Le Principe fédératif a cent ans

, par Bernard VOYENNE

Il y a eu cent ans cette année -exactement à la mi-février-
Pierre-Joseph Proudhon publiait : Du Principe fédératif
et de la nécessité de reconstituer le parti de la Révolution.
C’est le dernier de ses ouvrages importants à avoir vu le
jour de son vivant. Désormais tout ce qu’il écrira sera placé
sous le signe du fédéralisme et, notamment, son grand ouvrage
posthume, De la Capacité politique des Classes ouvrières.

La propagation de l’idée fédéraliste lui tient même tant à coeur
que, le 5 février 1863 (quelques jours avant la sortie du
Principe), Proudhon écrit au Ministre de l’intérieur pour
lui demander l’autorisation de faire paraître un nouveau
journal qui s’appellera : La Fédération. Autorisation qui est,
bien entendu, refusée par un régime dont le « libéralisme »
réservait sa tendresse aux seules rêveries nationalitaires.
Ainsi donc, celui qui demeure à jamais « le père du
fédéralisme », au moins en tant que philosophie politique,
semble avoir attendu les deux ou trois dernières années de sa
vie pour parler de fédéralisme. Paternité aussi éclatante que tardive
 ! Lorsqu’il s’agissait de désigner d’un mot l’ensemble de
sa doctrine, Proudhon a utilisé jusqu’alors des termes
divers, plus ou moins heureux : « garantisme », « anarchie », « 
mutuellisme », mais jamais celui de « fédéralisme ». N’y a-t-il
pas là de quoi accréditer la thèse de ceux qui vont accusant
Proudhon d’avoir sans cesse changé, de s’être perpétuellement
contredit, voire renié ?

En réalité, il serait possible -croyons-nous- de montrer que
depuis le début de son oeuvre sous des approximations
successives, c’est de fédéralisme qu’il parlait ou, pour mieux
dire, vers le fédéralisme qu’il se dirigeait. En tout cas depuis
qu’il a ainsi formulé dans le premier mémoire : Qu’estce
que la Propriété ? Ou recherches sur le principe du
Droit et du Gouvernement (qui est de 1840) ce que l’on
peut appeler son axiome : « La politique est la science de la
liberté : le gouvernement de l’homme par l’homme, sous
quelque nom qu’il se déguise, est oppression ; la plus haute
perfection de la société se trouve dans l’union de l’ordre et de
l’anarchie » [1]. Mais, même si l’on tient à se référer à des origines
plus explicites, à des formulations plus précises où l’idée
fédéraliste et le mot figurent conjointement, il ressort
indiscutablement de l’étude de la correspondance, des carnets,
d’articles plus ou moins oubliés, que l’intérêt pour le fédéralisme
apparaît chez Proudhon dès 1847, d’abord de manière épisodique,
puis dans une perspective polémique, pour s’implanter solidement à
l’occasion des vastes recherches qu’il entreprend au cours de son
premier séjour à Sainte-Pélagie, de 1849 à 1852.

