Il y a « 30 ans » nous avons publié… Fédéchoses - N° 8 - 1975

Martinique : les Européens tropicaux (Extraits)

, par Maître Camille Darsières

On peut dire que les trente dernières années de l’histoire de la Martinique (soixante aujourd’hui, ndlr !) reposent sur ce que l’on pourrait appeler : « la duperie de la départementalisation ».

Quand prit fin le deuxième conflit international, les idées socialistes, jusque là combattues avec acharnement par la propagande, voire par les armes des pays capitalistes, trouvèrent plus de crédits, en tout cas furent davantage tolérées, grâce au bout de chemin que ces pays, dont la France, durent faire, bon gré mal gré, avec l’Union soviétique pour anéantir le nazisme.

(…) Les élus de la gauche martiniquaise raisonnnèrent alors que l’avènement au pouvoir en France, de la gauche, dans le climat de justice sociale installé, ne pourrait qu’aider à l’émancipation de notre classe ouvrière.

(…) Il convient à la vérité historique de dire qu’aucune équivoque n’exista sur ce sens donné à la départementalisation par ceux qui la demandèrent. Rapporteur de la loi de départementalisation, Césaire avait dit en clair : « … C’est dire que, pour des raisons non seulement sociales, mais encore économiques, nous souhaitons de toutes nos forces l’extension aux Antilles et aux territoires analogues, du grand mouvement qui a été inauguré en France et qui tend, sur la base des nationalisations, à organiser la production et, surtout, à la développer en fonction de l’intérêt général et non plus de quelques intérêts privés ». A la Comission de la France d’Outre-mer, le 7 mars 1946, le Ministre des finances, André Philip, confiait qu’il avait bien perçu cet aspect des choses : « Au point de vue social et économique, l’assimilation entraînerait l’application automatique de toute la législation métropolitaine ; et il s’agit sans doute d’un des principaux objectifs poursuivis par les rédacteurs du projet de loi ».

Or manifestement, de ce point de vue, la départementalisation est un échec cuisant. (…) En sorte que la Martinique est un pays d’assistés, que les fonctionnaires français de passage, le temps d’un séjour avec primes, ne manquent pas d’humilier, considérant les chômeurs comme des « mendiants », et les cadres locaux, mieux traités, comme des « alimentaires ». Il est clair que les parlementaires martiniquais de 1946 ont été dupés et, avec eux, le peuple martiniquais qui fit confiance à une France socialiste et passa contrat avec un parlement à majorité socialiste. Mais l’orientation socialiste de cette France et de ce parlement ne dura pas longtemps (…).

La loi de départementalisation n’impliquait pas, dans l’esprit de ses promoteurs, une renonciation à la personnalité martiniquaise.
Chantre de la Négritude, auteur du Cahier du retour au pays natal, Césaire n’était pas homme à nier la personnalité de son peuple. Et, dans le rapport qu’il fit à l’Assemblée constituante française pour décrocher la départementalisation, il émit les plus expresses réserves quant à une gestion centralisée des départements d’Outre-mer. Ici également, tout est dit sans équivoque : « … Tout en affirmant le principe de l’unité française…, les propositions qui vous sont présentées, n’empêchent pas de laisser éventuellement au Conseil général de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Réunion et de la Guyane, certains pouvoirs qui leur seraient propres ». Confiant en la droiture des interlocuteurs il se contentait de prendre date. « Toutes choses », ajoutait-il aussitôt, « dont il sera débattu quand viendra devant l’Assemblée la discussion sur les pouvoirs des Assemblées locales et départementales ».

Ce que nous devons nous rappeler, c’est qu’au moment où les parlementaires étaient invités à voter la loi de départementalisation, la France n’avait pas encore voté sa nouvelle constitution (octobre 1946). Césaire pensait donc, avec d’ailleurs tout un courant régionaliste, qu’elle pourrait prévoir une décentralisation de la France, voire donc des DOM.

