Les fédéralistes donnent la parole à : Fernando IGLESIAS

, par Jean-Francis Billion, Jean-Luc Prevel

Universitaire, écrivain et journaliste argentin, spécialisé dans les aspects politiques de la mondialisation. Membre de la Chambre des députés, élu en tant
qu’indépendant sur la liste de la Coalición Cívica dans la circonscription de la Ciudad Autonoma de Buenos Aires. Membre de la Commission des
affairées extérieures, secrétaire de la Commission du Mercosur. Désigné par le Parlement argentin au Parlement latino-américain (Parlatino) et membre
de sa Commission des affaires politiques. Fondateur de Democracia Global (Movimento pro Unión latinoamericana y el Parliamento global) et membre du
Conseil du World Federalist Movement.

Q. Quel est ton avis sur la Directive « retour » adoptée
récemment par l’Union européenne ? Que penser du climat qui
règne dans beaucoup de pays de l’UE autour de cette
problématique et quelles sont ses conséquences négatives sur
les relations entre l’Amérique latine et l’UE ?

R. La question des extra-communautaires est à mon avis l’un
des problèmes centraux de la politique moderne. L’attitude de
chaque communauté humaine avec ses « étrangers » est la
meilleure définition du niveau de civilisation qu’un pays, un
peuple, un continent, ait réussi à développer. Pour cette raison
la criminalisation de l’immigration illégale est peut-être la
politique la plus erronée et anti-humanitaire de l’histoire de
l’UE. Heureusement, j’ai aussi entendu parler par des
Européens de la « directive de la honte ». Ce qui veut dire qu’il
y a encore en Europe des forces progressistes et
démocratiques qui la rejettent.

L’Europe est née sur les principes des droits de
l’homme universels et égalitaires mais aussi sur l’idée de
l’abolition des frontières. La Directive de la honte est cependant
parfaitement contraire aux meilleures traditions de l’Europe
unie et de ses Pères fondateurs.

Pendant les périodes les plus difficiles de l’histoire européenne,
l’Amérique latine a été une place d’accueil pour les réfugiés
européens. Dans mon pays, l’Argentine, beaucoup de
Républicains espagnols après la guerre civile, beaucoup
d’Italiens antifascistes, beaucoup de Français voulant échapper
à la guerre ou, c’est moins connu, d’allemands antinazis ont pu
trouver la paix, la sécurité et le travail. Donc, vous pouvez
imaginer leur réaction, celle de leurs fils et petits-enfants,
lorsqu’ils ont appris que l’Europe, unie dans la démocratie
pacifiquement après la guerre, a pris la décision qu’un
immigrant, même illégal, est un criminel. C’est dans ce contexte
que le Parlement du Mercosur et le Parlatino, qui représente
tous les peuples du Mexique à l’Argentine, ainsi que de
nombreux parlements nationaux, ont exprimé leur rejet de la
Directive « retour » et appelé aux meilleures traditions
démocratiques de l’Europe pour exiger son abolition.

Q. Que penses tu des blocages qui interviennent, notamment
depuis 2005, dans le processus d’unification politique de
l’Europe et de comment les dépasser ?

R. Après les non français et hollandais je pense que le
processus d’unification européenne n’est pas fini, mais
seulement l’une des phases de ce processus. A cause de
nombreuses raisons historiques l’Europe a été construite du
sommet vers la base (bottom up), à travers les interventions
d’hommes politiques remarquables comme Jean Monnet,
Robert Schumann, Alcide de Gasperi ou Konrad Adenauer.
C’est pourquoi il existe encore une distance énorme entre les
citoyens européens et les institutions européennes. Maintenant,
le défi pour ceux qui aiment l’Europe et veulent sa complète
unification fédérale, c’est de combler au plus vite le fossé entre
les citoyens et l’Europe communautaire. Le processus
d’unification européenne sera, à mon avis dorénavant un
processus qui devra inclure la participation des citoyens ou qui
fera faillite. Tel est le défi pour les fédéralistes européens dans
la meilleure tradition de l’action d’Altiero Spinelli (dont nous
venons de traduire en espagnol le Manifeste de Ventotene de
1941). L’aboutissement du processus devra être un référendum
continental où la volonté de chaque citoyen européen devra
avoir le même poids sans conditionnement de la part des
gouvernements ni possibilité de blocage des décisions d’une
majorité d’Etats et de citoyens par un quelconque droit de veto
national.

