Mondialisation et new players Le rôle des régions pour un nouveau « foedus » mondial

, par Giampiero Bordino

La formation d’espaces nouveaux-entendus au plan sociologique comme « des lieux de pratiques relationnelles et sociales »- de dimensions infranationales et dans certains cas aussi transnationales est un des phénomènes nouveaux le plus important de l’époque de la mondialisation. Ces nouveaux espaces assument même la configuration de véritables sujets institutionnels (les régions au sens politique, dotées d’une personnalité juridique, comme dans le cas des régions européennes, en tant qu’articulations territoriales des Etats nationaux). Dans d’autres cas, au contraire, ils se configurent essentiellement comme des zones économiques et sociales de type fonctionnel, protagonistes des processus de compétition/coopération au niveau mondial comme c’est le cas, pour donner un exemple (il s’agit de cas étudiés par le Japonais Kenichi Ohmae à la fin des années quatre-vingt-dix), d’aires comme Hong Kong et la Chine méridionale, la Sylicon Valley/la Bay Area, l’Italie du nord, ce qu’on appelle le Growth Triangle de Singapour et ainsi de suite.

Dans la globalisation, en substance, les espaces étatiques et nationaux sont toujours davantage articulés à l’interne mais aussi sous des formes d’entrecroisement entre eux (et donc transnationales), selon une configuration « en taches de léopard ». La compétition/coopération ne se joue donc pas seulement entre les diverses aires stato-nationales mais aussi et surtout entre des zones internes et transversales à celles-ci. La croissance économique des économies nationales et leur capacité compétitive est en réalité très différenciée à l’interne avec des asymétries croissantes. Ce n’est pas toute la Chine, ni toute l’Inde qui progressent à des taux record mais certaines de leurs zones territoriales spécifiques (Shangai, Bangalore, Bombay). Les taux de développement aux Etats-Unis et en Europe sont aussi très différents selon les zones et de région à région. On observe que les articulations et les asymétries entre les différents espaces se situent aussi sur le plan institutionnel : les différentes régions ont aussi, dans certains cas, comme on le dit, une personnalité institutionnelle et le niveau et la force de cette personnalité sont très variables selon les cas. Les régions françaises ou celles des nouveaux pays adhérents à l’Union européenne, par exemple n’ont certainement pas le niveau d’autonomie que les Länder allemands ou même que les régions italiennes.

Le scénario qui se présente est en substance celui d’une mondialisation toujours davantage « en archipel » : asymétrique, articulée, différenciée, complexe. La mondialisation unit, met en rapport les territoires et les sociétés mais elle ne les uniformise pas du tout et elle favorise au contraire le développement d’un processus de différentiation asymétrique. Ce processus concerne des cas toujours plus nombreux et significatifs de compétition et à la fois de coopération entre des territoires et des sociétés. Des expériences de relations entre des aires régionales infranationales se développent d’une manière croissante ainsi que de véritables réseaux transnationaux de coopération dont les protagonistes sont des acteurs fonctionnels (entreprises, membres de la société civile, associations mais aussi des organismes institutionnels d’importance) installés dans ces aires territoriales.

Il faut remarquer que, dans ce nouveau scénario, brièvement schématisé, ce que l’on nomme la « politique extérieure » ou la « politique internationale » est de moins en moins une compétence exclusive-un des pivots traditionnels de la souveraineté- des Etats nationaux. Les nouveaux acteurs, de plus en plus, « font de la politique extérieure », dans le sens où ils agissent tantôt « à l’intérieur », tantôt à « l’extérieur » de leurs frontières, où ils gèrent des relations, construisent des projets et des réseaux transnationaux. Si, à coup sûr, ils ne gèrent pas le hard power (la force, le pouvoir militaire : ici, les Etats sont en concurrence avec le terrorisme international et la criminalité organisée), pour autant ils exercent à coup sûr une part significative du soft power disponible (capacité d’influence économique, culturelle etc.). Les Etats, leurs gouvernements et leurs diplomaties, sont donc d’une certaine manière « contraints » de négocier avec les nouveaux acteurs des rôles, des compétences et des espaces opérationnels ; de fait, à la fois ils collaborent et sont en compétition avec eux, au-delà de ce qui procède de la formalité des règles et des organisations.

On observera que cette dynamique a une origine structurelle (elle n’est ni conjoncturelle, ni personnelle ou volontariste) liée à la mondialisation. Avec la mobilité transnationale croissante des biens, des capitaux, des personnes et des « signes », d’une part le « dehors » entre toujours plus souvent « dedans » (si l’on pense aux flux migratoires) et d’autre part le « dedans » (les personnes, les entreprises, etc.) se projette toujours plus fréquemment à l’extérieur, sort de ses frontières, devient pour ainsi dire « nomade ». Par conséquent, aucun acteur ne peut plus faire efficacement de la « politique intérieure » (s’occuper de son espace familier et donc aussi du « dehors » qui est entré à l’intérieur) sans faire aussi à la fois de la « politique extérieure » (se consacrer au « dedans » qui est sorti « dehors » et s’occuper des interdépendances).