Les circonstances fortuites sont celles de la guerre du
Sonderbund et des épisodes qui s’ensuivirent. L’expulsion des
jésuites, affirme Proudhon [2], n’a été au fond qu’un « prétexte »
et le véritable enjeu de la lutte se trouvait entre les vieilles
libertés cantonales et le radicalisme centralisateur, à la
française, qui prétendait les supprimer. Bien entendu, en France,
le courant jacobin était favorable aux centralisateurs suisses et cela d’autant plus qu’il y avait eu l’affaire des jésuites.
Proudhon, au contraire, prend la défense de la liberté, en
l’occurrence des jésuites qu’il n’hésite pas -lui !- à juger « 
plus de leur siècle » [3] que leurs adversaires. Privé, à cette
époque, de moyens d’expression, c’est à ses carnets intimes
qu’il confie ses fureurs et ses méditations. Pendant toute
l’année 1847, ils abondent en références à ce qu’il appelle « 
la question suisse ». Ce qui est pour nous significatif, c’est la
valeur générale que Proudhon en vient très vite à donner à
cette affaire, somme toute mineure. Elle l’aide à voir clair
dans le problème des nationalités, alors posé de façon
dramatique en Europe. De la Suisse, il passe bientôt à l’Italie,
à l’Allemagne. C’est pour remarquer que partout l’on cherche à
répondre à l’appel de ces nationalités selon les principes
jacobins, en imitant sottement la France. Et Proudhon d’affirmer
que cette vue est « rétrograde », qu’elle ressortit au « 
matérialisme pur » [4]. En contrepartie, il multiplie les formules
comme celle-ci où il exprime, avec une précision croissante, sa
position personnelle : « L’unité dans la variété, voilà ce qu’il faut
chercher, en respectant l’indépendance des fueros, des
cantons, des principautés et des cercles » [5]. Sa pensée ne saurait
faire aucun doute ; cependant il hésite à employer le terme de
fédéralisme, parce qu’il le comprend encore -selon l’acception
reçue en France depuis la Révolution- dans un sens exclusivement
centrifuge et quasi sécessionniste. Un autre texte des
carnets, quelque peu postérieur, nous paraît très précieux pour
fixer cette étape de la réflexion proudhonienne : « Le
Gouvernement. Bien poser la question. Ce que je veux est autre
chose que le fédéralisme. La vraie unité économique, non
administrative ; tandis que les fédéralistes ne veulent ni unité
administrative, ni économique ». [6]

Le mot qu’en 1847 il hésite encore à adopter, Proudhon s’en
saisira, comme il est habituel chez lui, dans le feu de la
polémique. A la fin de 1850, au milieu des discussions
consécutives à l’échec de la Révolution, Victor Considérant
relança la vieille idée du gouvernement direct, en affirmant que
si le peuple avait pu diriger lui-même sa révolution, celle-ci
n’aurait pas été trahie. Proudhon, de plus en plus attentif aux
questions politiques, se mêle au débat pour tancer vertement
Considérant et ceux qui l’avaient appuyé, en montrant que le gouvernement
direct -s’il était possible- serait le plus oppressif
puisqu’il instaurerait la souveraineté permanente de tous sur chacun
et de chacun sur tous. Quelques mois plus tard, Louis Blanc
intervient à son tour pour s’opposer lui aussi, mais avec de tout
autres raisons, à l’idée du gouvernement direct. En bon
historien de la première Révolution et en fidèle de Robespierre,
il évoque le spectre du « fédéralisme », comme toujours
efficace contre ceux qui n’apprécient pas les charmes de la centralisation
démocratique. Proudhon se sent visé et, `tout d’abord,
écarte presque négligemment l’allusion : « L’accusation de
fédéralisme est désormais surannée et n’effraie plus personne » [7].

Mais, peu à peu, par une sorte de bravade, il se prend d’affection
pour le mot tant décrié et bientôt l’accusation de fédéralisme, si
surannée qu’elle soit, n’a plus rien qui lui déplaise. A partir de
1851-1852, c’est de plus en plus souvent que l’on trouve le
terme sous sa plume, avec des réserves encore mais qui cèdent
progressivement, puis, marqué d’une franche sympathie dès
la fin de 1852. Il faudra attendre encore plusieurs années avant
d’en arriver au célèbre texte de la Justice : « D. Que pensezvous
de l’équilibre européen ? R. Pensée glorieuse d’Henri IV, dont la Révolution peut seule donner la vraie formule. C’est le
fédéralisme universel, garantie suprême de toute liberté et
de tout droit... ». [8] Voilà déjà le Principe en substance.
Lent cheminement, donc, d’une dizaine d’années au moins, où la
pensée et le mot se cherchent, se devinent, s’étudient, pour se
rejoindre enfin dans des épousailles indissolubles où la raison et
l’intuition ont chacune leur part. Car, on l’a compris, il ne s’agit
pas d’une simple question de terminologie, aussi peu
négligeable soit-elle. S’il n’y a eu dans la pensée de Proudhon
ni changement, ni oubli, on ne saurait douter qu’il s’est produit
entre les deux termes de son évolution, un approfondissement
souvent douloureux, toujours intense et laborieux, le plus
important à coup sûr de toute la vie du Franc-Comtois. Grande
crise de la quarantaine au cours de laquelle un génie impétueux
mais réfléchi remet tout en question de ce qu’il a écrit, se
pose des problèmes entièrement nouveaux pour lui, n’hésite
pas à les affronter de face et, sans se renier, se transforme
pour retrouver enfin ses anciennes certitudes à un plan
supérieur. Dès le début de cette crise intellectuelle, Proudhon en
avait lucidement mesuré l’ampleur et prophétiquement deviné
l’issue. C’est en 1850, en effet, à la veille de publier L’Idée
générale de la Révolution, le plus « anarchiste » de ses livres,
qu’il écrivait : « Après avoir nié l’Etat, nous devons faire
sentir qu’il s’agit d’accomplir un mouvement progressif de
simplification usque ad nihilum, non de réaliser une anarchie
subite et immédiate (...). Pour moi, je vais commencer une évolution
nouvelle ». [9]

