Entretien avec Olivier Giscard d’Estaing

M. Olivier GISCARD D’ESTAING
Ancien Député des Alpes maritimes (Républicain indépendant) - Fondateur du Comité pour un Parlement mondial

Buenos Aires, le 4 octobre 2010

Q. Comment et quand avez-vous rencontré les idées de fédéralisme européen, et mondial, durant votre jeunesse ?

R. Trois générations ont énormément souffert des différentes guerres franco-allemandes, de 1870, de 1914, et de mon vivant, de 1940-1945. Je pourrais ajouter que c’est un miracle que j’aie pu naître après les blessures reçues par mon père durant la 1° guerre mondiale. C’est pour cette raison que je me suis rapproché très tôt après la Libération des mouvements fédéralistes, en l’occurrence les Jeunesses Européennes Fédéralistes (JEF) qui dépendaient à l’époque du Mouvement Fédéraliste Français - La Fédération, dirigé par André Voisin. C’est à ce titre que j’ai été envoyé en mission en Allemagne, à Hambourg, Munich et Cologne, durant les années 1946 et 1947.

Mon premier objectif à l’époque était donc essentiellement la recherche de la paix, grâce à une amitié franco-germanique. Très vite cela s’est déplacé vers la construction d’une Europe unie, telle que le Congrès de La Haye en avait lancé l’idée.

La dimension mondiale m’est apparue plus tard. Je me suis passionné pour les actions de l’ONU, dont j’ai pu mesurer la recherche d’une paix mondiale, tout en reconnaissant rapidement qu’elle ne pouvait maitriser les problèmes économiques et sociaux de la planète.

En fait elle m’est apparue comme évidente après mon élection en 1968 comme député Républicain indépendant des Alpes maritimes. J’ai très vite participé aux travaux des Commissions parlementaires des Affaires sociales, puis des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale.

J’ai commencé à m’intéresser à ce que je pourrais appeler « l’interdépendance des continents » suite à la décolonisation qui a changé les relations internationales, et après les chocs pétroliers, qui ont illustré cette interdépendance économique. De fait, aujourd’hui, la mondialisation influence directement nos niveaux de vie.

J’ai également été très influencé par mon travail au sein du groupe américain IBM. Il y avait déjà dans cette société, à l’époque, un « code éthique » de respect des pays, de leurs différences accompagné par le refus de toute discrimination. Enfin, j’ai également été durant des années l’un des responsables de la Jeune Chambre Economique et j’y ai eu des responsabilités comme Vice-président de la Jeune Chambre Internationale au plan mondial.

La mondialisation vient des entreprises, pas des gouvernements. Ce sont elles qui ont façonné la planète, par leurs exportations, leurs investissements, leurs transferts de technologie, et la novation de leurs produits.

Q. Comment voyez-vous aujourd’hui l’avenir de l’Union européenne ? Vous avez suivi le processus d’intégration européenne dès son début. Pensez vous que nous ayons atteint, avec le Traité de Lisbonne, l’aboutissement du processus d’unification européenne ?

Les fédéralistes le refusent et pensent que d’autres pas restent à franchir.

R. Nous sommes partis de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), ouverte à tous les pays européens, mais à laquelle six d’entre eux seulement ont voulu adhérer (l’Allemagne de l’ouest, la France et l’Italie, et les trois pays du Bénélux). La Grande-Bretagne a refusé la CECA, craignant son caractère supranational, manifesté par la décision de lever des impôts internationaux et par une assemblée parlementaire. La CECA était à l’époque le « noyau dur » de l’Europe occidentale.

Pour ma part, je ne croyais pas à la possibilité d’harmonisation politique sans harmonisation économique. Le processus d’intégration démarré par la CECA se fondait sur une libération des échanges, mais avec la recherche d’harmonisations pouvant la rendre efficace, sans pénaliser certains des partenaires. Le libre échange sans harmonisation, l’EFTA (European Free Trade Association) prônée par l’Angleterre a échoué.

Ce processus évolutif a atteint maintenant le stade de l’Union monétaire et l’euro représente l’élément fédéral de l’Union européenne. L’obligation économique force à empiéter sur le terrain politique, donc à la solidarité, comme nous l’avons vu récemment dans le cas de la crise grecque.

Puis nous avons dû, au fil des années, accepter divers élargissements, que nous n’avons pu refuser ; en particulier, les derniers d’entre eux, à l’Est. Ces nouveaux pays arrivants n’avaient pas, lors de leur adhésion aux Communautés, le même esprit européen que les pays initiaux et fondateurs, mais ils échappaient au système marxiste qui les avait condamnés à de piètres résultats économiques et sociaux et on ne pouvait leur refuser leurs demandes, acceptées après de longues négociations et des périodes d’ajustement…

Aujourd’hui si l’on veut continuer à progresser il faut créer dans la zone euro, une gouvernance économique pour les pays qui ont adopté la monnaie commune. Une autre question sera l’élargissement souhaitable de cette zone.

