25 mars 1945. L’écrivain Albert Camus qui,
dans son œuvre, a traduit le sentiment d’absurdité du
destin humain né de la deuxième guerre mondiale,
s’impliquera activement dans cette rencontre à
laquelle participèrent, entre autres, le député
travailliste John Hynd , le fondateur de la revue
Esprit Emmanuel Mounier, l’écrivain britannique
Georges Orwell, dont les récits allégoriques
dénoncent les dangers du totalitarisme… et Altiero
Spinelli qui séjournait illégalement en France, faute
d’un passeport en règle.

La réalisation d’une démocratie fédérale européenne
devait naître, selon Spinelli, d’une Assemblée
constituante. A travers les vicissitudes de l’existence,
il resta fidèle à ce schéma. Même s’il dut parfois
« mettre de l’eau dans son vin », comme on dit, il
s’en est tenu aux quelques principes simples qui
l’inspiraient déjà dans le Manifeste de Ventotene.
Principes dont Ursula Hirschman, qui devint par la
suite son épouse, transmettait le message dans les
cercles de la Résistance politique et intellectuelle
italienne.

En mai 1948, quand Winston Churchill fait un tabac
à La Haye, en drainant dans la Ridderzaal, le ban et
l’arrière ban des personnalités politiques, des cercles
intellectuels et du monde économique déjà à l’écoute
de l’Europe, Altiero Spinelli et Ursula étaient parmi
les délégués. Puis le reclus de Ventotene deviendra le
Secrétaire général du MFE, organisant à ce titre le
deuxième congrès de la jeune et fringante U.E.F.,
dans la ville éternelle à l’automne de la même année.

Après l’institution du Conseil de l’Europe par le
Traité de Londres du 5 mai 1949, Altiero ne cessa de
ferrailler, avec la fougue qui le caractérisait, contre la
règle de l’unanimité. Règle qui, dès le début, a pesé
sur la démarche de l’institution et contrarié les
initiatives de son assemblée parlementaire. Puis il
s’engagea dans l’action pour un pacte fédéral,
obtenant en Italie les meilleurs résultats de l’Europe
libre : une pétition signée dans ce but par 450.000 de
ses compatriotes ; un projet en bonne et due forme
approuvé par le Parlement italien et signé par de
Gasperi et Sforza, alors respectivement Président du
Conseil et ministre des Affaires étrangères. Il
participa à l’action d’un Conseil européen de
vigilance qui siégea à Strasbourg, dans les jardins de
l’Orangerie, face à l’Assemblée consultative
officielle, pour obtenir que ceux des Etats européens
disposés à s’unir s’engagent dans la voie
constituante. Cependant, deux évènements allaient
déterminer le cours de l’histoire : la Déclaration de
Robert Schuman du 9 mai 1950, inspirée par Jean
Monnet, en faveur d’une Communauté européenne
du charbon et de l’acier (CECA) et celle du
gouvernement français du 24 octobre 1950,
préconisant la création d’une armée européenne
intégrée avec la participation de forces allemandes.

Au cours de l’élaboration du Traité de Paris instituant
la Communauté européenne de défense (CED),
l’U.E.F. joua un rôle conforme à sa vocation,
soulignant la nécessité de parvenir à un réel pouvoir
politique européen hors de l’existence duquel il ne
pouvait y avoir, à proprement parler, « d’armée
européenne ».

L’action d’Altiero Spinelli, en ses qualités
successives de délégué général de l’U.E.F. puis de
président de son exécutif, fut décisive… Agissant
directement auprès du gouvernement italien, il obtint
de lui que soit introduit dans le projet de Traité de
CED un article 38 prévoyant que l’Assemblée
destinée à contrôler l’armée européenne se voit
confier l’étude d’une
structure
fédérale ou
confédérale ultérieure fondée sur le principe de
séparation des pouvoirs comportant, en particulier, un
système représentatif « bicaméral ».

L’initiative aboutit à un résultat positif et le projet de
Traité de CED fut signé le 27 mai 1952 par les six
pays déjà membres de la CECA depuis décembre
1951. De plus, une proposition franco-italienne (de
Gasperi - Schuman) permit de confier à l’Assemblée
de la CECA, déjà existante, le soin de rédiger le
projet de Communauté politique. Elle avait six mois
pour y parvenir. Ce qui fut fait sous la présidence de
P. H. Spaak. L’assemblée baptisée pour la
circonstance Assemblée ad hoc rédigea, dans le délai
imposé, le texte attendu qui fût remis solennellement
au Comité des ministres de « l’Europe des six » le 10
mars
1953.
L’ambitieuse
réalisation
d’une
« Communauté politique supranationale », comme on
n’hésitait pas à la dénommer à l’époque, était à
portée de main. Elle échoua, malheureusement, avec
le rejet du traité de CED par l’Assemblée nationale
française, le 30 août 1954.

« Pour qui sonne le glas ? » se demandera alors
Altiero Spinelli. Des rêves d’Europe supranationale
de l’après-guerre émergeait encore, solitaire, la
CECA à Luxembourg. Mais, apparemment, le cœur
n’y était plus et Jean Monnet quittera Luxembourg
pour fonder en 1955 son Comité d’action pour les
Etats-Unis d’Europe.

