La xénophobie dans la nouvelle Allemagne

, par Edith Pichler

Dans les derniers jours de décembre 2007, un retraité allemand
a été attaqué et battu dans une station de métro de Munich par
deux jeunes d’origine étrangère, turque et grecque. Depuis le
début de l’année les politiciens et les médias parlent de la
délinquance des jeunes (même si de tels discours concernent
principalement de jeunes criminels issus de l’immigration), des
peines plus sévères y compris pour les mineurs de moins de 12
ans, etc., et de la possible expulsion des coupables même
dans le cas où ils seraient nés et auraient grandi en Allemagne.
Tandis que se tenaient ces discussions sur les jeunes criminels
issus de l’immigration, des jeunes « Allemands », qu’ils soient
ou non des naziskins, attaquaient et infligeaient à Berlin de
sérieuses blessures à un Nigérian distribuant des journaux aux
passants tôt dans la matinée. Par la suite, épisodes quotidiens,
durant la semaine du 1er. au 8 janvier 2008, sauf le 1er, des
actes de violence à caractère xénophobe se sont déroulés.
Mais, revenons sur quelques uns des cas les plus significatifs
survenus dans le passé avant d’en venir à quelques
clarifications et observations.

 Amadeu Antonio Kiowa, de l’Angola, vivait à
Eberswalde, dans la région du Brandebourg, en tant
que travailleur engagé dans le cadre des accords
entre la République démocratique allemande (RDA)
et des pays socialistes en développement comme
l’Angola, le Mozambique, le Vietnam, etc. Dans la
nuit du 24 au 25 novembre 1990, un groupe d’une
cinquantaine de skinheads armés de battes de base
ball arpentait la ville pour « chasser le nègre ». Dans
un bar, ils rencontrèrent trois Africains qu’ils
commencèrent à frapper. Tandis que deux
travailleurs Mozambicains réussissaient à s’enfuir,
gravement blessés, le troisième, Amadeu Antonio
Kiowa, âgé de 28 ans, n’allait pas sortir du coma et il
devait mourir deux semaines plus tard. Cinq des
jeunes coupables furent condamnés en 1992 à des
peines maximales de quatre ans ou furent mis en
liberté conditionnelle car il était impossible de
déterminer qui avait infligé le coup mortel.
 Orazio Giambianco fut frappé à la tête la nuit du 30
septembre 1996, avec une batte de baseball. Le skinhead Jan W. et ses compagnons tournaient en
voiture dans la ville de Trebbin, au Brandebourg, à la
recherche d’Italiens travaillant dans divers chantiers
de construction de la ville afin de les agresser.
Giambianco, âgé de 55 ans, était arrivé quelques
jours auparavant de la ville de Bielkefeld (Nord
Rhein-Westphalien) où il avait émigré deux ans
auparavant. Giambianco et deux de ses collègues
italiens allaient croiser les extrémistes de droite et
Jan W. abattit immédiatement sa batte sur la tête de
Giambianco qui allait survivre grâce à deux
opérations. Il était sauf, mais sa vie était brisée pour
toujours : il souffrait de paralysie spastique, de
dommages cérébraux, de dépression, ne pouvait pas
s’exprimer correctement et ses chances de guérison
étaient nulles. En 1997 Jan W. a été condamné à 15
ans de prison, mais ayant pris ses distances par
rapport à des groupes néo-nazis, il a été libéré de
prison en 2004.
 Omar Ben Noui, alors qu’il s’enfuyait d’un groupe de
skinheads qui le poursuivait à Guben, dans le
Brandebourg, s’est heurté à la porte vitrée d’un
immeuble dans lequel il essayait de se réfugier.
Atteint de graves blessures aux principales artères, et
compte tenu de l’arrivée tardive des secours, Omar
Ben Noui fût saigné à blanc. Les skinheads qui
participaient à la chasse, furent le 13 novembre
condamnés à des peines maximales de 3 ans.

