Emmanuel Todd ou le retour à avant 1914 ?

, par Rémi Busnel

S’il fallait caractériser d’un mot les temps que nous vivons en Europe, ces jours-ci, le premier qui me viendrait à l’esprit serait certainement « confusion »… Rarement, le sujet européen dont la connaissance qu’en ont nos concitoyens ne figure guère parmi la plus développée, n’aura donné lieu à tant de déclarations croisées extrêmes et contradictoires : certains classés parmi les « européistes » prônant l’exclusion d’un État- membre, et non pour cryptofascisme ordinaire à la Victor Orban, mais pour dette et vote démocratique excessifs ! D’autres malheureusement nombreux parmi nos soi-disant élites, profitant de l’acharnement idéologique des principaux dirigeants des États de l’Eurogroupe, vitupérant contre une Europe nécessairement anti-démocratique parce que fondamentalement pensée pour l’intérêt principal du capitalisme financier… Comment dans ces conditions, comprendre où est le vrai ? Retrouver ses marques idéologiques ? Ne pas se jeter dans les bras du premier nationaliste qui passe ?… Mais, le pire reste d’entendre ou de lire, certains qui, par leurs fonctions savantes ou scientifiques, devraient avoir pour tâche d’éclairer l’opinion, se laisser aller au délire le plus irresponsable par simple addiction à la drogue « médiatique » ! Ainsi en est-il de l’éminent et célèbre historien et anthropologue Emmanuel Todd qui s’est répandu en propos « essentialistes » sur les positions des politiciens allemands sur la crise grecque, les assimilant « nécessairement » à leur origine luthérienne psycho-rigide d’Allemagne du Nord ou catholique, fondamentalement inégalitaire et autoritaire d’Allemagne du Sud...

Il se trouve qu’en plus, Emmanuel Todd, persiste et signe : je venais justement d’achever la lecture de son dernier livre paru le 7 mai dernier : « Qui est Charlie ? » lequel avait déjà déclenché une énorme polémique. J’avoue qu’ayant apprécié la finesse d’analyse de ses anciens ouvrages, j’avais précédemment utilisé ses écrits dans le cadre de mes recherches en histoire des sciences religieuses et des laïcités.... et j’avoue également être tombé de haut comme lui d’ailleurs, puisque comme disaient les anciens romains : « La roche Tarpéenne est proche du Capitol ! »...

À l’instar d’Alain Finkelkraut, Emmanuel Todd fait effectivement partie de ces intellectuels à la mode, régulièrement invités sur les plateaux médiatiques pour pourfendre la pensée unique par une contre pensée devenant à son tour unique, ce qui est le propre de la mode. Dans son cas, la consultation régulière de ses oracles remonte à 1976 où dans un ouvrage faisant sensation : La chute finale – Essai sur la décomposition de la sphère soviétique, il avait prédit avec plus d’une décennie d’avance la « fin de l’Empire soviétique »… Il est vrai qu’un peu plus tard au début des années 1980, j’avais lu un roman de politique fiction portant ce titre, et qui prévoyait la même chose, mais un romancier, ce n’est pas aussi sérieux qu’un historien de la famille (et non, un démographe comme le présentent les journalistes)… Mais qui ne prophétise pas dans notre civilisation, et notamment nos médias qui passent leurs temps à demander à leurs invités « toujours experts » ce qui va se passer demain ? !

Plus sérieusement, il me paraît donc important de reprendre les critiques formulées sur la méthode utilisée par Todd, par de vrais démographes qui remettent en cause ses conclusions. Et notamment, François Héran, ancien Directeur de l’Institut National d’Études Démographiques (INED), cité par Joseph Confavreux dans son excellent article de Médiapart daté du 8/5/2015 : « Emmanuel Todd est titulaire d’une thèse d’anthropologie historique menée à Cambridge. C’est un historien de la famille et non un démographe à proprement parler. Il est dommage qu’il ne soumette pas ses publications au jugement des pairs dans des revues scientifiques. Le Rendez-vous des civilisations fait exception : c’est un excellent livre, à la fois documenté et novateur, où le souffle indéniable de Todd se combine à la science de Youssef Courbage, spécialiste reconnu de la démographie du monde arabe. Combinaison très productive. En revanche, quand il est livré à lui-même, Todd manque de méthode. Pour établir les conclusions qu’il avance dans son ouvrage, il faudrait manier une analyse démographique et statistique autrement plus poussée. Le rapprochement direct de deux cartes ne suffit pas à démontrer un lien de causalité. Les corrélations qu’il établit entre la carte des pratiques religieuses anciennes et la carte des manifestations sont correctes, mais elles ne permettent pas de conclure que les unes commandent aux autres. Deux cartes ou deux séries de nombres peuvent se ressembler sans être nécessairement liées, pour peu qu’interagissent d’autres variables. C’est l’objet d’une technique complexe, qu’on appelle l’’analyse spatiale’ et que Todd ignore. Avec sa méthode, on montrerait aisément que le vote aux extrêmes est lié aux températures extrêmes et qu’il s’acclimate ensuite aux aires plus tempérées. Il faut aussi étudier les interactions entre les variables. »