En 1863, donc, lorsque Proudhon publie le Principe, il y a
à peu près quinze ans qu’il a commencé de découvrir l’idée
fédéraliste. Ce qui avait été tout d’abord un thème
circonstanciel, voire polémique [10], est devenu
progressivement le leitmotiv qui non seulement domine
toute la dernière partie de son oeuvre mais encore,
rétrospectivement, éclaire et unifie ce qui l’a précédée. Avec
insistance Proudhon lui-même a toujours souligné cette cohésion
profonde qui ne nie pas l’évolution mais, au contraire, l’explique.
Dans le temps même où il travaille au Principe, il écrit : « Vous
serez quelque jour étonné d’apprendre après tout ce que vous
avez entendu dire et supposé vous-même de mes opinions, que
je suis un des plus grands faiseurs d’ordre, un des progressistes
les plus modérés, un des réformateurs les moins utopistes et
les plus pratiques qui existent (...). Pour ne citer qu’un
exemple (...) je vous ferai remarquer en passant que si, en
1840, j’ai débuté par l’anarchie, conclusion de ma critique de
l’idée gouvernementale, c’est que je devait finir par la
fédération, base nécessaire du droit des gens européen, et,
plus tard, de l’organisation de tous les Etats (...) ; en sorte que
l’ordre public reposant directement sur la liberté et la conscience
du citoyen, l’anarchie, l’absence de toute contrainte, de toute
police, autorité, magistrature, réglementation, etc. se trouve être
le corrélatif de la plus haute vertu sociale, et partant, l’idéal du
gouvernement humain. Nous n’en sommes pas là, sans doute,
et il se passera des siècles avant que cet idéal soit atteint,
mais notre loi est de marcher dans cette direction, de nous
approcher sans cesse du but ; et c’est ainsi, encore une fois, que je soutiens le principe de la fédération ». [11]

