« XXVIIes Journées de Lourmarin : L’Europe selon Albert Camus »

, par Jean-Louis MEUNIER

Les 8 et 9 octobre 2010, au cours des XXVIIes Journées de Lourmarin organisées par les Rencontres Méditerranéennes Albert Camus autour de « L’Europe selon Albert Camus », la thématique proposée a été cernée et présentée de façon constructive par des camusiens confirmés. Il n’a pas été question de l’Europe de Camus, mais de l’Europe selon Camus, une Europe en mouvement au sein d’une œuvre dont la présence et l’actualité sont toujours et de plus en plus nécessaires. Les Actes seront publiés en 2011, pour les Journées des 7 et 8 octobre.

 Jean-Yves GUÉRIN a fixé les cadres dans « Camus et la construction européenne ». De 1939 à sa mort, Camus s’est intéressé à la construction européenne, dont il a été l’un des partisans les plus résolus. Cet aspect de sa réflexion politique est pourtant peu connu. A partir des Lettres à un ami allemand jusqu’à la préface à Chroniques algériennes, par les articles de Combat et des écrits peu connus réunis dans ses Œuvres complètes, Jean-Yves Guérin s’est interrogé sur l’évolution des conceptions de Camus et sur leurs résonances dans la France et l’Union européenne d’aujourd’hui.

 Selon Manfred STASSEN, il n’y a pas une idée clé et politiquement applicable de l’Europe chez Camus, mort trop tôt pour avoir pu se prononcer sur l’architecture politique et culturelle d’une Union Européenne. Dans « L’Europe de Camus, née de la mythologie grecque », il a dégagé trois « Europes » : celle du mythe, de l’origine, de l’idéal -de la mémoire (axe sud-nord). L’Europe de situation, de l’avant à l’après 2e guerre mondiale -Europe unie (axe est-ouest). L’Europe de vision, retour à l’Europe de la mémoire au jour de l’engagement -une réalité européenne diverse et libertaire.

 Alessandro BRESOLIN a montré qu’une fédération européenne et mondiale était pour Camus, fédéraliste convaincu, la meilleure thérapie contre les guerres et les excès des nationalismes. Sa communication « ‘La même idée qui revient de loin’. Européisme et fédéralisme chez Camus » précise cette vision politique européiste de Camus. La guerre, la Résistance, les écrits de Spinelli et de Rossi fortifièrent son engagement pour une fédération politique de l’Europe et l’ont aidé dans sa réflexion et ses prises de position vis-à-vis du nationalisme, de l’Etat-nation et dans ses interventions politiques d’après guerre.

 Guy BASSET, dans sa communication « L’Europe sous observation : les regards d’Albert Camus et de Simone Weil », a dit que l’attention soutenue au devenir de l’Europe manifestée par Camus et Simone Weil à la veille de la seconde guerre mondiale, leur engagement contre les montées de totalitarisme et ses conséquences sur le sort des démocraties, leur ont permis de tracer la voie à une reconstruction de la France et plus largement de l’Europe, préservées des pièges et des maux qui l’avaient atteinte auparavant. L’Enracinement, publié posthumément par Camus dans la collection qu’il dirigeait chez Gallimard, fait ainsi référence de matrice intellectuelle et pose les questions du dépassement du nihilisme et de la « crise de l’homme ». Questions toujours actuelles, dans la modernité et la post-modernité.

 Maurice WEYEMBERG a analysé dans « Regards croisés de Camus sur l’Europe » ce que dit Camus de l’Europe, dans des circonstances particulières : raisons qui justifient que l’on réponde à la violence de certains Européens (Lettres à un ami allemand, juillet 1943-juillet 1944), explication de l’Europe aux Américains du Nord (« La Crise de l’homme », 28 mars 1946), aux Américains du Sud (« Le Temps des meurtriers », 30 juin-31 août 1949), commentaire sur les élections en Angleterre en 1951, réponses lorsqu’on l’interroge sur les origines et l’avenir de la civilisation européenne. Camus n’oublie jamais, s’il s’identifie à l’Europe, qu’il est né en Afrique. De là un regard particulier.

 Sophie DOUDET, dans « Combat pour l’Europe : de la crise à la renaissance d’une conscience européenne », a montré que la seconde guerre mondiale et la découverte des camps de concentration semblent avoir irrémédiablement brisé les rêves de « la jeunesse européenne » de l’entre-deux-guerres, bien que l’idée d’Europe ne soit pas morte (la construction de l’Union le démontrera dans les années 50). Les articles dans Combat et d’autres textes contemporains, témoignent de l’émergence et peut-être de la mutation de l’image que l’écrivain se forme de l’Europe : obscure tentation du pouvoir totalitaire face à ce qui deviendra la solaire « pensée de midi ». S’il préfère un temps l’idée de nation à celle de communauté, dès la Libération Camus dessine lucidement les contours d’un continent et d’une idée : une solidarité européenne et une communauté de destins plus vaste qui s’appuie sur les valeurs de Dignité, de Vérité, de Justice et finalement du Bonheur.