Au-delà nous aurons toujours sans doute une Europe assez floue. Je ne crois pas, par exemple, à la mise en place d’une véritable politique extérieure commune.

Je suis absolument convaincu du renforcement du « régionalisme » (au plan continental, ou de grands groupes d’Etats) dans le monde pour répondre aux défis que suscite la mondialisation. La création, donc, d’autres grands groupes d’Etats unis sur les divers continents.

Q. Pour en revenir à la dimension mondiale, comment voyez-vous les prochaines étapes ? Vous avez fondé dans les années 1980, un Comité pour un Parlement mondial. Comment voyez vous les possibilités de renforcer, et tout à la fois de réformer et de démocratiser, les institutions de la gouvernance mondiale ?

R. Je vois deux obstacles.

En premier lieu, nous sommes confrontés à une impossibilité de faire évoluer l’Organisation des Nations unies. En particulier il a été impossible d’élargir le Conseil de sécurité, à cause de l’opposition des pays qui en sont membres. Il est impensable que des pays comme l’Allemagne, le Japon (aujourd’hui le 2ème contributeur au budget de l’ONU) ou l’Italie soient absents du Conseil de sécurité, ainsi que de grandes nations des autres continents.

Il faut également revoir l’utilisation du veto, qui bloque des décisions indispensables pour des interventions de maintien de la paix et de respect des droits de l’homme. Que ceux qui s’opposent à une décision s’abstiennent d’y participer, mais n’empêchent pas les pays majoritaires de la réaliser.

Ces deux sujets m’ont toujours préoccupé.

D’autre part, le fonctionnement de l’OMC, l’Organisation mondiale du Commerce, se fonde sur des négociations entre Etats souverains qui négligent la relation entre le commerce mondial, le progrès social et la protection de l’environnement.

Nous n’avons pas, non plus, de politique mondiale du commerce. Il en est de même dans le domaine de la protection de la santé, au sein de l’OMS. Au niveau de l’UNICEF, nous n’avons pas non plus de politique universelle au sujet de ce que sont les drames de l’enfance.

Il faut revoir le financement des Agences des Nations unies. Pour ce faire il faut donc créer des impôts mondiaux, des taxes mondiales. J’ai proposé autrefois une taxe sur le prix du baril de pétrole. La Taxe Tobin est également un excellent exemple, ou encore la taxe sur les billets aériens instituée par M. Jacques Chirac. Il faut rechercher et proposer une assiette de fiscalité mondiale.

En ce qui concerne le projet de créer de nouvelles organisations internationales, nous devons être conscients que le pouvoir d’initiative appartient probablement à un petit groupe restreint d’Etats. Les Nations unies ont été fondées à la Conférence de San Francisco, de 1945, sur la base d’une proposition des Etats-Unis, de l’Union soviétique et de la Chine étudiée auparavant à la Conférence de Dumbarton Oaks. Ce sont ces Etats qui ont proposé la Charte de l’ONU ; puis, d’autres pays se sont regroupés autour d’eux. De même, les Communautés européennes sont nées à la suite d’une proposition initiale de la France et de l’Allemagne.

Pour en revenir au projet de Parlement mondial, il doit être lié à la mise en place d’une gouvernance mondiale organisée. Au départ il ne concernera qu’un nombre limité de pays, car il est impensable d’obtenir un accord de la majorité des deux tiers des 192 pays membres de l’ONU, nécessaire pour en modifier la charte. Mais après sa mise en place, il sera possible, sous conditions, d’y faire adhérer les pays qui le souhaiteraient.

L’Assemblée parlementaire des Nations unies naîtra, dans le cadre d’une réorganisation internationale promue par 20 ou 30 Etats susceptibles et capables de faire face ensemble à de grands défis, comme celui de l’énergie, de l’environnement et du développement soutenable.

La pensée fédéraliste s’inscrit plus que jamais dans les structures mondiales, avec ses indispensables et complémentaires niveaux d’action et de responsabilité, du village et de la ville, de la nation et de la région, avec le respect de leurs pouvoirs et de leur autonomie compatibles avec des souverainetés nationales, en partie déléguées à des entités multinationales, aux fonctions précisées, avec l’application du principe de subsidiarité appliqué à tous les niveaux de décision.

Il appartient aux chefs d’Etat d’étudier et de proposer de nouvelles structures de gouvernance mondiale, indispensables dans ce nouveau monde contemporain.

P.-S.

Réalisée par Jean-Francis BILLION et Lucio LEVI

Publié en commun avec The Federalist Debate - Turin

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