Le Conseil de l’Europe, certes, continuera à couler
des jours paisibles aux bords de l’Ill et du Rhin,
maintenant des liens de coopération précieux entre
les pays qui échappaient à l’emprise soviétique et
respectaient les droits de l’homme. Une période
s’achevait. Une autre allait s’ouvrir. Que faire ?

Spinelli, infatigable, plaide alors en faveur d’un
nuovo corso. Les fédéralistes ne sont plus l’avant-
garde d’une politique majoritaire. Le Movimento
Federalista Europeo se déchaîne : « Les Etats
nationaux doivent laisser la parole aux peuples
d’Europe ».

Même si les artisans de l’Europe communautaire
rebondissent dès le 2 juin 1955 à la Conférence de
Messine pour aboutir aux Traités de Rome du 25
mars 1957, Spinelli et ses amis pensent que leur rôle
est ailleurs, il faut donner la plus forte expression
possible à un sentiment populaire contre les
souverainetés nationales « abusives », « l’ancien
régime » des Etats-nations. Ce devrait être la tâche
d’un grand congrès populaire dont les fédéralistes,
s’ils en étaient capables seraient les animateurs : le
« Congrès du Peuple européen », car le Peuple
européen, disaient-ils, existe en tant « qu’héritier
d’une histoire millénaire » et, par ailleurs, en tant que
« communauté virtuelle des citoyens d’une future
fédération ». Mais, vivant dans des Etats séparés, ils
n’en ont pas encore conscience. Il faut donc tenter de
les rendre conscients, à l’occasion d’élections
primaires localement organisées pour désigner des
délégués dont l’action devrait permettre la prise en
considération par les autorités politiques compétentes
d’un Traité constituant.

Le premier congrès se tint à Turin, en décembre
1957, rassemblant les délégués de 75.000 électeurs
de huit villes d’Allemagne, de Belgique, des Pays-
Bas, d’Italie, de France, ainsi que, curieusement, de
la ville de Genève où fut élu Denis de Rougemont. A
Ostende, trois ans plus tard, le Congrès pouvait déjà
parler au nom de 485.000 européens. Il obtint encore
un certain nombre de résultats remarquables, dont
celui, par exemple, de la participation de 100.000
Romains à cette expérience pilote. Mais, au début des
années 1960, le contexte politique se modifie avec,
notamment, le retour au pouvoir, en France, du
Général de Gaulle, les changements survenus à l’Est
de l’Europe depuis la mort de Staline, la consécration
de la réconciliation franco-allemande, les premiers
développements
de
l’Europe
économique
annonciateurs d’une ouverture à la Grande-Bretagne
et d’autres pays jusqu’ici réfractaires à la méthode
communautaire au profit du libre-échange.
Par ailleurs, si ces élections primaires, non officielles,
avaient rencontré ici et là une sympathie populaire
dont les résultats, en termes de pourcentages, ont pu
parfois étonner leurs organisateurs eux-mêmes, il
n’était guère possible pour une initiative privée au-
delà des tests choisis par les groupes les plus
engagés, de couvrir toutes les régions européennes
potentiellement intéressées par une éventuelle
fédération.

Spinelli a 55 ans en 1962, quand il met donc fin à ses
fonctions dirigeantes au sein des organisations
fédéralistes… Il devient professeur à l’Université
John Hopkins à Bologne. Il va fonder et diriger
l’Institut des affaires internationales à Rome. Docteur
honoris causa de plusieurs universités au cours des
années qui suivirent, il recevra le prix Robert
Schuman en 1974. Mais, il ne néglige pas pour autant
l’action européenne, participant en 1964 à la
fondation et l’activité du Front démocratique pour
une Europe fédérale que présidait Etienne Hirsch,
ami de Jean Monnet, ainsi que du Club des réalités
européennes du présent à Bruxelles, à partir de 1967
et dans les années qui suivirent.

Sur le plan politique, il contribuera fortement, par son
influence, au développement d’une ligne clairement
« européenne » dans la mouvance communiste
italienne. Quand certains s’inquiétaient de son
rapprochement avec des personnages comme
Amendola ou Berlinguer, il répondait par une
boutade : « ce n’est pas moi qui suis devenu
communiste. Ce sont les communistes qui sont
devenus spinelliens ». En Italie, bien sûr, en France,
cela aurait été une autre paire de manches.
Quoi qu’il en soit, ce solitaire a exercé une influence
étendue et durable sur de larges secteurs de
l’européanisme organisé pendant une quarantaine
d’années. On pouvait l’admirer, le craindre, le
détester, c’était son moindre souci. Quand il disparut
à 79 ans, après avoir marqué de son empreinte la
Commission européenne et le Parlement européen,
son éloge funèbre fût prononcé à Rome devant les
plus hautes personnalités de la République italienne,
les présidents de la Commission européenne, Jacques
Delors, et du Parlement européen, Pierre Pflimlin.
J’entends encore cet alsacien fondamentalement
démocrate chrétien saluer le leader fédéraliste
disparu, en ces termes : « cet homme était de la race
de ceux qui ne se résignent jamais. Jusqu’à son
dernier souffle, il a lutté pour l’Europe. En nous
quittant, il a laissé un admirable exemple et un ultime
espoir. Dans les périodes où l’Europe semble
s’enliser dans les marécages d’un faux réalisme, tu
nous dis, Cher Altiero Spinelli, « restez debout et
continuez » !

« A nome del Parlemento europeo, Altiero Spinelli,
ti dico la nostra amirazione, il nostro grazie ».