Sans doute, dans un texte de ce genre écrit au courant de la
plume, une certaine schématisation est-elle inévitable. Mais, sur
le fond et pièces en mains, on ne peut que donner raison à
Proudhon. Dans le puissant massif de cette pensée, si les replis,
les escarpements sont nombreux, il est impossible de tracer des
lignes de partage vraiment nettes et, à coup sûr, il n’existe
aucune ligne de rupture. A qui ignore ce qui le prépare et
l’explique, son fédéralisme est proprement incompréhensible. Car
ce fédéralisme n’est rien d’autre qu’une réponse aux questions
laissées ouvertes par les prises de position antérieures. Depuis
longtemps Proudhon avait admis que l’anarchie, fixée par lui
comme but ultime au progrès humain, ne pourrait se réaliser
que d’une manière « progressive » [12] et qu’il fallait, par
conséquent, en prévoir les étapes et les aménagements. Ceux-ci,
bien que posés comme nécessaires, n’en restaient pas moins
énigmatiques. En fait, Proudhon se rendra compte peu à peu qu’il
avait été, un moment, si catégorique, que les chaînons
intermédiaires risquaient fort de ne pouvoir être placés, faute
d’avoir donné un rôle suffisant au moteur de tout progrès qui est,
selon sa philosophie, la contradiction. L’anarchie était la fin :
comme telle, elle ne pouvait être aussi le moyen. Cette anarchie,
autre nom chez lui de l’autonomie, de toutes les autonomies, ne
saurait empêcher l’unité des personnes et des groupes entre eux, à
peine de n’être plus l’anarchie positive qu’il envisageait, mais un
pur et simple émiettement. Autrement dit la liberté ne peut se
penser et s’obtenir que par rapport à une contrainte, et cette
contrainte elle-même est loin d’être affectée d’un signe négatif : elle
peut parfaitement être génératrice de liberté. Il ne s’agit donc
pas, comme le font les pensées monistes, de sacrifier l’une à
l’autre mais bien de penser dialectiquement l’une et l’autre.

Or il ne nous paraît guère douteux que Proudhon avait été,
pendant un temps, tenté de tout sacrifier à l’anarchie. De là un
utopisme qui, quoi qu’il en ait dit par la suite, s’était fait jour dans
sa pensée à l’époque des déceptions de 48 et qui est
particulièrement visible dans l’Idée générale. De là aussi, inévitable
choc en retour, l’opportunisme qui n’avait pas tardé à répondre à cet
utopisme avec La Révolution sociale démontrée par le coup
d’Etat. Une méconnaissance certaine du pôle d’organisation,
d’autorité, d’unité, obère toute cette période et elle se manifeste
tantôt par des simplifications verbales, tantôt par un
machiavélisme naïf qui n’est qu’une simplification mentale. Après
l’échec de la révolution, Proudhon s’était réfugié dans un économisme
pur finissant par rejoindre le libéralisme du « laissez
faire » qu’il avait tant critiqué autrefois. Puis, on contraire, il avait
cédé d’une manière bien particulière au mythe de l’homme
providentiel en s’imaginant, non sans une sombre ironie, qu’un souverain
qu’il méprisait parce qu’il n’avait ni idées ni moeurs
réaliserait, en raison de ce vide même, les premières étapes de la
révolution.

A présent que la crise est passée et que, en prenant du recul -
notamment grâce à l’exil- Proudhon a pris conscience des points
sur lesquels il butait, il comprend aussi plus clairement comment il
pourra les surmonter. « Nous avons maintenant, écrit-il, chose
que nous avions dédaignée et devions dédaigner en 1848, une
politique ». [13] Pourquoi « devions dédaigner » ? On peut
admettre qu’il entre ici un certain désir de se justifier après
coup mais aussi que, face aux affolements d’un socialisme à la fois autoritaire et impuissant, Proudhon estime qu’il était seulement
possible d’affirmer le primat de la liberté créatrice. Quoi qu’il en
soit, on discerne bien le cheminement de la pensée
proudhonienne, tel qu’il trouvera son aboutissement dans le Principe.
Proudhon ne renie rien, mais corrige et complète ; il ne
retranche pas, mais ajoute. L’anarchie, dans le sens où il l’entend,
n’est nullement mise en question. Cependant elle va trouver
désormais sa complémentaire -sur lequel elle s’arc-boute et avec qui
elle dialogue- dans l’idée d’organisation. Chacun des pôles ainsi
mis en tension empruntera à l’autre et à son tour, lui donnera :
l’organisation est conçue comme spontanée dans le temps même
où l’anarchie devient organique. C’est tout le fédéralisme
proudhonien. Comme Proudhon le dit lui- même : « le seul
système politique qui puisse se concilier avec la vraie révolution
et réaliser l’égalité économique est la fédération ». [14]