La liste pourrait continuer, et serait beaucoup plus longue si
nous ajoutions également les actes d’intimidation contre les
entrepreneurs étrangers — restaurateurs ou boutiquiers — actifs
dans les nouveaux Bundesländern. Le Frankfurter Allgemeine
Zeitung
, dans un long article sur le parti NPD, dont les activités
dans certaines zones des nouveaux Länder sont devenues
monnaie courante, rapporte un cas à Hildburghausen en
Thuringe. Selon le Secrétaire local du NPD, les dirigeants
italiens du glacier Firenze ne devraient avoir aucune affaire
dans la ville. De nombreuses fois, les militants du parti ont
barbouillé des slogans xénophobes sur les murs du magasin,
ou brisé son mobilier. Dans d’autres cas, des restaurants turcs,
chinois ou italiens ont été incendiés.

Même si l’on peut également trouver des hommes politiques
usant de slogans xénophobes dans les régions occidentales,
les nouveaux Länder sont ceux qui sont caractérisés par les
mouvements de droite et xénophobes.

Là, être d’extrême droite fait partie de la culture de la jeunesse,
et dans certaines zones, c’est la forme prédominante de la
culture des jeunes, une sorte de protestation, comme le
mouvement gauchiste dans certaines régions occidentales de
l’Allemagne. Les groupes de droite occupent les espaces
publics de nombreuses villes, en particulier autours des gares
ferroviaires, zones qu’ils nomment « national befreite Zone » [1] :
c’est-à-dire zones nationales libérées d’individus sans lien avec
la nation ; qui peuvent être des étrangers mais également des
gens de gauche ou de simples personnes de la classe
moyenne. C’est la raison pour laquelle avant les rencontres de
la Coupe de monde de Football l’ancien porte parole du
Chancelier Schroeder avait fait mention de zones « hors limites », dangereuses pour les supporters étrangers et en
particulier pour les personnes non blanches.

Quelles sont les causes ?

Alors qu’en Allemagne fédérale, l’élaboration du passé national
socialiste et le sens collectif de la culpabilité / responsabilité est
devenu une partie de l’identité du nouvel Etat, et en particulier
de la génération de 1968, la RDA a élevé dès l’origine, en tant
que légitimation politique, le mythe d’une nation fondée par des
héros ou des victimes (plutôt que par des héritiers, comme la
République fédérale l’a été) du Troisième Reich. Pour le dire en
termes simples : les héritiers du national socialisme étaient à
l’Ouest, alors que ceux de la Résistance antinazie, soit les
communistes, étaient à l’Est. Des études et des analyses
récentes démontrent que c’est précisément parce que ces
questions n’ont pas été débattues et élaborées qu’un sentiment
« dissident » d’extrême droite et une attitude d’opposition au
système communiste ont au contraire été favorisés.

A l’Ouest, les groupes de droite pouvaient agir librement, même
s’ils étaient sous la surveillance de la police d’Etat
(Verfassungsschutz [2]), tandis que la société civile articulait et
développait constamment une attitude critique contre
l’extrémisme de droite par des manifestations, des initiatives et
des publications.

En RDA, au contraire, toutes les activités non conformes avec
le Parti de l’unité socialiste (le SED [3]) étaient interdites ;
cependant, cela n’empêcha pas la formation informelle de
groupes de droite, mais l’Etat les maintint cachés et garda le
silence, car de son point de vue de tels groupes ne pouvaient
exister dans un Etat « antifasciste » comme si c’était un fait
établi et par tradition. Cela rendit impossible de lancer des
initiatives critiques et d’éveiller l’opinion publique contre ces
manifestations. Cela est vrai non seulement en ce qui concerne
les actions de l’extrême droite mais aussi pour des attitudes
(par exemple la xénophobie) et des caractéristiques
structurelles (par exemple l’autoritarisme) qui y sont liées.

Au lieu de discuter de manière ouverte sur la période national-socialiste,
ils ont durant 40 ans essayé d’insister sur et mis en
exergue les souvenirs d’une minorité, les communistes
antifascistes, en tant que mémoire collective de la RDA.
Mais durant le nazisme, la majorité des Allemands avait
sympathisé avec ce régime et l’avait activement soutenu.
Aussi, l’on peut noter dès l’origine une divergence entre la
propagande du SED et la mémoire et la conviction des
citoyens. Le mythe antifasciste était en fait une construction et
une contrainte. Selon la propagande du régime, le nationalisme
avait été éradiqué du nouvel Etat des paysans et des
travailleurs (Arbeiter und Bauernstaat) grâce aux changements
démocratiques et antifascistes, et il n’existait plus.

