La vocation d’un État européen

, par Michel Herland

« Le plus grand problème pour l’espèce humain est l’établissement d’une société civile administrant le droit universellement… Ce problème est le plus difficile et c’est aussi celui que l’espèce humaine résout le plus tard ». Kant, Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, 1784.

L’impuissance des institutions européennes dans leur organisation actuelle a été trop souvent dénoncée pour qu’il soit nécessaire d’y revenir. En dehors des quelques domaines où les traités permettent que l’Union parle d’une seule voix, il n’y a à vrai dire pas d’Europe. Cet état de fait est particulièrement flagrant dans le domaine militaire. Avec des budgets nationaux consacrés à la défense qui dépassent au total celui des États-Unis, les armées européennes sont infiniment moins bien équipées que celle de leur allié à laquelle elles peuvent servir tout au plus de force d’appoint. Le même constat peut être dressé pour la recherche scientifique -dont tout le monde s’accorde pourtant à dire qu’elle est cruciale pour l’avenir de notre économie : plus de dépenses publiques au total et moins de résultats qu’outre-Atlantique !

Certes, s’il existe une « raison dans l’histoire », comme tant d’auteurs, Kant, Hegel et bien d’autres, se sont employés à le démontrer, la Fédération européenne -en tant que préalable à la Fédération mondiale- est aussi inéluctable que la conquête de l’univers par l’espèce humaine. Hélas ! Le temps de l’histoire n’est pas celui de la vie humaine, aussi des progrès inscrits dans la logique historique peuvent-ils se faire attendre très longtemps… Néanmoins c’est dans le cadre étroit des vies individuelles que s’inscrivent les actions concrètes qui contribuent au déroulement historique, et il n’est donc pas vain a priori de s’interroger sur ce que pourrait être la prochaine étape de la construction européenne.

L’envie d’Europe

Les États-nations se sont constitués par agrégation de territoires sous la forme de conquêtes guerrières ou d’alliances matrimoniales à l’instigation de souverains qui avaient clairement envie d’agrandir leur domaine. Aujourd’hui -quoi que cela signifie exactement- les peuples sont souverains. Pour que l’Europe se fasse, il faut donc que les peuples le désirent. L’Europe telle qu’elle se présente aujourd’hui est attractive, au moins pour les peuples qui n’en font pas partie, comme le démontre le nombre de ceux qui se pressent à la porte. Malheureusement, ces peuples demeurant pour la plupart très nationalistes, leur désir d’Europe ne va pas au-delà de ce qu’elle peut aujourd’hui leur offrir. Ils ne seront donc pas, dans un avenir proche, les moteurs d’une intégration plus poussée. Il n’empêche que l’envie qu’ils manifestent est riche de sens pour comprendre l’État moderne (cf. infra).

Tout aussi instructive la faible appétence des peuples rentrés depuis longtemps dans l’Union à son égard. Elle traduit incontestablement une déception : face à la nouvelle donne économique mondiale, aux nouveaux modes de fonctionnement qu’elle impose sur le plan social, l’Europe apparaît comme un rempart dérisoire.

Si le peuple est souverain, il ne règne pas directement mais par l’intermédiaire de ses représentants élus. Ces derniers ont donc une influence déterminante dans le renforcement de la construction européenne. Force est de constater qu’ils sont loin d’être tous prêts à agir dans ce sens : soit qu’ils aient eux-mêmes des convictions plus nationalistes qu’européennes, soit qu’ils se montrent attentifs aux doutes manifestés par les populations dont ils doivent défendre les intérêts, soit qu’ils jugent commode d’imputer à l’Europe la responsabilité de leur propre impuissance, soit enfin qu’ils n’aient aucun envie d’abandonner la moindre parcelle de leur pouvoir.

Le but de cet article n’est pas de faire de la prospective. Il n’est pas de déterminer combien de temps les forces centrifuges l’emporteront sur les forces centripètes au sein de l’Union. Il est simplement, rappelons-le, de considérer les diverses orientations de la construction européenne qui apparaissent aujourd’hui possibles.

Pourquoi l’État ?

Les hommes sont des animaux sociaux mais l’instinct ne leur suffit pas pour instaurer des rapports harmonieux. Ils doivent donc mettre en place des règles, inspirées par la raison, pour organiser leurs relations. D’où l’État qui sert à la fois à produire les lois et à garantir leur respect. Les premiers théoriciens de l’État, à commencer par Hobbes, attribuaient comme mission première à l’État d’assurer la sûreté des citoyens et de leurs propriétés. Plus largement, on lui demandera, à partir du XVIIIe siècle, de garantir ce que Benjamin Constant appelait « la liberté des modernes » (les libertés individuelles [1]). Par la suite, au XIXe siècle, se fera jour progressivement la revendication d’une citoyenneté égale pour tous, donc la généralisation du droit de vote [2], ce qui permettra de retrouver ainsi, après un très long détour, ce que Benjamin Constant, encore, appelait « la liberté des Anciens », le droit de prendre part aux décisions en matière publique.

