Le Regard européen de Michel THEYS

Entre utopies et complot

, par Michel Theys

Il y a, chez le penseur belge Philippe Van Parijs, du Janus. Il y a chez lui à la fois l’accoucheur de mondes meilleurs et l’apprenti sorcier dogmatique qui suscite le noir désespoir. Voici 500 ans, Thomas More publiait à Louvain son petit livre L’utopie. Pour célébrer cet anniversaire, l’Université catholique de Louvain (-la-Neuve) a demandé à Philippe Van Parijs de faire de 2016 une « Année d’utopies pour le temps présent », à savoir d’organiser des événements qui invitent la communauté universitaire à sortir des sentiers battus. Il lui faut, a-t-il expliqué dans un entretien accordé à Guy Duplat du quotidien La Libre Belgique [1], « oser imaginer un monde meilleur, contribuer à le faire advenir et équiper nos étudiants pour qu’ils puissent eux aussi y œuvrer ». Cette initiative est à saluer, tout comme doit l’être la désignation comme « Monsieur Loyal » de l’économiste et philosophe Philippe Van Parijs qui, ainsi que le rappelle le journal, a été à l’origine de nombreux combats utopiques ces dernières années. Nous en retiendrons deux ici, afin de bien faire percevoir les deux faces du Janus…

D’abord, il y a son combat persévérant en faveur de l’allocation universelle, que d’aucuns appellent le revenu de citoyenneté. « Cette idée m’est venue en 1982 », a-t-il déclaré au journal. Vraiment ? Van Parijs serait-il donc l’inventeur de cette belle utopie, comme La Libre le laisse à entendre ? Pas du tout ! N’y voyez toutefois pas une intention maligne du professeur de tromper son monde, mais seulement un exemple très parlant de la décadence d’une presse écrite (et pas qu’elle, d’ailleurs…) condamnée à la superficialité au nom d’une rentabilité de plus en plus illusoire. La phrase qui suit immédiatement en atteste jusqu’à un point qui frise le grotesque puisque Van Parijs discerne la première référence à l’allocation universelle en Belgique dans un « document non signé, rédigé en flamand et confisqué par la police dans les Marolles [2] en 1948, quelques jours après l’expulsion de Marx hors de Bruxelles ». Marx expulsé en 1948, le pauvre : avoir à subir une deuxième expulsion cent ans après la première, voilà qui fait beaucoup pour un seul homme… Non, Philippe Van Parijs est un lettré qui sait fort bien d’où vient l’idée d’allocation universelle, cette utopie née lors de la Révolution française. Même s’il occulte totalement l’apport d’Alexandre Marc et des personnalistes/fédéralistes intégraux de France au cours de l’entre-deux guerres, la conférence qu’il a donnée à Montpellier au début de l’année – et qui est visible intégralement sur YouTube [3] du côté « Agora des savoirs » – montre bien l’immense actualité de cette idée à l’heure où le système de la solidarité fondée sur le travail arrive à ses limites et où les réflexes égoïstes redeviennent une règle mortifère.

Le problème avec Philippe Van Parijs, c’est qu’il est travaillé par une autre utopie, nettement contestable celle-ci. Dans son entretien avec le journaliste Guy Duplat, il rompt une nouvelle lance, en effet, en faveur de l’établissement de l’anglais comme lingua franca, comme langue commune au sein de l’Union européenne (UE). C’est, assène-t-il, une « condition indispensable pour créer un démos européen ». Comment un homme aussi intelligent peut-il soutenir une thèse pareille ? Il convient d’abord de lui signaler que son idée pourrait presque apparaître pittoresque aujourd’hui, alors que les possibilités de voir les Britanniques quitter le navire européen n’ont jamais été aussi grandes. Il resterait bien sûr les Irlandais – et peut-être, un jour ou l’autre, les Écossais – mais rien, vraiment rien, au strict plan européen, ne justifierait que leur idiome soit davantage privilégié que le croate, le basque ou le… néerlandais ! Il faut ensuite lui rappeler un fait d’histoire. Été 1952 : la Haute Autorité – la Commission d’aujourd’hui – de la première Communauté européenne, celle du charbon et de l’acier, s’installe à Luxembourg. Son Vice-président belge, Albert Coppé, un flamand de Bruges – mais c’était un temps où l’élite de la partie nord de ce pays parlait parfois beaucoup mieux le français que certains francophones d’aujourd’hui… – adresse sa première note au président Monnet en néerlandais. Il revendique ainsi d’emblée que le néerlandais devienne, tout comme l’italien, une langue officielle de la Communauté. Son combat n’a pas été vain : sans doute lui doit-on peu ou prou, aujourd’hui, le fait que toutes les langues nationales des Vingt-huit soient reconnues comme langues officielles de l’Union. Ce n’est pas anodin car c’est ce qui différencie radicalement l’UE des organisations internationales. Dans l’Union, un citoyen slovène peut s’adresser à une institution européenne dans sa langue, et il lui sera obligatoirement répondu dans sa langue ! Ce n’est pas le cas dans les organisations internationales classiques, par exemple aux Nations unies où seules six langues officielles prévalent. Donc, la citoyenneté européenne est sexuée linguistiquement ; suivre Van Parijs reviendrait à l’émasculer ! Dans l’Union des Vingt-huit, l’anglais est la lingua franca des élites politico-administratives. C’est par ce biais linguistique que cette élite a « appris » à se parler – se comprendre, c’est autre chose. Dont acte. Mais les citoyens ne sont pas fatalement les élites et n’ont pas tous vocation à le devenir. L’objectif de Jean Monnet, Van Parijs devrait s’en souvenir, n’était pas de coaliser des Etats, mais bien d’unir des peuples. Or, on n’attrape pas plus des mouches avec du vinaigre, la sagesse populaire le dit, qu’on n’attrapera les citoyens avec le seul anglais qui, que Van Parijs le veuille ou non, reste un corps étranger dans la culture de beaucoup de citoyens européens. À vouloir aveuglément l’imposer, les institutions, Commission en tête, ne commettent pas seulement une erreur coupable par rapport aux visées humanistes du projet européen, elles commettent une faute ! Van Parijs aussi.