Je crois enfin qu’un tel référendum devrait aboutir à l’exclusion
du marché commun et du bénéfice des fonds européens des
pays dont les citoyens s’opposeraient au processus
d’unification politique car il n’est pas possible qu’un pays
comme l’Irlande qui a tiré des bénéfices extraordinaires de son
adhésion à l’UE devienne un opposant à l’unification.

Q. Où en sont les tentatives d’unification régionale en
Amérique latine ?

R. Il y a (et a eu !) trop d’initiatives mais peu de clarté et de
résultats. Actuellement, nous avons tout d’abord le Mercosur
(Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay avec comme observateurs le Chili et le Venezuela) qui est une union de type
économique. Mais, après plus de vingt ans d’existence, il n’y a
pas encore de marché unifié, de tarif douanier commun, de
monnaie commune… Le Mercosur est également faible sur le
plan institutionnel. Son parlement n’est pas élu directement et
n’a pas de pouvoir législatif ; le conflit entre l’Argentine et
l’Uruguay à propos des installations de production de cellulose
sur leur frontière a été une parfaite démonstration de
l’incapacité du Mercosur à établir une législation
environnementale et à négocier une solution rationnelle au
problème. D’autre part, nous avons la Communidad Andina de
Naciones (CAN) qui comprend les Etats situés entre les Andes
et le Pacifique (Bolivie, Colombie, Equateur et Pérou). La
situation au sein de la CAN est encore pire que celle du
Mercosur et même le Venezuela d’Augusto Chavez l’a
abandonné. Existe enfin, sur le plan politique, un Parlement
latino-américain, le Parlatino, au sein duquel sont représentés
tous les Etats du Mexique à l’Argentine, qui s’occupe des
questions politiques, environnementales, de droits de l’homme ;
il n’a qu’un rôle consultatif et n’est pas non plus élu
directement.

Les vieux acteurs du processus d’unification régionale sont
arrivés à une situation de blocage. Heureusement il y a une
nouvelle initiative, la Unión de Naciones sudamericanas
(Unasur) lancée il y a quelques mois avec le leadership du
Brésil et qui recherche l’unification de tous les pays sudaméricains.
Le Mexique, lui, ayant décidé de rejoindre le bloc
économique nord-américain, le NAFTA (North American Free
Trade Agreement, Alena en français), avec les Etats-Unis et le
Canada. J’espère que les intentions brésiliennes seront fermes
et que l’Argentine, qui est la seconde nation en importance
dans ce contexte, changera ses habitudes nationalistes et
isolationnistes ce qui devrait permettre la réussite de cette
nouvelle initiative.

Q. Quel cheminement et quelles modalités pourraient-elles
permettre d’avancer vers l’objectif de l’Assemblée
parlementaire des Nations Unies (UNPA) auquel tu es
étroitement associé ? En quoi pourrait elle faire progresser la
démocratie internationale, enfin, as-tu d’, enfin, as-tu d’autres
propositions à soumettre aux fédéralistes ?