Si les choses en étaient restées là, la question de la construction de la Fédération européenne serait sans doute plus simple qu’elle ne l’est aujourd’hui. Car l’État se trouve chargé désormais en plus, dans l’esprit du plus grand nombre en tout cas, d’assurer la sécurité matérielle des citoyens. Ces derniers ne se contentent plus d’une égalité formelle, ils veulent sinon l’égalité réelle -de toute façon impossible- du moins que les inégalités de richesse, d’éducation, etc., soient contenues dans des limites difficiles à fixer précisément mais dont la transgression se traduira obligatoirement par une grave crise sociale.

On peut ainsi, à la suite du sociologue T. H. Marshall [3], distinguer trois étapes successives de la citoyenneté :

  • la citoyenneté civile, celle des « droits-libertés » (XVIIIe siècle) ;
  • la citoyenneté politique, celle des droits politiques, être électeur, éligible, etc. (XIXe siècle) ;
  • la citoyenneté sociale, celle de l’État-providence et des « droits-créances » (XXe siècle) [4].

La revendication en faveur de l’égalité réelle est contenue dans le projet démocratique. « Les peuples démocratiques montrent un amour plus ardent et plus durable pour l’égalité que pour la liberté », écrivait déjà Tocqueville [5]. Dès lors l’État se trouve inévitablement balloté entre des intérêts contradictoires : il est sommé d’arbitrer des conflits tout en sachant qu’il risque de ne satisfaire entièrement personne. D’où la versatilité de l’opinion, qui se repère à l’alternance plus ou moins régulière des partis au pouvoir.

Il est cependant plus facile de satisfaire (à peu près) tout le monde dans une économie en croissance que dans une économie stagnante. Dans le second cas, on ne peut améliorer le sort d’une partie de la population qu’au détriment d’une autre. Dans le premier cas, on peut envisager un « jeu à somme positive » [6] tel que toutes les parties soient gagnantes. D’où l’importance de la politique économique. Et ce n’est évidemment pas un hasard si l’État-providence et l’État interventionniste en matière économique se sont développés de conserve, après la deuxième guerre mondiale, sous l’inspiration conjointe de Beveridge et de Keynes [7].

Quelques conceptions de l’État européen

Le modèle hamiltonien [8]

Actuellement la politique économique n’est pas du ressort de l’Union, et de fait les écarts entre les performances économiques nationales, y compris au sein de la zone euro, confirment que la responsabilité en la matière demeure bien celle des États. Cela explique pourquoi les peuples continuent à se passionner pour les élections nationales (en dépit de la crise générale du « politique ») alors qu’ils ont du mal à s’intéresser aux élections européennes. Cela ne signifie pas qu’il ne serait pas opportun d’instaurer à Bruxelles (ou dans un nouveau « district fédéral » comme préconisé jadis par Maurice Allais [9]) un super-État semblable à celui qui existe à Washington, doté d’un budget conséquent et capable aussi bien d’impulser des réformes structurelles d’intérêt commun [10] que de mener une véritable politique économique au niveau fédéral lorsque la conjoncture l’exige. Le projet de transformer l’Union européenne en des « États-Unis d’Europe » demeure légitime… bien que l’élargissement non maîtrisé de l’Union l’ait rendu plus qu’improbable à court et même à moyen terme.

Le modèle schmittien

 Carl Schmitt s’est fait l’avocat d’un État belliqueux, animé par la volonté de puissance. Quoique cet auteur, comme ses démonstrations, soient plus que contestables [11], il n’en demeure pas moins que les relations internationales demeurent davantage fondées sur les rapports de force que sur la coopération. Si les anciens pays du bloc soviétique qui ont retrouvé leur indépendance ont voulu adhérer parallèlement à l’Union et à l’OTAN, c’est bien parce qu’ils jugeaient que l’Union, dans son organisation actuelle, si elle pouvait les aider à atteindre la prospérité, n’était pas à même de leur garantir la sécurité à laquelle ils aspirent.

Le modèle habermassien

Jürgen Habermas s’est fait le propagandiste contemporain d’un État européen, fidèle à l’inspiration universaliste de Kant, qui incarnerait un « patriotisme constitutionnel » [12]. Il s’agirait ainsi de dissocier la nation (la France, l’Allemagne, etc.) qui resterait le lieu privilégié de l’affectivité, de l’État (l’Europe) qui serait « le lieu de la loi ». Dans l’esprit d’Habermas, la construction d’un tel État ne serait envisageable, dans un premier temps, qu’entre les pays constituant le « noyau dur » de l’Europe, mais il n’est pas interdit d’espérer, d’une part qu’un État semblable à ses vœux attire assez vite d’autres pays européens, et d’autre part qu’il se substitue à terme aux anciens pays comme objet de l’affectio societatis.