Tandis que dans la propagande de la RDA, restes des vieilles
formulas anti-libérales et anti-occidentales du vieux
nationalisme allemand, l’Allemagne occidentale était assimilée
à une « colonie de l’impérialisme américain », la RDA
s’autodéfinissait comme « le vrai gouvernement/Etat

L’antiaméricanisme et l’anticapitalisme étaient les idéologies
officielles de la RDA, auxquelles les extrémistes de droite
pouvaient et peuvent encore se référer. D’autre part le régime
lui-même avait besoin d’une légitimation politique, et cette
légitimation était créée en réunissant dans son iconographie
nationale des éléments socialistes et anticolonialistes : par
exemple, un système d’éducation très patriotique, qui utilisait
des notions telles que l’amour pour la « terre des pères »
(Heimatliebe) et la fierté dans les réalisations de la RDA, qui
était l’un des Etats les plus puissants économiquement de l’Est
de l’Europe. De plus, les principales « valeurs socialistes » à
transmettre étaient : l’amour pour le travail, l’ordre, la propreté,
celles de l’hygiène sociale (hygienic social values), c’est-à-dire
des valeurs communes avec la droite nationaliste. Ce fait
interdisait de débattre et d’affronter ouvertement le nouveau
phénomène de l’extrémisme de droite, déjà apparu au milieu
des années 1970, car cela aurait mis en question quelques
unes des valeurs fondamentales du système.

En RDA, de plus, il y avait la présence dans la population
d’attitudes xénophobes et antisémites, cette dernière
partiellement imputée à la politique antisioniste du régime. Le
régime du SED en niait l’existence par intérêt politique et elles
n’étaient pas commentées à cause du fait que pour l’idéologie
officielle elles étaient le résultat du système capitaliste et de
l’impérialisme, empêchant ainsi un débat public sur ces
questions et le développement d’attitudes tolérantes envers les
minorités.

Contrairement aux slogans politiques sur la solidarité
internationale et la fraternité, exclusivement à l’évidence avec
les pays socialistes, la population de la RDA n’avait aucune
opportunité de nombreuses relations avec les étrangers, et
quand c’était le cas, elles se cantonnaient à la sphère des
relations officielles organisées par le système. Son expérience
avec les étrangers était ainsi limitée à des rituels dans le cadre
de rencontres organisées par diverses organisations de masse.
Des relations « normales » avec les étrangers représentaient
un risque pour le régime, et même des évènements
interculturels tels que les nombreux Festivals mondiaux de la
jeunesse ou ceux de chants politiques étaient sous la
surveillance de la police.

En ce qui concerne les travailleurs étrangers vivant en RDA,
depuis les années 1980, dans le cadre d’accords bilatéraux
avec d’autres pays socialistes comme le Vietnam, le
Mozambique, l’Angola, l’Algérie, Cuba et la Hongrie, la
politique de la RDA ne visait pas à leur insertion, mais plutôt à
leur ségrégation et à la réduction au minimum des relations
entre la population Est-allemande et les travailleurs étrangers.
Ils vivaient collectivement dans des logements fournis par les
sociétés les employant, dans quelques mètres carrés par
individu, quatre personnes par chambre, des contrôles vérifiant
toute personne entrant ou sortant des logements. Cette
politique détériorait les relations avec d’autres nationalités, et
creusait le fossé entre la population locale et les étrangers. A
cause de cet isolement, la population Est-allemande
connaissait très peu de choses de la réalité des travailleurs
étrangers, tandis que le développement de préjugés et de
stéréotypes était largement facilité, et les tendances
xénophobes renforcées. Par exemple, il y avait des rumeurs selon lesquelles les étrangers seraient payés en devises
convertibles, et dans la mesure où dans une économie
caractérisée par le manque de biens de consommation leur
acquisition se transformait en une compétition entre
communautés, des rumeurs se répandaient quant à de soi
disant trafics et achats de produits par les travailleurs
étrangers.

L’héritage idéologique dans les nouveaux Länder

Des idées comme l’autoritarisme, l’antipluralisme, le
collectivisme et la dichotomie ami/ ennemi ont persisté même
après la chute du Mur de Berlin en 1989, devenant les
principes structurants des groupes d’extrême droite. Après la
réunification, les divers mouvements de droite purent organiser,
avec l’aide de leaders d’extrême droite d’origine Est-allemande
expulsés vers la République fédérale dans les années passées,
une infrastructure bien charpentée.

