Altiero Spinelli et le fédéralisme mondial

, par Christopher Layton

Quand j’appris qu’Altiero était atteint d’un cancer, au début
des années 1980, je lui ai écrit un mot de sympathie, pour
lui dire en passant qu’après avoir travaillé vingt cinq ans
pour l’Europe, j’avais décidé maintenant de me concentrer
sur la promotion d’un système effectif de gouvernement
mondial. Voici sa réponse sur une petite carte postale.

« J’ai toujours pensé que quelque système de gouvernement
mondial est nécessaire pour résoudre les problèmes
mondiaux de la paix, de l’économie et de l’environnement.
Mais il faut d’abord adopter une position suivant la
philosophie de Bentham et considérer, rationnellement,
quelles sont les conditions nécessaires requises pour
aboutir à un tel gouvernement. Et alors, un homme au
moins, doit se diriger vers une position nietzschéenne et
dire : ‘Hier stehe ich, Gott sei mit mir’, et passer sa vie à
atteindre ce but ».

Ce message formidable et direct était du Spinelli classique ;
il montrait en premier lieu que sa vie de dévouement à la
Fédération européenne était assortie à la conscience qu’elle
devait être considérée comme un étape vers la Fédération
mondiale, une leçon que nos amis fédéralistes italiens n’ont
jamais oubliée. Cela révélait aussi sa méthode -méditer sur
les nécessités historiques qui présentent l’occasion d’un
changement radical- et ensuite agir. Jeremy Bentham était le
philosophe
anglais
de
l’Age
des
lumières
dont
« l’utilitarisme » proclamait que l’économie politique
devrait rechercher « le plus grand bien pour le plus grand
nombre ». Pour Altiero cela signifiait, en bref, le calcul
rationnel du plus grand bien « nietzchéen » signifiait agir
avec l’esprit sans hésitation et avec la passion du surhomme.
L’exemple classique de cette préparation réfléchie pour des
actions hardies se trouvait dans ses réflexions historiques
sur les parlements et son action une fois élu au Parlement
européen. Alors qu’il était Commissaire, pas encore au
Parlement, et longtemps avant l’élection directe, il me fit
cette remarque : « voyez ce qui est arrivé au Parlement
anglais. Ce ne fut que lorsque Edouard III eut besoin
d’argent qu’il convoqua les bourgeois des cités anglaises.
Lui et ses successeurs continuèrent à avoir besoin d’argent,
il leur fallut donc continuer de réunir le Parlement et en
retour lui abandonner une part du pouvoir ». Nous devons
faire la même chose en Europe. Le Parlement doit contrôler
le budget pour obtenir un pouvoir réel.

Le premier but d’Altiero lorsqu’il fut élu au Parlement
européen, fut d’entrer à la Commission du budget. Il fut
rapidement élu président. Le Parlement directement élu
n’avait encore qu’une fonction consultative et il semble
qu’il n’avait aucun pouvoir législatif, mais il lui fallait,
cependant, approuver les modestes dépenses « non
obligatoires » à l’intérieur du budget (l’agriculture
exceptée !). En moins de deux ans, Altiero, en travaillant
avec tous les partis, avait persuadé le Parlement de bloquer
le budget. Cette rupture permit à tous les membres du
Parlement de réaliser qu’ils pouvaient influencer les
évènements et ils reconnurent Altiero comme leur leader. Le
Club du crocodile et le Traité sur l’Union politique furent
logiquement l’étape suivante. Il avait agi de façon à
appliquer sa leçon historique, trouver le levier pratique pour
appliquer son fédéralisme et donner à ses collègues
membres du Parlement de la décision et du pouvoir.
L’appel d’Altiero à un surhomme pour changer le monde ne
reflétait pas la réalité historique de la construction de
l’Europe. Il joua certainement un rôle herculéen pour
inspirer les fédéralistes de l’Italie et de l’Europe, mais
personne ne peut nier que Monnet, Spaak, Delors, Kohl et
d’autres jouèrent des rôles cruciaux dans la construction de
l’Union. A sa mort, Altiero croyait que l’Acte unique
européen était un échec pathétique pour la réalisation de sa
vision. Il se trompait. Delors avait réussi une percée
fondamentale, en repérant dans le Marché unique « la
condition » qui pourrait être utilisée pour persuader
Thatcher de permettre un retour au vote à la majorité. Grâce
à cela et à des traités subséquents, une proportion
significative du Traité d’union politique ont été mis en
application. Cette vision reste bien vivante et continue
d’être concrétisée par d’autres, pas à pas.

Mais qu’en est-il de son défi au gouvernement mondial ?

