Le Billet de Jean-Pierre GOUZY

Do not disturb !

, par Jean-Pierre Gouzy

Surtout, ne pas déranger ! Telle est l’obsession de ceux qui
prétendent « faire l’Europe » au plus haut niveau, sans se résigner
vraiment à l’abandon de leurs prérogatives nationales souveraines
et sans même se rendre compte que, dans de telles conditions, cette
prétention devient une véritable gageure… Surtout, quand il
convient, comme c’est le cas, de tenter péniblement de sortir le
lourd charroi communautaire de l’enlisement provoqué par la plus
grave crise économique et financière qu’il ait été donné à notre bas
monde de connaître depuis 1929/1931. Alors que la croissance
repart aux Etats-Unis et en Chine, les Européens continuent à
piétiner malgré les louables efforts qu’ils ont développés ces trois
dernières années pour faire face, dans un contexte de récession ou,
au mieux, de stagnation à l’accumulation de leurs dettes
souveraines, de leurs déficits publics, de leurs errements bancaires,
de leur absence de compétitivité. Aujourd’hui, si la courbe du
chômage ne parvient pas à s’inverser, c’est le modèle social
européen, lui-même, qui menace d’être remis en cause. Telle est la
réalité, même si nul ne veut en faire les frais.

Face à cette réalité, nos leaders, quels qu’ils soient, réagissent en
restant dans leur logique nationale, en fonction d’échéanciers
politiques nationaux. Pour le reste, en dehors de petits
arrangements factuels auxquels il faut savoir consentir entre
collègues, la réponse demeure immuable : « Do not disturb ! ».

Dans un tel contexte et avec un tel état d’esprit, il est déjà presque miraculeux que les pays de l’eurozone puissent parvenir à se doter de mécanismes nouveaux qui leur permettent de surmonter, tant bien que mal, les accès de fièvre économique et financière, en voulant même donner le sentiment qu’on ne retombera plus désormais dans les divagations du passé. C’est ainsi qu’après des mois et des mois de palabres, l’eurogroupe a fini par accoucher le 13 décembre dernier d’un projet de supervision bancaire qualifié par certains « d’évènement historique », tout en sachant qu’il ne sera pas opérationnel avant le printemps 2014 et que la Banque centrale européenne (la vraie « Draghi Bank ») ne contrôlera que les banques dites « systémiques », les superviseurs nationaux continuant à exercer leur surveillance sur les établissements considérés comme « non-significatifs ». Le contrôle bancaire supranational concernera donc directement 150 à 200 établissements triés sur le volet, mais non l’ensemble des exploitations bancaires de la zone euro : 6.000 comme précédemment claironné. Sur ce point sensible, l’exigence Merkel a fini par s’imposer comme ce fut le cas d’ailleurs à propos des
projets de « mutualisation » de la dette.

Le Conseil européen des 13, 14 décembre, par ailleurs, a
renvoyé à plus tard l’essentiel des grandes décisions qu’il
était censé devoir prendre. Comme l’a dit excellemment
un correspondant de presse, par rapport aux ambitions
proclamées, il restera dans la petite histoire « le Sommet
de l’inabouti ». Bien dit !

Herman Van Rompuy, Président permanent du Conseil
européen, avait été chargé par ses pairs, de leur
présenter une « feuille de route » indiquant les grands
axes possibles des futures orientations communautaires.
Or, toute idée de réforme en l’état des traités a été
écartée. Le statu quo institutionnel est donc confirmé. Il
faudra qu’Herman « revoie sa copie » en conséquence, en
vue du « Sommet » de Juin 2013. Ce qui lui permettra
« d’affiner » sa pensée dans la perspective 2014, année
des élections européennes. Dans un article intitulé
« aimez-vous le caramel mou », paru dans un de nos
quotidiens et diffusé par le Spinelli Group, la députée
européenne, Sylvie Goulard, réputée pour avoir la dent
dure, pose à ce propos une question irrévérencieuse mais
judicieusement pertinente. Si, en effet, comme l’écrit M.
Van Rompuy, « la légitimité démocratique et la
responsabilité politique doivent intervenir au niveau où
les décisions sont prises » une question vient à l’esprit :
qui contrôle le Conseil européen, ce monarque collectif
qui décide derrière des portes closes sans tolérer le débat,
ni rendre des comptes et ne peut jamais être renversé ?
La légitimation indirecte de ses membres lors des
élections nationales séparées, où il n’est guère question
d’Europe ne suffit plus ».

En fait, l’actualité ne cesse de fournir des arguments aux
fédéralistes… Une « Union politique » tant soit peu
fédérale ne naîtra pas plus « après 2014 » qu’elle ne
s’imposerait clairement aujourd’hui à la suite de je ne
sais quelle énième pantalonnade intergouvernementale,
sortie d’un « Sommet » entre souverains comptables des
intérêts dominants des États qu’ils représentent. Elle
naîtra d’un affrontement constitutionnel à l’occasion
duquel le peuple des nations européennes prendra
conscience de son existence, en tant que tel. Pour le
moment, le rapport de forces qui provoquera ce rendezvous
avec l’histoire n’est pas encore évident, en
l’absence, notamment, d’un rassemblement fédéraliste
suffisamment prégnant, même s’il existe à l’état
potentiel. Toute la question est de réunir les éléments qui
devraient lui permettre de s’affirmer comme une force
réelle.

S’il fallait d’ailleurs un dernier exemple pour justifier
notre conviction, nous le trouverions dans le débat
budgétaire européen fondamental qui s’annonce pour la
période 2014/2020. L’Union des États détient la clé du
coffre commun, l’unanimité entre les souverains étant
toujours de règle quand il s’agit des « gros sous ». Le
budget européen, tel qu’il vient d’être bouclé pour 2013,
ne représente plus, en effet, que 0,99 % du revenu
national de l’Union, en termes de crédits de paiements.
Malgré les dégâts infligés par la crise aux pays de
l’Union considérés dans leur ensemble, ce pourcentage
est en baisse par rapport à 2012. Ce n’est donc plus,
apparemment, au niveau européen global que les États
semblent vouloir, pour le moment, affronter, en priorité,
les difficultés du temps. Si un tel constat devait se
confirmer lors de la très prochaine programmation
budgétaire pour la période 2014/2020, la construction
européenne serait condamnée à faire longuement du
surplace. Non seulement, les ressources propres
significatives ne seraient pas au rendez-vous pour
permettre à l’Union en tant que telle d’être légitimement
opérationnelle, mais cette même Union se condamnerait
à une renationalisation rampante, faute de disposer de
ressources nécessaires à tout nouveau développement
supranational. Le Comité économique et social européen
et le Comité européen des régions devraient être les
premiers à dénoncer le péril et intervenir en
conséquence. Quant au Parlement européen, en tant que
colégislateur, il est au pied du mur face aux
responsabilités budgétaires qui sont les siennes. De
même, on est en droit d’attendre un débat public
conséquent sur la révision des traités, dans la perspective
des élections européennes de 2014. L’actuel Parlement
européen osera-t-il l’engager ? Ou bien, comme on peut
le craindre, la règle tacite du « Do not disturb »
continuera-t-elle à prévaloir ?