Il faut ajouter à l’humus idéologique les changements sociaux
et structurels survenus après la chute du Mur qui ont
certainement encouragé et continuent à encourager la
croissance des comportements xénophobes.

Le processus de désindustrialisation et la restructuration de
l’économie agricole (avec l’éclatement des coopératives de
production) ont supprimé des emplois et accru le chômage, qui
dans certaines zones dépasse les 20 %. Ces processus ont
créé des confusions non seulement chez les adultes, pour qui
leur emploi était le centre de la vie quotidienne, mais également
parmi les jeunes qui sont confrontés à un avenir incertain. Dans
certaines régions des nouveaux Länder l’on peut observer des
phénomènes d’importante émigration, non seulement vers des
régions de l’Allemagne du sud comme la Bavière et le Baden-
Würtenberg, mais aussi vers l’Autriche, la Suisse et le sud-
Tyrol. Et ce sont précisément les personnes avec un bon
acquis culturel et professionnel, souvent des femmes, qui s’en
vont, laissant derrière elles des villes avec une majorité
d’hommes sans perspective d’emploi, sans possibilité de fonder
une famille, pour qui l’alcool devient la seule compagnie.

Une telle réalité est également pour certains observateurs une
cause de l’augmentation des attitudes xénophobes et du
succès des partis d’extrême droite, comme le NPD ou la DVU.
Dans la région de Mecklenburg-Vorpommern, où les élections
eurent lieu en 2006, le parti d’extrême droite du NPD obtint 7,3
% des votes et 6 députés siégèrent au Landtag, le parlement
régional ; dans le parlement régional de la Saxe, le NPD eut 12
députés élus aux élections de 2004 avec 9,2 % des votes ; et la
même année dans le Brandebourg le parti d’extrême droite de
la DVU dépassa le seuil de 5 % avec 6,8 % (par exemple les Verts culminèrent à 3,6 % et le parti libéral FDP à 3,3 %) et fit
élire 6 députés. La participation des électeurs aux élections
régionales est relativement faible dans tous les nouveaux
Länder, un fait qui peut aussi dénoter un détachement possible
et une certaine indifférence vis-à-vis de la politique de la part
des citoyens : dans le Brandebourg elle fut de 56,4 %, en
Mecklenburg- Vorpommern de 59 %, en Saxe de 59,6 %, en
Thuringe de 53,8 % et de 44,4 % en Saxe-Anhalt.

Au niveau des « comtés » et des villes le NPD peut même faire
mieux, comme dans les villes de Sächsische Schweiz en Saxe,
une zone frontalière avec la République tchèque caractéristique
pour ses paysages de montagne et une attraction touristique
dès avant la guerre et durant les années de la RDA. Le parti,
dont les candidats sont également membres du groupe
Skinheads Sächsische Schweiz (SSS), ont obtenu 8,1 % des
voix (le troisième rang des partis après la CDU et le PDS, le
parti héritier du SED) . à Reinhardtsdorf-Schöna, 25,2 % (la
deuxième place après un mouvement politique local) ; à
Königstein, 21,1 % (le deuxième rang après la CDU) ; à
Sebnitz, 13,2 % (le troisième rang après la CDU et le PDS) ; à
Ostrau, près de Bad Schandau, 18,8 % son candidat recevant
la majorité des bulletins. Finalement, il conviendrait d’ajouter
aux causes de cette situation l’état d’inachèvement d’une
véritable unification européenne, capable de créer une identité
européenne qui rassemble et additionne les diversités
régionales comme renforcement de cette identité. En d’autres
termes, cet état d’inachèvement signifie que le modèle fédéral
d’unité des peuples dans la diversité, n’est pas encore devenu
un état de conscience collectif, laissant la place à la
xénophobie, au racisme et ainsi de suite.

P.-S.

Edith PICHLER

Professeur de sciences politiques à l’Université
Humboldt de Berlin

Article publié en commun avec The Federalist
Debate

Traduit de l’anglais par Jean-Francis BILLION - Lyon

Notes

[1Zones nationales libérées.

[2Littéralement, « police de protection
constitutionnelle ».

[3Sozialistiche Einheitspartei Deutschlands, Parti
communiste est-allemand.
allemand ».