Le modèle taylorien

Charles Taylor [13] est connu dans le monde philosophique en tant que théoricien et défenseur du multiculturalisme. S’il demeure dévalué en France, où l’on préfère d’ordinaire se référer au modèle républicain assimilationniste, le multiculturalisme s’affirme de plus en plus partout comme une réalité incontournable. Taylor part du principe que « notre identité est partiellement formée par la reconnaissance ou par son absence, ou encore par la mauvaise perception qu’en ont les autres ». La puissance publique a le devoir de défendre officiellement les cultures particulières puisqu’une telle « reconnaissance » est, selon Taylor, la condition d’une « vie bonne ». Dans la perspective de la construction européenne, un État européen taylorien devrait donc s’attacher à la défense des minorités contre les États-nations, ce qui pointe vers l’affaiblissement de ces derniers, voire leur disparition pure et simple au profit d’une « Europe des régions », on encore d’un « fédéralisme ethnique » [14].

Que faire ?

Comme on voit, les modèles ne manquent pas pour la transformation de l’Union en un État à part entière. Aucun d’entre eux ne saurait être rejeté a priori. Il est en outre possible de les combiner pour enrichir le contenu du futur État européen. Mais l’un est-il plus probable que les autres ? Il est bien difficile de répondre à une telle question. Au jour d’aujourd’hui, les chances que l’Europe progresse significativement vers une union politique véritable, quelle qu’en soit la forme, sont en effet extrêmement réduites. L’Europe n’est pas menacée par un ennemi extérieur et n’a pas à se préoccuper de sa défense, ce qui dévalorise le modèle schmittien. Il existe bien des problèmes « ethniques », les dangers du multiculturalisme sont réels, mais ils sont traités au niveau national, ce qui disqualifie le modèle taylorien. Tout au plus est-il prévisible que l’Europe mette en place un jour ou l’autre une politique commune plus efficace pour mettre fin à l’immigration non désirée. Le modèle hamiltonien -le rêve de nombre d’Européens depuis le congrès de La Haye (1948)- semble hors d’atteinte depuis les élargissements successifs qui ont aggravé l’hétérogénéité de l’Union (or il faut se ressembler suffisamment pour vouloir s’assembler vraiment). Enfin si le modèle habermassien n’est pas sans revêtir une certaine pertinence aux yeux des philosophes imprégnés de kantisme, force est d’admettre que celle-ci n’est que… philosophique.

Faut-il pour autant désespérer ? Non. Plutôt s’armer de patience. Se rappeler d’abord que le temps de l’histoire n’est pas celui de la vie humaine et que L’Europe que nous appelons de nos vœux, pas plus que Paris ne se construira en un jour. Et puis savoir que néanmoins des circonstances inattendues peuvent déclencher des réactions immédiates parce que vitales. A cet égard, on ne perdra pas de vue deux menaces, lesquelles, si elles se concrétisaient, obligeraient les Européens à réagir rapidement et collectivement.

La globalisation de l’économie mondiale

Elle n’a pas encore fait sentir tous ses effets. Plusieurs pays européens, y compris dans la zone euro continuent à engranger des excédents commerciaux. Quant aux capitaux étrangers, ils affluent encore en Europe. Certes nos taux de croissance n’ont rien à voir avec ceux des pays émergents mais il est inévitable que des pays qui nous rattrapent croissent plus vite que nous. Pourtant nos avantages comparatifs tendent à disparaître les uns après les autres et il n’est pas totalement inenvisageable que l’Europe (relativement peu peuplée et jouissant d’un climat tempérée) ne soit plus un jour que le grenier à blé de l’Asie. Avant d’en arriver là, les relations sociales deviendront sûrement si tendues que les politiques seront contraints d’agir et cela supposera une Europe réellement unie.

Le défi environnemental

A nouveau, jusqu’ici, les considérations environnementales ne pèsent pas suffisamment sur les citoyens européens pour que la plupart d’entre eux les prennent véritablement au sérieux. Certes, tout le monde sait que le prix de l’essence est condamné à augmenter sans cesse mais cela ne touche pas encore de manière significative les citoyens européens, en dehors des moins fortunés. Quant au réchauffement climatique, à la pollution de l’air, à la disparition de nombre d’espèces vivantes, etc., la plupart d’entre nous ne les constatent pas personnellement. Tout cela peut pourtant s’accélérer très vite. Dans ce cas, un gouvernement européen fort sera indispensable aussi bien pour imposer des mesures draconiennes à tous les pays membres que pour exiger des autres grandes puissances mondiales qu’elles en fassent autant.