Deux « conditions » paraissent essentielles à sa réalisation.
L’une se trouve dans les graves dangers qui, manifestement,
ne peuvent pas être écartés par les Etats nations ou par les
anciennes lois de la politique de puissance. L’autre est la
volonté des gens et des principaux leaders de trouver des
réponses imaginatives. Dans les années 1980 il sembla, un
moment, que de telles conditions pour une avancée vers un
gouvernement mondial étaient réunies. A Reykjavik les
présidents Reagan et Gorbatchev étaient d’accord pour
abolir les armes nucléaires. Gorbatchev avait proposé une
rénovation du Conseil de sécurité comme un véritable
gardien de la paix avec une revitalisation du Comité des
Chefs d’Etat major, alors moribond. Bien que l’Ouest fasse
rapidement marche arrière devant cette perspective
formidable, pendant quelques années, le désarmement Est-
Ouest et la suppression du rideau de fer semblèrent ouvrir
un nouvel espoir pour une paix partagée ; les dividendes de
cette paix auraient pu être utilisés pour réduire le fossé
effarant entre les nantis et les pauvres du monde. Au lieu de
cela la chute de l’Union soviétique fut accueillie à l’Ouest,
et en particulier en Amérique, par un triomphalisme
dommageable tandis que les Etats-Unis se mettaient à jouer
les phantasmes hégémoniques -voire la paranoïa- du
pouvoir impérial. La fenêtre de la chance des années 1980,
ne fut pas utilisée pour réformer ou démocratiser les Nations
unies ou créer l’autorité mondiale qui aurait géré l’abolition
des armes nucléaires. Avec la montée de la Chine, et la
Russie de plus en plus autoritaire et sur la défensive, les
démons de la politique de puissance mondiale sont à
nouveau sortis du placard.

Aujourd’hui le monde est confronté à des dangers instables
qui exigent des progrès vers un gouvernement mondial :
l’échec de cinquante ans de non-prolifération des armes
nucléaires, la menace terroriste, la concurrence pour les
réserves restantes de pétrole, le besoin de structures de
sécurité régionales et un véritable maintien de la paix pour
surmonter la violence dans des régions en pleine
désintégration comme le Moyen-orient. Et de plus le
changement climatique menace la survie de l’humanité
d’une façon qui ne peut pas être combattue par des réponses
nationales.

Notre monde du vingt et unième siècle est, économiquement
et culturellement, un monde qui se globalise ; mais les
institutions de la gouvernance mondiale n’ont pas suivi. La
mission de l’Europe, c’est d’appliquer au monde les
méthodes utilisées pour son propre salut : le développement
progressif des institutions fédérales pour créer une zone de
paix et de prospérité partagée. En Irak elle a rejeté cette
première occasion essentielle de se dresser pour le règne de
la loi globale.

Le changement climatique présente un défi existentiel plus
fondamental pour toute l’humanité ; tout comme deux
guerres mondiales avaient confronté l’Europe avec un défi
existentiel de créer de nouvelles institutions et de former de
nouvelles relations les uns avec les autres. Maîtriser le
changement climatique requiert un gouvernement global
effectif : des institutions qui incarneront les engagements à
réduire les émissions de gaz à effet de serre au niveau
nécessaire pour arrêter le changement climatique, exécuter
et prendre les décisions, les faire appliquer, juger les conflits
et contenir un élément démocratique qui implique la
responsabilité et mobilise l’opinion derrière le règne de la
loi.

Avec l’Amérique impériale qui fait obstruction ou agit à
contre cœur, l’Union européenne doit montrer le chemin,
chercher des partenaires dans le sud du globe pour un
accord climatique juste et équitable qui permettrait aux pays
les plus pauvres d’avoir leur part d’un développement
durable. Tout comme six pays furent les pionniers de
l’Union européenne par la Communauté du charbon et de
l’acier, de même une « communauté d’Etats de bonne
volonté en matière climatique » pourrait ouvrir la voie et
plus tard, attirer tous les membres des Nations unies. Et ceci
pourrait ultérieurement offrir un modèle pour une
gouvernance globale plus large.

En ce qui concerne l’appel personnel d’Altiero, je ne peux
pas prétendre avoir consacré toute ma vie à la lutte pour le
gouvernement mondial. Mais dans les années 1980 il me
semblait que l’Inde et l’Europe ensemble, deux grandes
démocraties fédérales du Sud et du Nord du monde
pourraient fournir le moteur, comme la France et
l’Allemagne furent le moteur de la Communauté
européenne. J’explorai cette possibilité avec des hommes
politiques indiens dont la réponse fut « oui, mais pouvez-
vous trouver des leaders européens-clefs ? » L’ancien
Comité Monnet existait encore. Je ne pus pas les persuader
de donner à cette idée une priorité essentielle.

Aujourd’hui, une fois de plus, je crois que l’Inde et l’Europe
pourraient être des acteurs de premier plan dans la
construction d’une « Communauté climatique mondiale ».
Une réunion privée d’Indiens et d’Européens de premier
plan à Postdam en octobre 2007 pourrait être un test.
Aurons nous le zèle et l’habileté de réussir un coup à la
Spinelli, une décision catalytique qui jouerait un rôle utile
dans le progrès global vers un gouvernement mondial ?

P.-S.

Christopher LAYTON

Ancien Chef de cabinet d’Altiero Spinelli à la
Commission européenne

Président de Action for Global Climate Community

Article publié avec The Federalist Debate - Turin

Traduit de l’anglais par Joseph MONTCHAMP - Lyon