Bornons-nous donc à lire Todd dans sa spécialité : l’histoire. Mais, là aussi, il y a beaucoup à dire. Notamment, sur l’usage là aussi abusif des cartes et de leur coloriage...

En comparant des cartes de France remontant à la Révolution [1] ou aux votes des Français à la fin du XIXè siècle et au XXè siècle, Emmanuel Todd affirme la concordance d’opinion de populations selon qu’elles appartiennent à des zones anciennement christianisées ou déchristianisées. Ce concept de « christianisation » ou de « déchristianisation » reprend les hypothèses qu’avait analysées en son temps (1955-1956) Gabriel Le Bras [2] et que Todd reprend comme des faits avérés. Or, il se trouve que depuis les travaux de G. Le Bras, la recherche historique a considérablement avancé et que le principe de « déchristianisation » est remis en question. Par ailleurs, on ne peut pas parler indifféremment du catholicisme, sans préciser à quelle époque, on se rapporte et quelle population le pratique, notamment la cléricature ou les fidèles ou le peuple... Mais surtout comment peut-on passer sous silence que le catholicisme, jusqu’en 1789 à minima, a été la religion du pouvoir en France, et que donc, son imposition était le pouvoir lui-même, c’est à dire absolu et incontestable. Faut-il rappeler ce qui est arrivé au Chevalier de la Barre pour lequel Voltaire s’est tant engagé ? Quel a été l’horreur de son supplice pour le simple fait de ne pas s’être découvert devant une procession ? Alors imaginons comment un simple paysan ni noble, ni libertin pouvait ne pas être un bon catholique !

Par ailleurs, sans même citer les travaux de François André Isambert sur la « religion populaire » [3], il est courant de montrer comment le catholicisme a su intégrer les croyances populaires et s’est remarquablement adapté au contexte local quelque soient les continents dans lesquels il était imposé. Mais pour revenir à la France et à son histoire, en se plaçant du côté du peuple dit « christianisé » ou dit « déchristianisé » et non des clercs qui le dirigeaient, comment peut-on mélanger tous les peuples de la Gaule romanisée ou de l’ancienne Francie sous cette même binarité ? Chacun des peuples de l’empire ou du royaume se sont adaptés différemment à cette « imposition » de la religion, donc du pouvoir de l’empereur ou du roi. En pays celte, par exemple, la religion catholique a remplacé systématiquement les divinités et les bretons ont complètement « syncrétisé » la religion nouvelle, donc en apparence, l’ont adopté sans problème. En pays occitan, c’est à dire romanisé très tôt ; la religion catholique faisait partie de la culture romaine. On ne peut donc pas mélanger dans une même couleur et sur des cartes remontant à la révolution ou au XIXé siècle, des peuples appartenant au centre ou à la périphérie de la Chrétienté, en prétendant que ces gens sont de culture « catholique » alors que clairement, ils ne pratiquaient pas le même catholicisme « populaire ». De même, pour les régions du centre du royaume de France que Todd qualifie de « déchristianisée » au XVIIIè siècle, il y a toujours eu dans ces régions, une résistance populaire « païenne » au catholicisme du pouvoir royal. Certes, il ne s’agissait de résistance frontale comme on l’imagine à notre époque, mais que dire des pratiques de sorcelleries courantes dans des régions comme le Berry par exemple ?