Dans quelles conditions le Principe a-t-il été conçu et enfanté ?
Amnistié depuis 1860, Proudhon ne s’était pas dépêché de rentrer
en France. Certes, il était las de l’exil mais il y avait pris aussi ses
habitudes et redoutait les difficultés matérielles du retour. Plus
encore l’épreuve morale à laquelle il s’attendait, le saisit, comme il
l’écrit à un ami cher, d’une « véritable angoisse ». [15] Il voudrait
revenir avec une revanche, un coup d’éclat, et compte pour cela sur
La Guerre et la Paix. Pourtant les incompréhensions rencontrées
par le manuscrit avaient été grandes. Elle n’étaient rien encore à côté
du véritable « tollé » (le mot est de Proudhon) qui accueillit la
publication. Comme toujours, l’humeur proudhonienne, aggravée à
cette époque par quelque amertume, l’a poussé à défendre ses
thèses avec les armes « boomerang » de la provocation et du
paradoxe. On l’accusera d’avoir écrit une apologie de la force,
quand il s’était borné à constater qu’elle était souvent
l’accoucheuse de ce droit des gens dont il s’efforce de
repenser les principes.

De même lorsque, l’année suivante, de plus en plus préoccupé par
la question des nationalités -angoissé même, depuis l’issue de la
guerre franco-piémontaise et ce qui lui paraissait être la folle politique
de Napoléon III- Proudhon écrit une série d’articles afin de
démontrer que la solution à l’unité italienne ne peut être que
fédérative, il va passer aux yeux de ses hôtes belges pour un
furieux nationaliste français ! En effet, faisant allusion dans l’un des
textes qui composeront La Fédération et l’Unité en Italie à
l’annexion de Nice et de la Savoie, il remarque -ironiquement,
est-il besoin de le préciser ?- qu’il n’y a aucune raison de s’arrêter
en si bonne voie. Si le critère linguistique était le seul qui dût être
pris en considération, alors, la France serait parfaitement fondée à
réclamer aussi l’annexion de la Wallonie. Qu’avait-il dit ! Alerté
par quelques ombrageux censeurs, les journaux bruxellois -qui
apparemment ne goûtaient pas mieux l’humour proudhonien que ne
l’avaient fait les propriétaires- accusent Proudhon d’« appeler sur
leur pays les hordes françaises » [16], alors qu’il avait voulu dire
exactement le contraire. C’est une authentique manifestation
nationaliste que déclenchèrent les imprudents propos de l’antinationaliste
qui n’était encore, au demeurant, qu’un proscrit
jouissant du droit d’asile. Sa maison d’Ixelles fut assiégée par
un cortège de braves gens, brandissant des drapeaux, hurlant « 
La Brabançonne » et paraissant décidés à faire au polémiste un
très mauvais parti. Plus écoeuré par tant de sottise que
véritablement alarmé, Proudhon se décide néanmoins à faire le saut et, le lendemain de cette Saint-Barthélemy en miniature, il
prendra le train pour Paris.

Hélas ! Ce n’était pas pour y trouver le moindre réconfort. Malade,
aigri, assailli par toutes sortes de difficultés matérielles,
Proudhon n’est pas plus tendre pour son pays, retrouvé après
quatre ans d’exil, que pour celui qu’il venait de quitter. Ce qu’il
constate l’accable et, en même temps, le galvanise, comme c’est
toujours le cas chez lui : « J’ai trouvé la situation ici dix fois
pire qu’on ne me l’avait faite. La défection est partout, la
démocratie est en plein désarroi, le ralliement marche et
l’immoralité monte comme le flux. On peut se croire à un
prélude de la fin du monde. C’est justement pour cela que je
rentre ; j’ai fait le diagnostic, je crois avoir le remède ». [17]
Le remède, c’est précisément le fédéralisme. Dans ce grand
désarroi moral et matériel, Proudhon pense à développer enfin
l’idée qui mûrit en lui depuis tant d’années déjà et dont La
Guerre et la Paix a posé les solides prémisses. A peine installé dans
sa nouvelle maison de Passy (celle-là même où il mourra), il se
met au travail. Du Principe fédératif et de la nécessité de
reconstituer le parti de la Révolution, tel est le titre en
forme de programme qu’il trace tout d’abord et ne suivra
d’ailleurs qu’en partie. Dans les circonstances où il se trouve, il
ne croit pas pouvoir faire mieux qu’« un petit pamphlet
de soixante pages au plus » [18]. Il ne s’agit, dans son esprit,
que de poser un premier jalon, d’éveiller une réflexion, en
traçant seulement les grandes lignes de la doctrine fédéraliste
qu’il croit commencer à entrevoir mais qu’en fait il porte déjà en
lui dans son état presque définitif. Progressivement il s’échauffe
et, plein de son sujet, avance rapidement quoique non sans
difficultés. Moins de trois mois plus tard, il se trouve à la tête d’un
manuscrit de deux cents pages dont il a lui-même retracé la
genèse, mieux que quiconque ne saurait le faire : « Peu à
peu je me suis aperçu que je me fourvoyais, que ce qu’il
fallait, c’était un travail sérieux, solide, et un coup terrible.

