Fonctionnalisme et fédéralisme dans l’unification européenne

, par Alfonso Iozzo

Dans la nouvelle phase de la politique mondiale qui a commencé après la crise du système unilatéral, dominé par les Etats- Unis, l’Europe doit faire face à deux défis difficiles :

  1. repositionner l’économie européenne dans le nouvel ordre économique qui émergera après les grands bouleversements causés par la crise économique et financière ;
  2. se positionner dans le nouveau système de sécurité marqué par une transition difficile vers un ordre multipolaire que l’on espère coopératif.

Cette étape coïncide avec l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne. Il y a trois domaines prioritaires dans lesquels la capacité du leadership européen à apporter les bonnes réponses aura à faire ses preuves pour que l’Europe ne soit pas marginalisée dans l’arène internationale ; toutefois, la communauté internationale ne réussira pas à réaliser une organisation stable et prospère sans la contribution de l’Europe.

La réponse économique

L’Europe doit atteindre deux objectifs pour sortir de ses difficultés actuelles :

  • réaliser le projet d’une économie soutenable, à la fois dans les domaines environnemental et social, à travers des actions concernant l’offre ;
  • relancer sa capacité de production dans les secteurs traditionnels à travers l’innovation et en stimulant la demande.

Pour financer le projet d’une économie soutenable, la réalisation du plan élaboré par Delors est cruciale. Le plan envisageait l’émission d’obligations pour soutenir, d’une part, la recherche dans les domaines de l’énergie et de l’environnement et d’autre part, la réalisation des infrastructures physiques et technologiques nécessaires.

Le budget de l’Union doit être orienté vers les investissements et il est donc logique qu’il y ait une part en crédit de capital -comme cela a été expressément prévu pour la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) et l’Euratom- avec l’émission d’obligations en partie couvertes par la capacité d’auto-financement des infrastructures réalisées et en partie par une « taxe écologique », pour ce qui concerne la recherche. Si une forte volonté politique se manifeste, le Traité de Lisbonne offre un cadre institutionnel suffisant pour réaliser, au moins dans un premier temps, une telle politique visant à produire des biens publics européens.

Pour soutenir la production plus traditionnelle, il est nécessaire d’agir en développant la recherche et l’innovation et en soutenant la demande, tout en prenant en considération le fait que l’Europe, comme toutes les autres régions avancées, doit renforcer sa capacité d’épargne. Cette situation est dans notre cas aggravée par le vieillissement de la population, seulement en partie atténué par l’immigration, compte tenu de la densité de population présente sur le vieux continent.

Le processus de l’intégration européenne a permis, dans le passé, d’apporter des réponses originales au problème keynésien d’ajustement de la demande à la capacité de production à travers l’élargissement du marché aux régions sous-développées voisines, entraînées petit à petit dans le développement à travers l’élargissement. D’une certaine manière, cela reproduisait l’idée de Ford selon laquelle un cycle de développement se produirait si on donnait un pouvoir d’achat aux classes marginalisées, comme celle des ouvriers d’usine.
Dans les années soixante, le premier cas a été illustré par l’Italie, suivie dans les années quatre-vingt par l’Espagne et dernièrement en 2.000 par les pays d’Europe centrale, en premier par la Pologne. S’il n’est plus possible d’utiliser l’élargissement dans ce but, il est cependant faisable d’obtenir des résultats similaires avec l’association de nouveaux pays.

Le cas le plus pertinent est représenté par la Russie et les autres républiques ex-soviétiques, en particulier l’Ukraine et le Kazakhstan. L’Espace économique européen imaginé autrefois par la Grande-Bretagne et les autres pays de l’Association européenne de libre-échange (AELE) est le modèle d’architecture institutionnelle qui pourrait permettre de réaliser l’intégration de l’économie russe dans le marché intérieur européen et en outre de stabiliser les approvisionnements d’énergie dont l’Europe a besoin, par un accord entre la Communauté des Etats indépendants (CEI) et l’Union européenne (UE). Cela permettrait d’introduire en Russie les règles du marché intérieur européen (comme c’est le cas en Norvège) tout en respectant les règles économiques de la zone de la CEI, avec la garantie d’une Cour commune.

Le second cas concerne l’Union pour la Méditerranée où, avec une intégration du marché, une coopération est essentielle dans le domaine des nouvelles énergies entre les deux rives de la mer Méditerranée, conformément aux projets élaborés par l’industrie allemande qui requièrent cependant la création d’une sorte de CECA co-gérée par l’Europe et les pays de l’autre rive.
Les deux projets comportent des aspects sécuritaires pertinents et ne sont réalisables que si l’Europe progresse aussi dans ce domaine.