Le fait est qu’aucun des grands « biens communs »-la sécurité, l’environnement, la santé, la connaissance, le développement, etc., c’est à dire les conditions nécessaires pour pouvoir jouir de nos « biens privés »- ne peut désormais être produit ou garanti seulement « à la maison », à l’intérieur de nos frontières. Les acteurs régionaux semblent être, au moins dans certains cas et dans une certaine mesure, plus avancés que les Etats dans l’acquisition de cette prise de conscience. Compte tenu de leur proximité avec les acteurs de l’économie et de la société civile, ils vivent en fait quotidiennement l’interdépendance qui relie le « dedans » au « dehors » et sont donc objectivement appelés à s’en préoccuper. Cela détermine une tendance à réclamer et à assumer de nouvelles compétences, à mettre en évidence un rôle déterminé et à intensifier un engagement international et global.

Dans le cas spécifique européen, dans le cadre de l’UE, le poids et le rôle des institutions régionales (y compris les Etats membres des fédérations comme les Länder allemands) ressortent sous trois aspects. Le premier est politique et économique que l’on peut mettre en évidence par la seule donnée relative à la dépense publique. Dans l’Europe à 25 (donnée 2005) les collectivités territoriales (communes, collectivités locales, régions : plus de 89 mille entités institutionnelles infranationales) gèrent une dépense publique égale à pratiquement 16 % du PIB européen (1.726 milliards d’euros) et, en particulier, elles gèrent deux tiers de tous les investissements publics. Elles sont donc le premier investisseur public de l’Union. Le second aspect est relatif aux relations internationales des régions. Le fait que les régions européennes opèrent d’une manière croissante dans le monde est une donnée évidente : la création de desk, « d’antennes » dans d’autres pays et continents, la promotion de réseaux transnationaux, les initiatives de coopération au développement, etc. Il y a désormais une sorte de « diplomatie parallèle » ou « paradiplomatie » des régions qui accompagne et s’intercroise avec celle des gouvernements nationaux. Enfin, le troisième aspect-non plus international mais maintenant intérieur depuis les développements de l’intégration européenne- est relatif au rôle des régions dans le processus constituant de l’UE. Les régions européennes collaborent et créent entre elles des réseaux, donnent naissance à des communautés transfrontalières, participent activement à la gestion des politiques communautaires, « font du lobbying » par rapport aux institutions de l’Union. En d’autres termes, elles participent de fait activement au processus constituant, bien au-delà de ce qui apparaît dans les organisations nationales et communautaires. Elles opèrent « d’une manière transversale » par rapport aux Etats nationaux et contribuent ainsi d’une manière décisive au processus d’intégration des sociétés, des économies et des cultures de l’Europe.

Pour résumer et en venir à une certaine conclusion : le monde est aujourd’hui peuplé d’un nombre croissant d’acteurs de dimension régionale, infranationaux et transnationaux qui contribuent activement au processus de la mondialisation et aux modalités de gouvernance mondiale qui se manifestent. Il s’agit d’un côté d’acteurs institutionnels, en tant qu’institutions régionales dotées de pouvoirs publics et de l’autre d’acteurs fonctionnels, en tant qu’espaces économiques et sociaux de dimensions régionales, dotés d’une identité propre et d’un rôle particulier (un rôle qui aspire, comme cela arrive dans certains cas, ou pourrait aspirer à se réaliser aussi sur le plan institutionnel) dans le cadre de la compétition/collaboration mondiale entre sociétés et territoires. Ces acteurs constituent une partie d’une importance croissante de la « constellation post-nationale » qui caractérise le monde globalisé. Ce sont des acteurs, comme le démontre aussi l’expérience récente (si l’on pense aux menaces de sécession de la Flandre et à la possibilité de la régression confédérale de la Belgique qui s’ensuivrait, ou au problème du Pays Basque dans l’Espagne des autonomies), marqués de dynamiques contradictoires entre intégration et désintégration, entre vie en commun et rupture. Mais dans tous les cas ils existent, ils pèsent et pèseront toujours davantage, ils ont et ils auront un rôle décisif dans les parcours de construction de la gouvernance (et en perspective du gouvernement) mondiale. Alors, comment incorporer dans la réflexion théorique et la pratique politique, cette réalité émergente, cette nouvelle complexité qui semble destinée à marquer toujours davantage le panorama du XXI° siècle ? Le monde, s’il ne veut pas succomber aux conflits et s’il veut se mettre en mesure de produire les « biens publics mondiaux » dont il a besoin, doit réussir à réaliser un nouveau foedus (pacte), un foedus mondial doté à la fois de légitimité et d’efficacité. C’est un des grands défis auquel la pensée fédéraliste du XXI° siècle est confrontée et auquel la tradition ne peut pas, à elle seule, fournir de réponse (autres temps, autres contextes, autres problèmes, autres défis). Il faut réussir à « penser » d’une manière nouvelle la variété et la complexité des acteurs qui doivent entrer dans le foedus, les conditions et les modalités d’un éventuel « pacte » qui amène à moins d’asymétries et plus de cohésion, les dynamiques , les opportunités et les risques de ces parcours. C’est un « chantier de réflexion » qui concerne à la fois le modèle institutionnel fédéral pour le monde et la stratégie pour réussir concrètement à l’obtenir.

P.-S.

Giampiero BORDINO
Professeur d’Histoire contemporaine et analyste politique - Turin

Publié avec The Federalist Debate - Turin

Traduit de l’Italien par Jean-Luc PREVEL- Lyon