Me voilà donc refaisant mon ouvrage sur épreuves, tant et
si bien qu’au bout de deux mois je n’avais pas encore fini
 ; seulement au lieu de soixante pages, j’étais arrivé à
deux cents. On met sous presse, la première feuille est
tirée ; je ne sais combien de rames de papier grand jésus.
Mais voilà que la nuit une insomnie s’empare de moi ;
c’était le diable ou mon bon ange, je ne sais encore lequel,
qui venait m’éveiller. Je songe que j’ai fait une oeuvre
stupide, obscure, violente, digne de mes adversaires, sans
doute, mais faite pour me déshonorer comme écrivain. De
suite je me lève, je fais suspendre le tirage et je déclare à
Dentu que j’ai des corrections à faire. Ces corrections
m’ont pris encore cinq semaines, et ma brochure qui
devait avoir soixante pages au plus, dépasse trois cents. Il
est certain qu’un enfant ainsi bâti, conçu en quatre
reprises, jeté en fonte par morceaux, doit faire une
singulière figure. Vous y verrez force ratures, lacunes, des
bosses, des méplats, des solutions de continuité. -Un nouvel
avertissement du ciel ou de l’enfer, vous me le direz, m’a
été donné cette nuit (31 janvier), et j’avais presque résolu
de tout brûler et de renvoyer la publication à Pâques.

Cependant, après avoir dormi, j’ai décidé de laisser aller les
choses et de n’y plus regarder. C’est ainsi que je me trouve,
en ce moment, avoir a peu près terminé cet ouvrage. C’est
un livre, et ce n’est pas un livre ; c’est quelque chose d’hétéroclite,
de très fort par endroits, de soporifique dans
d’autres ; en somme, une idée formidable qui, si elle porte
coup, doit produire un effet énorme. En un mot, je me suis
dit que le fond sauverait peut-être la forme, et c’est ce qui fait que vous recevrez peut-être, sous huitaine, ma
publication. Mais j’ai la cervelle en bouillie et la tête
comme une poire molle ». [19]

Encore sous le feu de l’inspiration, l’auteur s’est ici montré assez
bon critique, quoiqu’ excessif sans doute : mais il est ainsi fait,
dans le jugement comme dans l’action. On accordera à l’autocenseur
que le livre n’est pas, littérairement parlant, un de ses
meilleurs et qu’il souffre des conditions défavorables de sa
gestation ou, plus exactement, d’être demeuré en cet état. Il porte
même, dans son plan et son ton, la marque d’une ambiguïté
foncière. De la première intention polémique subsiste un certain
nombre de passages et toute la troisième partie qui, avec le recul
du temps, nous semblent gâter le civet plutôt qu’ils ne l’épicent.