La question monétaire

Sans un cadre monétaire stable, il aurait été impossible, à moyen terme de maintenir le Marché commun européen ; d’où la décision -inconcevable et impossible pour beaucoup- de créer l’euro.

La même chose est valable au niveau mondial : sans une solution adéquate au désordre monétaire causé par l’impossibilité pour le dollar de continuer à maintenir son rôle de monnaie de réserve, le développement du commerce mondial est en danger et peut conduire à une spirale négative d’inflation et de protectionnisme, en donnant à la crise économique une issue désastreuse, comme cela s’est produit au siècle dernier entre les deux guerres mondiales.
L’Europe a un intérêt primordial à réaliser un système monétaire international stable, car son économie est la plus dépendante du commerce international. En outre, l’Europe ne peut pas accepter que d’autres Etats (les Etats-Unis et la Chine) mènent des politiques monétaires qui fassent reposer le coût de l’ajustement sur le taux de change de l’euro. Un accord au niveau mondial tel que le Système monétaire européen (1979), avec l’identification d’un ancrage comme le panier de l’Unité de compte européenne (ECU), constitue la revendication que l’Europe doit mettre en avant dans les cercles monétaires internationaux, en profitant de ce que le Gouverneur de la Banque populaire de Chine, Zhou Xiaochuan, a évoqué l’utilisation dans ce but d’un système révisé de Droits de tirages spéciaux.

L ’Europe doit donc unifier sa présence au Fonds monétaire international (FMI), au moins pour les pays de l’euro-zone, et négocier un nouveau Bretton Woods. Le Traité de Lisbonne offre toutes les procédures nécessaires pour obtenir une représentation unique pour parler d’une seule voix, comme cela se passe déjà à l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

L’Euro-groupe

Le Traité de Lisbonne, avec ses dispositions concernant les « coopérations renforcées » offre aux pays de la zone euro la possibilité légale de prendre entre eux, sans utiliser les structures institutionnelles de l’Union, toutes les initiatives nécessaires pour avoir un « gouvernement économique européen », pas seulement dans le domaine monétaire mais aussi pour l’émission d’obligations de l’Union par des agences fédérales spécialisées auxquelles devraient être attribués des droits de taxes spéciales, essentiellement dans les domaines de l’énergie et de l’environnement, comme ce fut le cas pour la CECA.

Il s’agit d’une possibilité qui revêt une signification politique particulière parce qu’elle dépend uniquement des pays les plus ouverts à une perspective fédéraliste, qui sont donc en position d’isoler les résistances des pays plus nationalistes.

La sécurité

Le Traité de Lisbonne établit dans le domaine de la sécurité et de la défense un système similaire à celui qui a été envisagé par le Système monétaire européen (SME) dans le domaine monétaire.

Des corps consultatifs sont créés (à l’époque le Comité des Gouverneurs, aujourd’hui le Conseil des Ministres des Affaires étrangères présidé par le Haut Représentant, assisté par un embryon de Service diplomatique européen), mais il existe une absence de pouvoir d’intervention. Les réserves de change restaient à l’époque, avec les accords du SME, sous le contrôle des banques centrales nationales et c’est seulement avec le Traité de Maastricht que la Banque centrale européenne (BCE) acquit le droit de les utiliser même si elles restent nominalement déposées pour la plus grande part dans les banques centrales nationales. Les pouvoirs d’intervention restent encore dans les mains des gouvernements nationaux, entravant ainsi la possibilité réelle pour l’UE d’être écoutée au niveau international.

Dans le cadre du SME, il y avait cependant un point sur lequel la souveraineté nationale était, au moins partiellement, limitée, concernant les pays participant à l’accord sur les taux de change (le « serpent monétaire ») dans le cadre duquel aucun pays n’était autorisé à dévaluer sa monnaie sans l’accord des autres pays participants : de 1981 jusqu’à l’institution de la BCE en 1999, le taux de change entre le mark allemand et le franc français resta stable, surmontant toujours les violentes crises monétaires. Ce fut possible grâce à la décision prise à Maastricht d’aller vers la monnaie commune. Sans cette perspective, le SME aurait fondu comme neige au soleil.

Dans le Traité de Lisbonne, l’équivalent de l’accord sur les taux de change est, dans le domaine de la sécurité, la « coopération structurée » dans le domaine militaire. Sans un démarrage de coopération structurée, les perspectives de politique extérieure et de sécurité commune adoptées à Lisbonne sont vouées à tout simplement ne pas exister, plutôt qu’à échouer d’une manière retentissante.