En réalité, le terme même de « christianisation » ou surtout de « déchristianisation » n’a pas de sens en soi dans un passé « impérial romain » ou « royal français » où depuis l’empereur Théodose qui le décréta religion d’État, le christianisme est le fondement même du pouvoir. Car, de Théodose jusqu’à Louis XVI, le fondement du pouvoir est identique : la souveraineté de Dieu. Et c’est ici, que se noue la problématique qui oppose Todd au projet fédéral européen. Car, cette fameuse « souveraineté » si chère aux nationalistes de tout bord, et dont chaque perte de parcelle est vécue comme une livre de chair absorbée par le moloch européen, que signifie-t-elle aujourd’hui par rapport au sens cohérent qui fut le sien pendant une dizaine de siècles ?

En effet, Dieu par définition est tout puissant. Sa souveraineté est l’expression de cette toute puissance. Mais à partir du XVè siècle commence la grande Révolution occidentale que chaque historiographie nationale va réduire au champ étroit de son territoire en la présentant comme unique et surtout initiatrice : nous aurons ainsi la Réforme protestante au XVIè siècle (ou la révolution allemande), puis la révolution anglaise au XVIIè siècle, puis les révolutions américaine puis française au XVIIIè et jusqu’à la révolution russe au XXè siècle. Sachant que chacune d’entre elles ont des durées différentes plus ou moins longues ; on peut ainsi considérer que l’octroi du droit de vote aux femmes, ou aux indigènes lors de la décolonisation clôt provisoirement la révolution française… Bref, cette grande révolution occidentale inverse totalement la pyramide du pouvoir : la souveraineté de Dieu est transférée au Peuple, … ou à l’Individu, … ou à la Nation ! Car, si on s’accorde bien sur le transfert, le débat n’est pas clos sur le bénéficiaire. Et les conséquences sont fondamentalement différentes. En France, c’est la thèse de l’Abbé Sieyes de la souveraineté de la Nation qui a prévalu, malgré les apparences. C’est à dire le transfert à une personne morale désincarnée, c’est à dire essentiellement à ses représentants qui l’expriment, c’est à dire principalement de nos jours au Président de la République, représentant élu tous les 5 ans après avoir été présélectionné par la classe médiatico-sondagière sur la forme de sa « communication » !!!...

Donc, au final, je ne sais pas si je fais partie des « catholiques-zombies » qui ont défilé le 11 janvier pour défendre la liberté d’expression (même de leurs adversaires pour reprendre la formule attribuée à Voltaire), je ne croyais pas jusqu’à ce que je lise sous la plume de Monsieur Todd faire partie des « antisémites, islamophobes et foncièrement inégalitaires ».... mais je sais bien que la « souveraineté » que m’avait attribué Jean-Jacques Rousseau et fait partager avec mes autres concitoyens, est loin d’être une toute puissance ; qu’elle n’est que la faculté de choisir entre Charybde et Scylla une fois tous les 5 ans ; mais que le candidat finalement élu, lui l’exercera sans grande entrave en se cachant éventuellement derrière ses collègues des autres États européens pour leurs faire endosser ses décisions désagréables !...

P.-S.

Rémi Busnel
Étudiant chercheur en sciences religieuses
à l’École pratique des hautes études (EPHE)

Notes

[1Dans son ouvrage, Après la Démocratie, Paris, éd. Gallimard, 2008, E.Todd constatait que depuis 1791 et la carte établie par l’historien américain Timothy Tackett (La Révolution, l’Église, La France, Éditions du Cerf, 1986, p. 70) pour décrire la répartition du choix des prêtres qui acceptèrent ou refusèrent la Constitution civile du clergé, « une France déchristianisée » s’étendait sur un « bloc central, un Bassin parisien étiré le long d’un axe oblique allant des Ardennes à Bordeaux, auquel il faut ajouter la majeure partie de la façade méditerranéenne » ; « la France fidèle à l’Église est constituée d’une constellation de provinces périphériques, à l’ouest,au nord, à l’est, dans le Massif central et le Sud-Ouest. »

[2Gabriel Le Bras, Études de sociologie religieuse, 2 vol., éd. PUF, Paris « Bibliothèque de Sociologie contemporaine », 1955 ; 1956.

[3François André Isambert, Le sens du sacré : fête et religion populaire, Le sens commun, éd. Éditions de Minuit Paris 1982.

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