R. Les voies pour la « mondialisation de la démocratie », qui
me semble le point fondamental, sont infinies et inconnues.
Peut-être que nous y arriverons à travers l’extension des
démocraties continentales, régionales, sur le modèle de l’UE,
mais on ne peut exclure a priori qu’un monde multipolaire,
morcelé en quatre ou cinq énormes unités politiques
continentales, puisse être encore plus dangereux que l’actuelle
Pax americana. Dans ce contexte, à mon avis, il faut
développer deux stratégies complémentaires. Une stratégie
institutionnelle du sommet vers la base (top down) et une
stratégie populaire, participative, partant de la base (bottom
up). Dans le premier cas je pense que la meilleure initiative
existant est la campagne pour la création d’une UNPA en
phase de développement à travers l’action coordonnée du
Comité pour des Nations unies démocratiques, du Mouvement
fédéraliste mondial, et d’autres ONG du monde entier y compris
Democracia Global en Argentine. Déjà plus de 500
parlementaires, de plus de quatre-vingt pays, ont signé la
pétition pour l’UNPA alors que la campagne est à peine lancée.
La deuxième étape sera l’approbation de la pétition par la
majorité des parlements nationaux ou régionaux du monde. En
Argentine nous sommes en train d’amorcer ce processus ; le
Parlement canadien, le Parlement européen et le Parlement de
l’Union africaine ont approuvé le principe de l’UNPA ; la
Commission des affaires politiques du Parlement latinoaméricain
a également adopté à l’unanimité ma proposition en
ce sens. Monsieur Boutros Boutros-Ghali, ancien Secrétaire
général de l’ONU, remettra à l’actuel Secrétaire général la
pétition nous l’espérons d’ici deux ou trois ans et l’Assemblée
générale devra alors en débattre et, nous l’espérons, décider la
mise en place de l’UNPA. Le Conseil de sécurité, ou ses
membres, n’auront pas la possibilité d’y opposer un veto,
l’UNPA étant selon la Charte de l’ONU créée par l’Assemblée
générale et auprès d’elle seule. Si nous en arrivons là, nous
serons au plan mondial au niveau où a été créé dans les
années 1950 le Parlement européen, avec la mise en place de
l’Assemblée parlementaire de la Communauté européenne du
charbon et de l’acier. Un groupe de parlementaires consultatif,
non permanent et désigné par les parlements nationaux, qui
s’occupera exclusivement des questions mondiales telles que
le réchauffement climatique, la dissémination nucléaire et
même la réforme démocratique de l’ONU, etc. : toutes les
questions que les Etats nationaux et les institutions
internationales existantes sont bien incapables de solutionner.
En même temps, nous devons créer une mobilisation planétaire
de la base vers le sommet qui permette d’éviter l’erreur
commise dans le processus de création de l’UE, c’est-à-dire la
distance abyssale qui existe dorénavant entre les citoyens et
les institutions. A mon avis, il existe énormément d’initiatives
sur les questions globales qui sont primordiales pour la vie et la
subsistance des citoyens du monde : la paix, l’écologie, la
stabilité financière internationale, les combats contre les
pandémies et l’extrême pauvreté. Il existe également des
acteurs politiques non gouvernementaux, comme les ONG, et
des citoyens qui s’opposent activement à la mise en coupe
réglée de la planète. Nous avons enfin l’expérience
extraordinaire, mais en même temps fortement limitée, du
Forum social mondial (FSM). C’est pourquoi j’ai proposé à
l’occasion du FSM de Porto Alegre la création d’un Forum de la
démocratie mondiale, annuel et tenu alternativement dans
différentes villes du monde, où les principaux leaders politiques
mondiaux, les organisations de la société civile planétaire et les
intellectuels intéressés pourraient discuter ouvertement, sous
les yeux des citoyens du monde, la nécessité de « mondialiser
la démocratie et de démocratiser la mondialisation » et évaluer
les stratégies adéquates. Imaginez un tel Forum, avec la
participation, par exemple, de Nelson Mandela, Kofi Annan,
Michael Gorbatchev, Bill Clinton, Al Gore, Felipe Gonzales,
Ricardo Lagos, etc. ; des représentants de Green Peace,
Amnesty international, Transparency, Oxform, Médecins sans
frontières, etc. et, en plus, de Jürgen Habermas, David Held,
Edgar Morin, Georges Monbiot… qui dialogueraient sous l’oeil
de la BBC, de CNN, de Al Jazeera…

Les effets complémentaires, de la mise en place de l’UNPA, du
développement démocratique des organisations régionales et
la mobilisation active des citoyens du monde pourraient ainsi
créer un appel d’air vers la construction d’un ordre mondial plus
pacifique, juste et démocratique.

P.-S.

Interview de Jean-Luc Prevel et Jean-Francis Billion (Lyon – 10.09.08)
Réalisé à l’occasion d’une Conférence à l’initiative de l’UEF Rhône-Alpes, de la Maison de l’Europe de Lyon et de
Espace Latinos.