Altiero Spinelli, le Club du Crocodile le Parlement européen, au centre de la stratégie fédéraliste

Faisons revivre le Club du Crocodile

, par Pier Virgilio Dastoli

Spinelli disait, en citant Cicéron, que le Parlement européen est une “mala bestia” comme l’était le Sénat de Rome. Spinelli aussi était à sa façon une mala bestia puisque il avait été éduqué dans les prisons de Mussolini et dans l’exil forcé de Ventotene où il avait été envoyé par le fascisme et non pas pour faire du tourisme comme cela a été affirmé par le Cavaliere Berlusconi. Tout en étant une mala bestia, Spinelli était très ému quand il est entré en 1979 dans l’hémicycle du Parlement élu à Strasbourg : “la citadelle de la démocratie européenne”.

Le Parlement européen élu était pour Spinelli le seul lieu politique en Europe où une action constituante aurait pu se développer avec une méthode démocratique et où un compromis de haut niveau aurait pu se dessiner parmi les grandes familles politiques européennes. De par leur nature, les gouvernements nationaux n’auraient pas été capables de dessiner ce compromis de haut niveau, chacun étant lié à la défense d’un point de vue national.

Le premier Parlement élu en juin 1979 n’était pas composé de députés doués d’un esprit révolutionnaire et il était donc nécessaire de leur faire comprendre que les pouvoirs attribués à l’assemblée par les traités ne permettaient pas de faire sortir les Communautés de la crise dans laquelle elles avaient été plongées par l’impuissance des États nationaux. C’est sur la base de ce constat que la première initiative de Spinelli dans le premier Parlement élu a été liée au pouvoir de veto attribué par les traités sur le budget et non pas au lancement d’une improbable campagne pour un État fédéral. Ainsi, le Parlement européen a refusé en décembre 1979 son accord sur le budget 1980 adopté par le Conseil à la suite du chantage de Mrs Thatcher (I want my money back) et avec la complicité de la Commission de Gaston Thorn.

Après six mois de tractations inutiles, le Parlement élu a été obligé d’accepter un budget encore plus inacceptable que celui refusé en décembre 1979 en donnant ainsi la possibilité à Spinelli de faire comprendre à ses collègues l’urgence et la nécessité d’une action constituante.

Le Club du Crocodile est né dans ce cadre de paralysie institutionnelle, en prenant son nom d’un restaurant de Strasbourg où Spinelli a réuni le premier petit groupe de députés qui avaient accepté de sortir de l’immobilisme de leurs groupes politiques et de faire partie d’un intergroupe d’innovateurs.

Animé par Spinelli et soutenu par une lettre périodique envoyée aux députés européens et nationaux, le Club du Crocodile a été à l’origine du processus qui, par le biais du projet de Traité instituant l’Union européenne (le « projet Spinelli » du 14 février 1984), a permis d’ouvrir un chantier de reformes constitutionnelles européennes qui a été provisoirement fermé par le modeste compromis intergouvernemental du Traité de Lisbonne en 2007 et donc avant la crise financière qui a changé le monde.

Le « projet Spinelli » a été entre autres à l’origine de la procédure de codécision législative, du principe de subsidiarité, de la citoyenneté européenne, de la Charte des droits fondamentaux, du vote à la majorité au Conseil, d’une politique de la société au niveau européen et d’une répartition raisonnable des compétences entre l’Union et ses États membres.

Avec sagesse, Spinelli avait renoncé à appeler son projet « constitution européenne » et à y insérer une référence inutile à la méthode fédéraliste. Avec clairvoyance, Spinelli avait alerté les députés que la bataille constituante aurait été gagnée à la condition de considérer le projet de l’assemblée comme un texte à prendre ou à laisser et non pas comme un document de travail à soumettre aux diplomates nationaux ainsi qu’au principe démocratique d’une décision à la majorité des gouvernements disposés à accepter de faire partie du groupe des innovateurs.

La clairvoyance de Spinelli a été annulée en premier lieu par les immobilistes du Parlement européen et notamment par le chef du groupe libéral Martin Bangemann qui agissait aux ordres du ministre des affaires étrangères allemand Genscher et avec l’appui d’une partie des fédéralistes et du Mouvement Européen, par la majorité des socialistes français, par le filibustering d’une minorité de députés sociaux-démocrates allemands et par le nationalisme borné de la gauche communiste.

La clairvoyance de Spinelli a été ensuite battue par les gouvernements nationaux qui ont décidé de créer un énième groupe de sages qui a ouvert la voie au compromis de l’Acte Unique Européen (« la montagne a accouché d’une souris » disait Spinelli).
Aujourd’hui, l’Union européenne est encore une fois dans un état de crise et l’engrenage (c’est le mot utilisé par Delors pour indiquer la méthode communautaire) n’est pas en mesure de trouver les solutions nécessaires et urgentes pour sortir de la crise.

Le compromis en matière financière atteint par les gouvernements nationaux conduits par le nouveau président permanent du Conseil européen sont boiteux et ils ne vont pas résister à la preuve des réponses que l’Union sera appelée à donner au besoin d’assurer les biens communs ayant une dimension européenne. A juste titre, les chefs des familles politiques européennes ont dénoncé à la veille du Sommet européen de juin dernier la dérive intergouvernementale et donc non démocratique du Conseil européen présidé par Herman Van Rompuy.

Afin de trouver pendant cette législature un compromis de haut niveau sur les nouvelles politiques dont l’Union européenne a besoin et sur les ressources financières pour les réaliser, il serait nécessaire et urgent de promouvoir la convocation d’une troisième convention à l’instar de celles sur la Charte des droits fondamentaux et sur la constitution européenne, comme l’avait proposé en 2003 le socialiste français Olivier Duhamel. Ainsi, les représentants de la démocratie européenne in statu nascendi qui siègent au Parlement européen et les représentants des démocraties nationales qui siègent dans les parlements nationaux pourraient assumer ensemble la responsabilité de donner à l’Union les moyens pour agir et jeter les bases d’un vrai gouvernement économique européen.

Le chantier européen ne peut pas s’arrêter à Lisbonne mais il devrait continuer à travailler afin de réaliser, comme cela a été proposé par Guy Verhofstadt et par Joschka Fischer, les Etats Unis d’Europe. En s’inspirant à nouveau des idées de Spinelli et de la méthode du Club du Crocodile, le chantier devrait s’ouvrir à nouveau en 2014 dans le prochain Parlement européen élu sur la base d’un mandat constituant attribué par le Conseil européen et/ou par les grandes familles politiques pendant la campagne électorale européenne. Il serait indispensable de trouver en temps utile un accord sur une procédure électorale uniforme comme le proposent Andrew Duff et la commission des affaires constitutionnelles du Parlement européen et que le programme constituant des familles politiques soit accompagné par la désignation de leur candidat à la présidence de la Commission européenne.

Il faut tisser dès maintenant les fils d’un accord politique au sein du Parlement européen en y associant les innovateurs qui existent dans les parlements nationaux. Trente ans après la fondation du Club du Crocodile, le moment est venu de fonder un « nouveau Club du Crocodile » dont les membres soient engagés selon l’esprit et la méthode suivis par Spinelli en 1980.

Sachez oser, Madames et Messieurs les parlementaires européens.

P.-S.

Pier Virgilio DASTOLI
Vice-Président du Conseil italien du Mouvement européen - Président du MFE - Région Latium - Rome

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