Complexités israéliennes : le mythe du citoyen-soldat

, par Maurice Braud

Alors que le bruit des missiles puis des bottes résonnaient
à Gaza et à ses alentours, paraissait à Paris une livraison
de la revue Les Temps Modernes, fondée naguère par
Sartre et Beauvoir, qui mérite que les fédéralistes s’y
arrêtent un instant [1]. Centré sur « la sexagénaire
jeunesse d’Israël », ce premier tome de mélanges permet
de rendre compte de l’extraordinaire complexité de la
société israélienne et des difficultés soulevées par son
développement dans la région.

Il ne s’agit pas ici ni d’absoudre ni de dénoncer tel ou tel.
Le travail qui doit être le nôtre est d’abord de comprendre,
de vérifier que nos solutions fédéralistes, ici comme
ailleurs, sont pertinentes et, enfin, d’examiner les
conditions et les voies, notamment politiques, de leur
application.

La lecture de ce numéro des Temps Modernes est un
outil, parmi d’autres, de cette nécessaire et première
étape de compréhension. Cette livraison est divisée en
trois principales parties : la première est consacrée à
Tsahal et à son enracinement dans la société israélienne,
la seconde présente plusieurs aspects de la culture
israélienne d’aujourd’hui, enfin la troisième examine plus

spécifiquement la société politique israélienne. Chacune
de ces trois parties regroupe des articles de différentes
natures : entretiens, extraits de film, souvenirs, analyses
plus universitaires. L’ensemble ne prétend nullement à
l’exhaustivité, il présente avec nuances trois aspects
contemporains d’une société vivante et multiforme.

Parmi les différents articles et entretiens consacrés à
Tsahal et aux forces armées, j’attire particulièrement
l’attention sur l’article de l’universitaire Yaguil Lévy sur
« Le décès du citoyen-soldat ». L’armée occupe en effet
une place très importante — y compris politiquement — dans
la société israélienne depuis 1948, à partir d’un modèle
« d’armée du peuple » inspiré de l’exemple républicain
français. « Le civil est un soldat en permission annuelle
de onze mois » affirmait ainsi dans les années 1950 le
chef d’état-major des Forces de défense d’Israël (IDF).

Partant de cet âge d’or du début des années 50, où
l’armée était à la fois le ciment et l’expression de la jeune
nation face aux risques d’agressions extérieures, Yaguil
Lévy en analyse finement les changements et les
mutations. Constituée et soudée par un système de
conscription généralisée, pour les hommes comme pour
les femmes, cette armée était construite autour du noyau
d’une petite armée régulière de conscrits, encadrée par
un corps d’officiers et d’un personnel de carrière, à
laquelle était adjointe une importante armée de réserve.
Yaguil Lévy souligne que cet ensemble était
ethniquement soudé et conduit par le groupe social
dominant des hommes ashkénazes laïcs de la classe
moyenne.

À partir de 1973 (Guerre du Kippour), et plus encore avec
la première guerre du Liban (1982), commence selon
Yaguil Lévy le lent déclin du statut social des IDF.
L’incapacité de l’IDF d’anticiper l’offensive syro-
égyptienne de 1973, l’occupation à partir de 1982 d’une
partie du territoire libanais, enfin l’Intifada à partir de 1987
entamèrent singulièrement le prestige de Tsahal et
permirent à tous de mesurer son incapacité à résoudre
dans la durée le problème palestinien. En conséquence,
le bénéfice symbolique que l’on pouvait retirer d’un
engagement dans l’armée tendait à être moindre, en
premier lieu pour les enfants des classes moyennes. Les
années 80 et 90 ont donc vu une « crise des
motivations » chez les enfants de la classe moyenne
laïque, ces derniers étant alors remplacés par des
groupes relégués précédemment dans des rôles
marginaux dans l’armée : Orientaux, jeunes issus de
famille religieuse et nouveaux immigrants, originaires de
l’ex-URSS ou d’Ethiopie.

D’armée du peuple, l’IDF deviendrait ainsi peu à peu une
« armée de la périphérie ». L’affaiblissement de l’impératif
du service obligatoire et, d’autre part, la nécessité
d’améliorer le professionnalisme global des armées pour
répondre aux augmentations de capacité des forces
adverses (la seconde Guerre du Liban de l’été 2006 l’a
démontré) conduisent l’IDF sur la voie empruntée déjà
par la plupart des armées occidentales, caractérisée par
un recrutement sensiblement différent, l’abandon
progressif de la conscription et par une
professionnalisation accrue. Si cette évolution se
confirme, cela ne manquera pas d’avoir à terme un
impact sur le reste de la société israélienne.

L’intérêt de cette livraison des Temps Modernes est
justement de mieux nous permettre d’apprécier les
évolutions en cours et en profondeur de la société
israélienne. C’est une nécessité avant de prétendre
apporter la moindre solution dans la zone.

Notes

[1Les Temps Modernes, n°651, novembre-décembre 2008, 63ème année, € 18,50 le numéro, dans les bonnes librairies