Au nom du sionisme

, par Uri Avnery

Israël est un Etat sioniste. Chacun le sait. Il n’y a pas de politicien (juif) en Israël qui rate une occasion de le répéter. Quand nous avons célébré le 62° anniversaire de l’indépendance, nous avons été submergés par un déluge de discours patriotiques. Chacun des Cicéron, sans exception, a déclaré son engagement total en faveur du sionisme. En fait, quand il s’agit du caractère sioniste d’Israël, il existe un accord complet là-dessus entre les leaders d’Israël et leurs ennemis. Le bavard iranien déclare à chaque occasion sa conviction que le « régime sioniste » disparaîtra. Les Arabes qui refusent de prononcer le nom d’Israël parlent de « l’entité sioniste ». Le Hamas et le Hezbollah condamnent l’ « ennemi sioniste ». Mais aucun d’entre eux -amis ou ennemis- n’explique clairement ce que cela signifie. Que fait l’Etat dans un Etat « sioniste » ?

Pour moi c’est du chinois. Je veux dire que chacun sait que la Chine est un pays « communiste ». Amis et ennemis parlent d’une « Chine communiste » comme de quelque chose d’évident. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Qu’est-ce qui fait qu’elle est communiste ? Quand j’étais jeune, j’ai appris que communisme signifie nationalisation (ou socialisation) des moyens de production. Cela décrit-il la réalité en Chine ? Ou plutôt exactement le contraire ? Le communisme visait à créer une société sans classes conduisant à la fin au « dépérissement » total de l’Etat. Cela est-il en train de se produire en Chine ? Ou bien une nouvelle classe de magnats capitalistes est-elle en train de naître pendant que des centaines de millions végètent dans une pauvreté absolue ? Le Manifeste communiste déclarait que le prolétariat n’avait pas de patrie. Mais la Chine est aussi nationaliste que tout autre pays sur le globe. Alors que reste-t-il du communisme en Chine ? Uniquement le nom qui sert de couverture à un groupe de dirigeants puissants qui utilisent le Parti communiste comme un moyen pour maintenir un pouvoir despotique. Et, bien sûr -les cérémonies, symboles et drapeaux que Karl Marx aurait appelé « l’opium du peuple ».

Et revenons du Manifeste de Marx et Engels à « l’Etat juif » de Théodore Herzl, le « visionnaire de l’Etat » officiel. La vision sioniste de Herzl était assez simple : les Juifs, tous les Juifs, doivent aller dans l’Etat juif. Ceux qui ne le feront pas seront Allemands, Britanniques, Américains ou membres de toute autre nation, mais, définitivement, non Juifs. A l’école sioniste, en Palestine, on nous apprenait que l’essence du sionisme c’était la négation de la Diaspora (qu’on appelle l’exil en hébreu). Pas seulement la négation physique, mais aussi mentale. Il ne s’agit pas seulement de l’exigence que chaque Juif vienne au pays d’Israël, mais de la répudiation totale de toute forme de vie juive en exil, de leur culture et de leur langage (Yddish/Juif). La pire chose que nous puissions dire à propos de quelqu’un, c’était de l’appeler « Juif de l’exil ». Les propres écrits de Herzl, par endroit, exhalent une forte odeur antisémite. Et voilà, Israël « sioniste » étreint la Diaspora, aime la Diaspora, embrasse la Diaspora. L’exécutif sioniste envoie des émissaires aux communautés juives à travers le monde pour renforcer leur « culture juive ». Les leaders de « l’Etat sioniste » dépendent, dans une large mesure de la Diaspora et l’utilisent pour leurs propres besoins. L’AIPAC (les Juifs en exil) assurent la sujétion du Congrès des Etats-Unis à la volonté du gouvernement israélien. La Ligue anti-diffamation (qu’il conviendrait plutôt d’appeler la « ligue de la diffamation ») terrorise les médias américains pour empêcher toute critique de la politique israélienne. Par le passé, L’United Jewish Appeal était essentiel pour le bien-être économique d’Israël. Pendant des années, la politique étrangère d’Israël a été basée sur la puissance de la communauté juive « exilée » aux Etats-Unis. Chaque pays, de l’Egypte à l’Ouzbekhistan, savait que s’il voulait être aidé par le Congrès américain, il devait d’abord obtenir le soutien d’Israël. Pour pouvoir accéder au Sultan américain, ils devaient d’abord passer par le gardien israélien.

Qu’a tout cela à voir avec le sionisme ? Qu’est-ce qui est resté du sionisme, excepté le fait historique que le mouvement sioniste a donné naissance à Israël ? Des platitudes vides et un instrument pour réaliser des objectifs tout à fait différents. A l’intérieur de notre système politique, le sionisme sert des objectifs divers et contradictoires. Si l’on parle en Israël de « sionisme », on veut dire « non-arabe ». Un Etat « sioniste », cela signifie un Etat dans lequel des citoyens non-juifs en peuvent pas être des partenaires à part entière. Quatre vingt pour cent des citoyens d’Israël (les Juifs), disent aux vingt pour cent des autres (les Arabes) : « l’Etat appartient à nous, pas à vous ». L’Etat construit des implantations dans les territoires occupés parce qu’il est sioniste. Il construit à Jérusalem Est parce qu’il est sioniste. Il discrimine ses citoyens arabes dans presque tous les domaines parce qu’il est sioniste. Il maltraite les réfugiés africains qui réussissent à atteindre ses frontières parce qu’il est sioniste. Il n’y a aucun acte lâche qui ne puisse être enveloppé dans le drapeau sioniste. Si le Dr. Samuel Johnson vivait en Israël aujourd’hui, il dirait : « le ‘sionisme’ est le dernier refuge pour un coquin ».