Mais s’agit-il vraiment d’une erreur coupable et/ou d’une faute ? Ne s’agit-il pas plutôt du fruit d’un complot, en tout cas d’une stratégie mûrement réfléchie dans le monde anglo-saxon ? Ainsi, certains veulent que Président américain Eisenhower aurait, dans les années 1950, voulu que la suprématie politico-économique des États-Unis dans le monde soit consolidée par une offensive culturelle et, partant, linguistique afin de devenir durable. Stratégie incontestablement payante : la culture hollywoodienne triomphe sur tous nos écrans et jusque dans certaines assiettes, grâce à la McDonaldisation. De la sorte, la culture américaine a fait le lit du triomphe de l’anglais dans le monde de l’économie, de la finance, des multinationales et, même, des sciences. Aujourd’hui, un universitaire qui ne publie pas en anglais est voué à l’anonymat, hormis rares exceptions. Revenons à l’histoire. Université de Harvard, le 6 septembre 1943. Ce jour-là, Winston Churchill reçoit un diplôme d’honneur et prononce un discours. Que dit-il ? Que l’anglais, cette langue commune qui a été donnée aux Britanniques et aux Américains, est « un héritage commun sans prix » et qu’il se pourrait bien que cette langue « devienne un jour la base d’une cité commune ». Simple propos de circonstance ? Non, véritable projet politique : « Je ne vois pas, ajoute Churchill, pourquoi nous ne tenterions pas d’étendre notre langue plus loin encore à travers le monde, ni pourquoi, sans chercher des avantages égoïstes sur autrui, nous ne profiterions pas de cette précieuse amitié et de cet héritage ». On est là dans le registre d’une « qualité » reconnue bien volontiers aux Anglais, la perfidie, puisque Churchill ajoute aussitôt qu’Américains et Britanniques devraient étendre l’usage de l’anglais afin qu’ils
puissent, lors de leurs voyages dans le monde, « trouver partout un moyen, aussi primitif soit-il, d’expression et d’entente », ce qui, pour le Premier ministre britannique de l’époque, permettrait aussi de « profiter à bien d’autres races et favoriser le développement d’une structure nouvelle pour le maintien de la paix ». Et Winston Churchill de conclure que « de tels projets assurent des conquêtes plus heureuses que celles que moissonnent les voleurs de territoires ou de pays étrangers, les oppresseurs et les exploiteurs », le tout étant ponctué par un vibrant : « Les empires de l’avenir sont des empires de l’esprit » !

Alors, la question s’impose : l’Europe n’est-elle pas devenue, victime consentante ou, à tout le moins, coupablement ignorante, une partie de cet « empire de l’esprit » ? Et Philippe Van Parijs, qui dirige la Chaire Hoover à l’Université catholique de Louvain, n’est-il pas un… agent contemporain zélé de ce conditionnement de l’Europe et du monde ? Est-il, à ce titre, l’un de ceux chargés de concrétiser la « prophétie » d’un proche conseiller de Tony Blair, Charles Grant, qui avait annoncé au début des années 2.000 dans un opuscule intitulé L’avenir de l’UE : une vision optimiste, le triomphe absolu de la langue anglaise au sein du monde des institutions européennes et assuré que celle-ci serait très vite reconnue langue unique de travail et de communication de l’Union ?

Peut-il y avoir de fumée sans feu ? Peut-être. Que Van Parijs se souvienne toutefois qu’aux Assises, des prévenus se voient parfois condamnés sur la base d’un faisceau de présomptions…