Le contractant français ne se dissimula pas cet aspect des choses. Marius Mouttet, Ministre des colonies, posera à l’Assemblée les seules vraies questions réalistes : « Comment se pose le problème ? Les unités politiques que sont les îles de la Réunion et des Antilles sont à des milliers de lieues de la métropole. Elles élisent des Assemblées locales. Le régime dont nous discutons sera-t’il toujours et exclusivement celui de la loi ? Est-ce que, pour appliquer la loi, des décrets n’interviendront pas ? Ces décrets devront-ils émaner du Ministère de la France d’Outre-mer ou, devrons-nous, au contraire, déléguer aux Assemblées locales un certain pouvoir réglementaire qui s’apparentera au pouvoir législatif ? Les populations de ces vieilles colonies seront-elles toujours gouvernées de Paris, ou est-ce que, au contraire, elles se gouverneront largement d’elles-mêmes ? ». Et d’interroger sommairement, mais à très bon escient : « Centralisation ou décentralisation ? Sujétion ou autonomie ? »

Jamais on n’aura été aussi clair. Il fut tout autant lumineux que le constituant français demeura le séculaire jacobin, ne concevant l’ordre que dans la centralisation recherchée par les rois et appliquée par Napoléon ; n’admettant pas que Paris délègue quoi que ce soit à qui que ce soit. En sorte que, la départementalisation de la Martinique s’accompagna d’un renforcement de la centralisation aboutissant au renforcement des prérogatives du Préfet. Ce n’était pas l’autonomie. C’était et c’est, la sujétion.

On imagine combien sur le plan culturel ce fut et c’est, l’aberrante aliénation. L’Antillais est convié à se fondre dans la culture d’autrui, au lieu d’asseoir et d’épanouir la sienne.

Pourtant, les nuances ne manquent pas : l’histoire de la Martinique ne peut pas se lire avec les mêmes yeux ni avec le même cœur que se lit l’histoire de France. Ainsi, la Déclaration des Droits de l’homme est, pour le Français d’Europe, une fierté. Cette déclaration n’eut pas cours chez nous, où les esclaves demeurèrent dans les chaînes, sans patrimoine, sans âme, « propriétés pensantes », objet de commerce.

Géographiquement, la Martinique est à 7.000 kilomètres de l’Europe, en pleine Caraïbe. Elle fait partie de l’Amérique latine et c’est le pacte colonial qui fait qu’elle commerce plus avec le Hâvre, Bordeaux ou Rouen, qu’avec les ports de Trinidad, de la Jamaïque ou Cuba.

(…) Notre Martinique est une parfaite réussite coloniale : elle produit fort peu ; elle achète tout de France, de l’œuf (oui, de l’œuf !) au tracteur, du papier journal au trousseau, des médicaments au riz et au lait en conserve.

Brassage de races, la noire, la blanche, la jaune, les Martiniquais forment un peuple original quant à l’ethnie. Et c’est dérisoire fiction que de vouloir les faire descendre des Gaulois aux yeux bleus. Et ridicule. Bref, le peuple martiniquais constitue bel et bien la nation martiniquaise et, comme toutes les nations, il devrait détenir les moyens de s’exprimer, de se défendre.

A l’heure de la décolonisation, il n’est pas d’autre voie pour lui que de lui reconnaître le droit à l’autodétermination.

La France du capital n’est pas à la veille de reconnaître aux Martiniquais un droit aussi naturel. Elle poursuit anachroniquement sa politique de centralisation, d’exploitation, d’aliénation. Elle va même jusqu’à convier notre peuple caraïbéen à voter pour ou contre l’entrée dans le Marché commun de telle ou telle nation d’Europe. Elle croit cela possible en nous qualifiant, sans humour, d’« Européens tropicaux ».

Or, nous n’avons rien à attendre de l’Europe des six ou des neuf, rassemblement d’Etats capitalistes développés, en quête, tous, de débouchés pour leurs produits finis.

(…) Ce qui signifie que, politiquement, les Martiniquais n’ont rien à attendre d’une Europe qui se fédéraliserait sous la houlette des Etats capitalistes. Un gouvernement européen super-étatique ainsi constitué voudrait dire le maintien, voire l’élargissement du champ d’exploitation aux colonies. Cela voudrait dire qu’après avoir été la colonie de la seule France, la Martinique deviendrait colonie et de la France, et de l’Italie, et de l’Allemagne.

Certes une Europe des peuples serait une autre chose. Entendons une Europe conçue, réalisée, gérée par les masses et non par les états-majors du capitalisme inter-européen. Une Europe qui se ferait de la base au sommet et non point du sommet. Bref, cette Europe qui se bâtirait dans le cadre de l’internationalisme prolétarien, ne nous apparaît pas, à nous colonisés, comme une construction indifférente. Mais elle ne nous semble pas perspective actuelle ni actuellement raisonnable (…)

P.-S.

Maître Camille DARSIERES
Secrétaire général du Parti progressiste martiniquais (PPM)

Mots-clés