D’autre part les excursus historiques de la deuxième partie,
ajoutés au dernier moment et sans documentation suffisante pour
donner plus de poids à la thèse, sont hâtifs et souvent
contestables. L’intérêt essentiel du livre n’est évidemment pas là.
Proudhon l’avait, en somme, pressenti. Mais il savait aussi où se
trouvait son véritable apport, et en quoi il était novateur. Il
poursuit, en effet, en ces termes, la lettre que nous venons de citer
longuement sans en épuiser les richesses : « Le titre de cet
ouvrage vous en fera préjuger le contenu (...). C’est une
démonstration d’un genre à moi, de cette proposition :
Que tous les gouvernements connus jusqu’à ce jour sont
des fragments dépareillés de la vraie constitution sociale,
laquelle est unique, la même pour tous les peuples, et peut
être appelée : République fédérative ; que hors de là il n’y a
ni liberté, ni droit, ni morale, ni bonne foi (...). Bref, c’est
ce que j’appelle la solution du problème politique ; la définition
de la République, définition restée à l’état de
desideratum, si peu connue encore que Suisses et
Américains eux-mêmes n’ont eu jusqu’ici qu’une conscience fort
imparfaite de leur propre état ». [20]

Ainsi Proudhon est-il parfaitement conscient, dès la parution du
livre, d’avoir fait non la théorie des régimes fédéraux existant de
son temps, mais bien une oeuvre de philosophie sociale et
politique dans laquelle le principe fédératif est envisagé
dans son essence plutôt que selon les modalités imparfaites de son
existence. C’est à ce niveau que le livre a poursuivi, à travers
heurs et malheurs, sa destinée. Et c’est ainsi également qu’après
cent années, il demeure pour nous, comme une grande oeuvre
solitaire, éclairante, et toujours à réaliser.

NOTE BIBLIOGRAPHIQUE

DU PRINCIPE FÉDÉRATIF ET DE LA NÉCESSITÉ DE
RECONSTITUER LE PARTI DE LA RÉVOLUTION, par P.-J.
PROUDHON, a été publié chez E. Dentu, Libraire-Editeur à Paris,
Galeries d’Orléans, 13 et 17, rue du Palais-Royal, en un volume de
324 pp. in-32 (17,5 X 11), imprimé à Paris par L. Tinterlin et Cie,
rue Neuve-des-Bons-Enfants, n° 3. Il comprend, outre un « Avantpropos
 » et une « Conclusion », trente-et-un chapitres groupés en
trois parties : « Première partie : Du principe de Fédération » (onze
chapitres), « Deuxième partie : Politique unitaire » (onze
chapitres), « Troisième partie : La Presse unitaire » (neuf
chapitres). Nous ignorons le tirage du livre mais savons
seulement, par une lettre de Proudhon, que le 5 mars 1863 -soit une
quinzaine de jours après la sortie du livre- l’éditeur en était
déjà au 60 mille.

Le texte du Principe a été repris sans changements autres que
typographiques, dans l’édition des « OEuvres complètes de P.-J. Proudhon »
en 26 volumes, grand in-18 jésus, publiée à partir de 1867 par la Librairie
Internationale A. Lacroix Paris, puis A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie,
Paris, Bruxelles, Leipzig et Livourne, puis E. Flammarion, Paris, où il
forme avec la brochure Si les Traités de 1815 ont cessé
d’exister, le tome VIII. Ce tome, publié en 1868, compte en tout 220 pages dont le Principe fait les 242 premières. Les oeuvres de
Proudhon étant alors épuisées et d’accès difficile, Du Principe fédératif a
fait, en 1921, l’objet d’une réédition partielle dans la « Collection des
chefs-d’oeuvre méconnus », dirigée par Gonzague Truc, et publiée par
les Editions Bossard, 43, rue Madame à Paris. Ce volume, soigneusement
présenté dans le format in-16 grand aigle (13,5 X 19,5), ne reproduit
que la première partie doctrinale, sans l’avant-propos mais avec la
conclusion générale et, en appendice, le chapitre premier de la deuxième
partie ainsi que le chapitre IV de la troisième, soit au total 145 pages.