P.-S.

Michel HERLAND
Professeur de sciences économiques à l’Université des Antilles et de la Guyane. Directeur adjoint du Centre de recherches sur l’insularité et la mondialisation (CERIM) - Martinique. Membre du Centre d’économie et de finances internationales (Aix-en-Provence - CNRS et Université de la Méditerranée)

Notes

[1« Les citoyens des Etats modernes « n’ont besoin, pour être heureux, que d’être laissés dans une indépendance parfaite sur tout ce qui a rapport à leurs occupations, à leurs entreprises, à leurs sphères d’activité, à leurs fantaisies » (B. Constant, Discours sur la Liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, 1819).

[2Rappelons-en les principales étapes pour la France. 1791 : suffrage censitaire (sont électeurs les contribuables masculins âgés de plus de 25 ans dont l’impôt direct atteint au moins trois journées de travail) ; 1848 : suffrage « universel » masculin ; 1944 : droit de vote dès 21 ans pour les hommes et les femmes ; 1974 : baisse de la majorité légale à 18 ans.

[3Terence Humphrey Marshall, « Citizenship and Social Class » (1949), dans Class, Citizenship and Social Development, New York, Anchor Book, 1965.

[4On lira avec profit, sur ce point précis comme sur d’autres abordés dans cet article, de Dominique Schnapper, La Démocratie providentielle - Essai sur l’égalité contemporaine, Paris, Gallimard, 2001.

[5Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1840).

[6La théorie des jeux est une branche des mathématiques très prisée par les économistes.

[7Avec des variantes suivant les pays. G. Esping Andersen distingue ainsi trois modèles d’Etat-providence : libéral, corporatiste-étatiste et social-démocrate. Gesta Esping Andersen, Les Trois Mondes de l’Etat-providence. Essai sur le capitalisme moderne (1990), Paris, PUF, 1999.

[8Alexander Hamilton (1755-1804) fut le principal contributeur (devant James Madison (1751-1836) et John Jay (1745-1829) des Federalist Papers (1787-1788), articles de propagande en faveur de la nouvelle constitution américaine -fédérale tandis que la précédente était de nature confédérale- qui devait encore être approuvée par le peuple. Alexande Marc nous a appris à nommer « hamiltonien » le fédéralisme suivant le modèle américain (appliqué aux seules institutions politiques) par opposition au fédéralisme « intégral », ou « global » (embrassant également les structures économiques et sociales) dont il souhaitait l’avènement en Europe. Cf. par exemple d’Alexandre Marc : Révolution américaine, Révolution européenne, Lausanne, Centre de recherches européennes, 1977. Le fédéralisme global ne sera pas envisagé dans cet article qui traite seulement de la construction politique de l’Europe

[9Maurice Allais (prix Nobel d’économie en 1988), Combats pour l’Europe, 1992-1994, Paris, Clément Juglar, 1994.

[10Comme par exemple un programme « intégré » de développement soutenable. Cf. Hartmut Marhold, « Le potentiel intégrateur du développement soutenable pour l’Union européenne », L’Europe en formation., n° 348, été 2008.

[11Voir en français, de Carl Schmitt (1888-1985), La Notion de politique (1933), trad. fr. Paris, Calmann-Lévy, 1972 et la discussion de ses thèses dans Jürgen Habermas, La Paix perpétuelle - Le bicentenaire d’une idée kantienne (1996), trad. fr. Paris, Cerf, 1996.

[12Jürgen Habermas (né en 1922), philosophe allemand, membre de l’Ecole de Francfort. Cf. Ecrits politiques (1985-1990), trad. fr. Paris, Cerf, 1990.

[13Charles Taylor (né en 1931) est canadien, professeur à l’Université Mc-Gill à Montréal. Disponibles en français : La Liberté des modernes (1979-1985), Paris, PUF, 1997, et, surtout, pour ce qui nous intéresse, un article, « Politics of recognition » (1992) traduit dans Amy Gutman (dir.), Multiculturalisme : différence et démocratie, Paris, Aubier, 1994.

[14Rappelons ici que, bien avant Taylor, le professeur Guy Héraud a défendu, sous l’égide du Centre international de formation européenne (CIFE) et des Presses d’Europe, son projet de « fédération des régions monoethniques ». Voir de cet auteur : L’Europe des ethnies, Paris, Presses d’Europe, 1963 (trad. all. Die Völker als die Träger Europas, Vienne, Braumüller, 1967) ; Peuples et langues d’Europe, Paris, Denoël, 1968 (orig. it. Popoli e Lingue d’Europa, Milan, Ferro edizioni, 1966) ; Les Principes du fédéralisme et la Fédération européenne, Paris, Presses d’Europe, 1968 (avec une préface et une postface d’Alexandre Marc).