 C’est un subtil portrait de Camus que Lucien CASTELA a tracé dans « Dialectique et miroitement de la présence de l’Espagne chez Albert Camus ». Albert Camus a l’Espagne au cœur, il est à moitié espagnol par sa mère, fille d’un couple originaire des Baléares, venu en Algérie avec l’espoir de vivre. La vie quotidienne en Algérie est très proche de la vie espagnole. L’Espagne de la jeunesse de Camus, c’est la deuxième République, la révolte des Asturies et Franco. La conscience de l’absurdité de la vie, du monde, de l’action se retrouve dans la question posée depuis le Moyen-Age : et tout cela, pourquoi ? La recherche vaine du sens est la mort pour certains, mais pas la soumission pour Camus, qui reprend les oeuvres de Calderón et de Lope de Vega (refus du pouvoir arbitraire), qui admire Don Quichotte (lutte contre toutes les formes d’injustice). Les écrivains espagnols de sa génération ou de la suivante sont très proches de l’inspiration de Camus : Camilo José Cela, Ignacio Aldecoa, Rafael Sanchez Ferlosio, Jesús Fernandez Santos et Antonio Buero Vallejo au théâtre. Camus est la référence, consciente ou non, de tout ce moment de la création péninsulaire. Sa vision de l’irréversible, de l’absence de sens, de l’étrangeté de l’individu devant le monde, se retrouve chez les auteurs espagnols qui atteignent souvent dans leurs oeuvres la profondeur de la détresse et de l’angoisse humaines.

 Il revenait à Marc FIROUD de prolonger cette part de l’Espagne dans l’Europe selon Camus par une approche originale : « Albert Camus lecteur de José Ortega y Gasset. À propos de L’avenir de la civilisation européenne ». Le 27 novembre 1954, dans ses Carnets, Albert Camus écrit qu’il a lu la principale œuvre de José Ortega y Gasset (1883-1955), La révolte des masses (1930). L’on y lit cette remarque essentielle : « Ortega y Gasset. […] La liberté et le pluralisme sont les deux dominantes de l’Europe. » Et le 28 avril 1955, à l’occasion d’un colloque sur « L’avenir de la civilisation européenne » organisé à Athènes par l’Union culturelle gréco-française, Camus reprend l’idée ortéguienne de l’avènement des masses, en citant à nouveau ce livre. Le point essentiel de son intervention est que la « civilisation européenne est d’abord une civilisation pluraliste [… ce] qui a toujours été le fondement de la notion de liberté européenne me semble l’apport le plus important de notre civilisation. » Ces réponses de Camus se nourrissent des influences ortéguiennes.

 Dernier intervenant, Anatoli KOVLER a parlé de « L’Europe des droits de l’homme et les idées d’Albert Camus ». L’anthropologie juridique s’inspire largement de l’anthropologie philosophique qui compte Albert Camus parmi ses classiques. Dans ses articles pour Alger Républicain, les problèmes de la justice sociale et de la seule justice sont soulevés, dans L’Étranger, la question du procès équitable apparaît au grand jour. Pour Camus, défendre les droits de l’homme et les libertés avait le même fondement : l’universalité de ces droits et libertés. Bien qu’européen, Camus n’a jamais cherché à imposer son modèle au reste du monde et n’a pas nié les acquis de la civilisation européenne. La Convention européenne des Droits de l’Homme, adoptée le 4 novembre 1950, est contemporaine d’Albert Camus, la pensée européenne est en quête d’instrument universel, juridiquement contraignant, de la sauvegarde de droits de l’homme et des libertés fondamentales. Et soixante années après, la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme donne à son tour de multiples exemples de la pérennité des problèmes d’ordre moral et humanitaire, mais aussi juridique, soulevés par Albert Camus. Dans cette nouvelle Europe, les idées d’Albert Camus trouvent une nouvelle interprétation : le droit regarde enfin au miroir de la morale et des cultures. Ainsi, l’acquis de ce nouveau système pan-européen de protection des droits de l’homme est la reconnaissance pour l’individu de sa capacité juridique internationale, l’homme n’étant plus l’otage de « son » Etat -phénomène nouveau qui n’existait pas du vivant de Camus.

Il est de saine tradition que des lectures de textes de Camus, choisis en rapport avec la thématique des Journées, soient données. Vincent SIANO, responsable théâtral en Vaucluse, a lu avec conviction et sensibilité des extraits des Lettres à un ami allemand, des Carnets et d’articles de journaux.

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