Si un groupe d’Etats, politiquement significatif, décide d’aller de l’avant et de réaliser les dispositions du Traité, une phase difficile et orageuse des relations internationales commencera, mais si, comme dans le cas du mark et du franc, l’accord entre l’Allemagne et la France tient bon, une possibilité sera créée, face à la pression des problèmes de sécurité au niveau mondial et à l’inadéquation du Traité de Lisbonne, de voir une alternative émerger, comme cela s’est passé à Maastricht, pour aller d’une politique extérieure et de sécurité commune vers une politique « unique », au moins pour un groupe d’Etats.

Dans ce contexte, les conditions institutionnelles nécessaires pour gérer un tel pouvoir unifié seront définies, en prenant cependant en considération qu’elles ne pourraient pas se passer des garanties d’un contrôle démocratique (comme cela s’est passé avec le projet de Communauté européenne de défense [CED] en 1950) et donc de décisions d’une nature constitutionnelle.

Ce qu’il faut faire

Le premier pas, pour éviter la marginalisation finale de l’Europe par rapport à la construction d’un nouvel ordre mondial, consiste donc dans l’activation de « coopérations structurées ». L’initiative, contrairement à ce qui est applicable au secteur économique et monétaire, où la responsabilité repose entre les mains des institutions européennes (Conseil, Commission, Parlement), repose entre les mains des Etats membres et en particulier de la France et de l’Allemagne : en d’autres termes, il faut reprendre le projet que la France, l’Allemagne, et le Luxembourg lancèrent à la veille de la guerre en Irak, en tant qu’alternative à l’alignement sur les positions de Bush et de Blair, qui s’avérèrent être un échec.

La décision de mettre en place une « coopération renforcée » doit cependant envisager un premier élément de transfert de souveraineté (comme cela avait été envisagé dans l’accord du SME sur les taux de change) qui ne peut consister qu’à partager, au moins entre les pays participants, le siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, attribué à la France à la fin de la seconde guerre mondiale, en tant que pays vainqueur.

De même que l’Allemagne a dû sacrifier sa propre monnaie à l’égard de la réalisation de l’euro, de la même manière, la France doit offrir à l’Allemagne de clore finalement l’héritage de la seconde guerre mondiale et partager son siège à l’ONU comme cela a été judicieusement suggéré par le nouveau gouvernement allemand comme alternative à leur position nationaliste consistant à réclamer un siège permanent pour eux.

Si l’UE s’avère capable de faire les pas nécessaires et faisables dans les domaines économique et monétaire, la confiance des citoyens à l’égard du projet d’unification européenne reviendra comme cela s’est déjà produit après les différentes crises qui ont marqué le long cheminement de Ventotene à nos jours.

L’engagement pour une Politique extérieure et de sécurité européenne ne sera probablement pas pris en dehors d’une période de crise, mais, si les citoyens européens regagnent confiance dans l’Europe, il sera possible, en partant de l’accord entre les Etats qui réaliseront une coopération renforcée, d’aller de l’avant en faisant un pas décisif vers une souveraineté commune en donnant aussi à l’Europe « l’épée » après la « bourse ».

Monnet et Spinelli

L’unification européenne a commencé grâce à la capacité de Jean Monnet -avec sa proposition de la CECA en 1950- de saisir le moment où un transfert de souveraineté des Etats nationaux à l’Europe était possible et grâce aux combats d’Altiero Spinelli qui fut capable d’exploiter le projet de Communauté européenne de défense pour mandater l’Assemblée ad-hoc et lancer la Communauté politique européenne, rejetée par la suite par le Parlement français en 1954.

Mario Albertini qui dirigea le Mouvement fédéraliste européen (italien) après Spinelli sut unifier la capacité de soutien des initiatives pro-européennes ; avec sa Campagne pour l’élection directe du Parlement européen il permit à Spinelli de revenir dans l’action et de reprendre le combat avec le projet de Traité pour l’Union européenne, voté par le Parlement nouvellement élu en 1984 ; et avec la bataille pour la monnaie européenne il permit à Robert Triffin de continuer l’action de Monnet qui aboutit au Traité de Maastricht en 1991 et à l’entrée en vigueur de l’euro en 1999.

La route a été longue mais nous en sommes à la dernière longueur : comme chacun sait, le dernier mètre à parcourir est le plus difficile.

P.-S.

Alfonso IOZZO
Vice-Président honoraire de l’UEF - Turin

Article publié en commun avec The Federalist Debate - Turin

Traduit de l’italien par Jean-Luc PREVEL - Lyon