La « gauche sioniste » brandit aussi ce drapeau pour montrer comment elle est patriotique. Par le passé, elle l’utilisait essentiellement pour garder ses distances par rapport à la gauche radicale qui luttait contre l’occupation et pour la solution des deux Etats.

Aujourd’hui, après que la « gauche sioniste » ait elle aussi adopté ce programme, elle continue à brandir le drapeau sioniste pour se différencier des partis « arabes » (y compris le parti communiste, dont 90 % des votants sont arabes). Au nom du sionisme, la « gauche sioniste » continue à rejeter toute possibilité d’inclure les partis arabes dans un futur gouvernement de coalition. Il s’agit d’un acte d’auto-mutilation, dans la mesure où il empêche par avance toute possibilité pour la « gauche » de revenir au pouvoir. C’est une simple arithmétique. Le résultat, c’est que la « gauche sioniste » a pratiquement disparu.

La manière dont la droite israélienne utilise le drapeau sioniste est bien plus dangereuse. Dans leurs mains, il est devenu une bannière de haine à l’état pur. Il y a des années, l’épidémie de « répondeurs » s’est répandue. Des personnes non identifiées remplissent le cyberespace de leurs épanchements. Ici et là un citoyen libéral envoie quelques remarques intéressantes. Mais l’immense majorité des répondeurs appartient à l’extrême droite et ils s’expriment dans un style évocateur des périodes les plus noires du siècle dernier. L’appellation de « traître » pour les « gauchistes » est la plus modérée dans ce vocabulaire et la revendication de leur exécution est devenue banale. (Quand il arrive que mon nom soit mentionné sur l’un de ces sites web, il attire derrière lui une série de douzaines et parfois de plus de cent épithètes de réponses vomissant la haine à l’état pur. Tout cela au nom du sionisme). Le public s’est habitué à ce phénomène et il tend à l’ignorer. Ils pensent que les répondeurs appartiennent au milieu politique ainsi qu’à la celui des colons fanatiques assortis de groupes de droite marginaux. Mais sont-ils encore « marginaux » ? Ou bien se rapprochent-ils du centre de la scène ?

Récemment, le public a été exposé à une chanson qui allumait des lumières rouges de partout. Un chanteur populaire du nom de Arnir Banyon avait décidé de dire à ces gauchistes exactement ce qu’il pensait d’eux. En voici quelques échantillons de choix : « Je défends les enfants / Je risque ma vie pour votre famille / Et vous me crachez à la figure / Après que les ennemis de l’extérieur n’aient pas réussi à me tuer / Vous êtes en train de me tuer de l’intérieur /. » « Je suis en train de prendre d’assaut les lignes de l’ennemi / Avec mon dos exposé à vous / Et vous aiguisez le couteau. » « Je suis votre frère, vous êtes l’ennemi / Quand je pleure, vous riez derrière mon dos / Vous êtes en train de me livrer à l’étranger... Vous êtes en train de me tuer ! » A ce propos, ceux qui ont diffusé ce chef-d’oeuvre ont oublié que l’auteur, celui qui « risque sa vie » et « monte toujours à l’assaut », n’a jamais servi dans une unité de combat. En fait il a été renvoyé de l’armée après trois jours (!) en raison de problèmes de drogue. Il est devenu plus tard un Juif pieux et rejoignit Chabad, la secte du rabin loubavitch ultra-nationaliste qui n’a jamais visité Israël.

Les mots « en train de me livrer à l’étranger » sont l’accusation la plus sérieuse dans la tradition juive. Le moser (celui qui livre) était un Juif qui trahit un autre Juif aux autorités des Gentils et il méritait la mort. C’est précisément cette accusation qui a scellé le destin d’Yitzak Rabin. Dernièrement c’est devenu l’accusation principale hurlée par les fascistes israéliens contre la gauche. Récemment, une campagne extrémiste de provocation a été lancée contre le New Israel Fund, une institution basée aux Etats-Unis qui soutient plusieurs ONG de gauche en Israël. Ce fonds est accusé de financer des organisations qui « ont aidé le juge Goldstone », le « Juif antisémite » qui est en train de diffuser des mensonges méprisables contre l’Etat sioniste. (Révélation : l’organisation dans laquelle je suis actif, Gush Shalom, qui dévoile aussi les crimes de guerre, n’a jamais reçu un sou). Anat Kam, un soldat qui a « volé » des documents secrets au commandement de l’armée et a aidé Haaretz à dévoiler un crime de guerre, a aussi été accusée de « servir l’ennemi ». Elle a été inculpée pour « espionnage aggravé », crime relevant d’une sentence de mort. « Traîtres », « Agents de l’ennemi », « Destructeurs de la patrie », « Couteau dans le dos » -ces épithètes sont en train de devenir une partie du discours dominant en Israël. On ne devrait pas les écarter. Il n’y a pas si longtemps, c’est justement un tel discours qui a conduit à des tragédies historiques en Europe.

P.-S.

Uri AVNERI
Journaliste au quotidien Ma’ariv - membre fondateur du Conseil israélien de la paix israélo-palestinienne et Gush Shalom (Bloc pour la paix), Mouvement pacifiste indépendant - Membre honoraire de la Knesset durant trois législatures - Premier israélien à rencontrer en 1928 Yassser Arafat

Article publié en commun avec The Federalist Debate - Turin

Traduit de l’anglais par Jean-Luc PREVEL - Lyon

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