Elle est précédée d’une introduction de 41 pages par M. Charles-Brun,
secrétaire général de la Société Proudhon (sur l’instigation de laquelle cette
réédition paraît avoir été entreprise) et accompagnée d’un portrait gravé
sur bois par Achille Ouvré d’après Gustave Courbet, ainsi que de notes
et indications bibliographiques. Le tirage était limité à 2.500 exemplaires
numérotés. L’éditeur n’ayant pas écoulé tout ce tirage en librairie, il a été
longtemps possible -et il l’est parfois encore- de trouver cette édition
chez des bouquinistes parisiens. Enfin la « Nouvelle Edition des
OEuvres Complètes de P.-J. Proudhon », commencée en 1923 à la
Librairie Marcel Rivière et entreprise sous la direction de MM. C.
Bouglé et H. Moysset, n’a publié Du Principe fédératif qu’en 1959,
dans un volume de 608 pages grand in-8° carré (23 X 14,5) où il est
accompagné d’« OEuvres diverses sur les problèmes politiques
européens », à savoir : La Fédération et l’Unité en Italie,
Nouvelles observations sur l’Unité italienne, France et Rhin
(fragments). Du Principe fédératif occupe les pages 255 à 551 et il
est, bien entendu, reproduit intégralement dans le texte de 1863. Le
volume est précédé de deux études importantes : « Fédéralisme et
proudhonisme » par Georges Scelle, et, « Le fédéralisme dans
l’oeuvre de Proudhon » par J.-L. Puech et Théodore Ruyssen. Les
introductions et notes sont également de ces deux derniers auteurs. Ce
volume est toujours disponible en librairie. Sans constituer, à propre.
ment parler, une édition critique il peut être considéré comme
parfaitement sûr et a été, à peu d’années près, l’édition du centenaire.

P.-S.

Bernard VOYENNE

Article publié dans L’Europe en Formation, Nice, décembre 1963,
n° 45. Revue du Centre international de formation européenne -
CIFE, fondée par Alexandre Marc.
Presse fédéraliste et Fédéchoses remercient le CIFE et L’Europe
en formation d’avoir autorisé cette republication et d’autres qui
suivront soit dans Fédéchoses soit en brochures ou sur notre site.

Notes

[1Ed. Rivière, p. 346.

[2Carnet 6 (1847-1850), Ed. Rivière, p. 226.

[3Ibidem.

[4Carnet 6, Ed. Rivière, p. 257.

[5Ibid.

[6Carnet 7, texte dactylographié, B.N. Dpt des Mss. p.

[7Idée générale de la Révolution, Ed. Rivière, p.
322.

[8De la Justice dans la Révolution et dans l’Eglise, Ed.
Rivière, T. II, pp. 287-288.

[9Lettre à Darimon, du 14 février 1850 (Cor. III, p. 96)

[10Cette intention ne disparaîtra jamais tout à fait.
Pendant qu’il travaille au Principe, il écrit : « Je
plante le drapeau, jusqu’ici proscrit, du
fédéralisme ». Lettre à Milliet, du 2 novembre
1862 (Cor. XII, p. 220).

[11Lettre à Milliet, op. cit., p. 221. Voir aussi, déjà
dans le même sens, la Lettre à Delhasse, du 8 août
1861 (Cor. XI, pp. 160-161).

[12Lettre à Darimon, du 14 février 1850, op. cit. ,
p. 96.

[13Lettre à Darimon, du 6 février 1863, lui annonçant
le Principe (Cor. XIII, p. 279).

[14Lettre à Chaudey, du 20 novembre 1863 (Cor.
XII, p. 241).

[15Lettre à Rolland, du 7 juillet 1861, dans, Lettres au
Citoyen Rolland, éd. Grasset, Paris, 1946, pp. 194-
195.

[16Carnet 7, texte dactylographié, B.N. Dpt des Mss. p.

[17Lettre à Gouvernet, du 10 septembre 1862 (Cor. XII,
p. 177).

[18Lettre à Buzon, du 31 janvier 1863 (Cor. XII, p.
267).

[19Lettre à Buzon, op. cit. , pp. 268-269.

[20Lettre à Buzon, op. cit. , pp. 268-269.