La longue marche des fédéralistes vers la démocratie internationale

Nous revendiquons un nouveau Bretton Woods

, par Alfonso Iozzo, Antonio Mosconi

L’analyse de la relation intercurrente entre la monnaie et le pouvoir a poussé les fédéralistes européens, l’année où Nixon a décrété l’inconvertibilité du dollar en or (1971), à estimer que la proposition de Robert Triffin pour une évolution des droits de tirage spéciaux du Fonds monétaire international (FMI) vers la construction d’une véritable monnaie mondiale, n’était pas mûre. L’équilibre bipolaire et l’hégémonie américaine rendaient alors seulement l’unification monétaire européenne nécessaire (et possible). Mario Albertini écrivait : « Le but économique est de transformer un groupe de monnaies nationales, avec des possibilités internationales limitées et subordonnées, en une monnaie ‘nationale’ (européenne) qui couvre tout l’espace en question. Il s’agit donc de mettre en œuvre le moyen politique… » [1]. Le Movimento Federalista Europeo (MFE) poursuivit cet objectif d’une manière tenace, jusqu’à la création de l’euro. Triffin lui-même fut convaincu de l’actualité de la proposition et se voua exclusivement au projet d’unification monétaire de l’Europe.

La fin de la guerre froide et de la crispation du monde en deux blocs antagonistes (1991) a favorisé le développement de nouvelles puissances régionales et a redistribué les poids économiques sur la scène mondiale. Elle a aussi malheureusement, en contradiction avec cette réalité, encouragé la tentative des Etats-Unis d’établir un gouvernement unilatéral du monde. Quand Bush a répliqué à l’attaque du onze septembre (2001) non pas comme à un acte criminel mais en terme de guerre préventive globale, « avec nous ou contre nous » selon ses paroles, il a posé les prémisses pour que le déclin de l’hégémonie américaine subisse une brusque accélération. L’issue en a été désastreuse pour le monde surtout pour l’accession aux biens communs mondiaux tels que la paix, la sécurité, la légalité, le caractère énergétique et écologique durable du mode de production et des modèles de consommation, l’équité dans la distribution et la stabilité monétaire. Les Etats-Unis ont perdu leur hégémonie (que ce soit en termes culturels/gramsciens ou dans la dimension réaliste/stratégique) sur tous ces terrains.

Mais le destin du pouvoir politique et celui de la monnaie sont aussi apparus comme étroitement liés aux yeux des Américains. Comme l’a résumé Chalmers, « nous ne payons pas vraiment les coûts de la guerre. Ce sont les Chinois, les Japonais et d’autres investisseurs asiatiques qui le font. Nous mettons les coûts à leur compte en alimentant le plus important déficit public d’un Etat et le plus important déficit des comptes courants de l’histoire économique moderne. Tôt ou tard le militarisme nous amènera à la banqueroute » [2]. Les détenteurs d’actifs financiers libellés en dollars, désireux de diversifier les disponibilités et les portefeuilles, se sont tournés vers l’euro provoquant ainsi une appréciation non proportionnée à la participation de l’euro-zone à la formation des équilibres mondiaux (son budget courant est substantiellement en équilibre). Les monnaies qui sont liées au dollar (comme le yuan chinois, les monnaies des pays du Golfe, le real brésilien et le peso argentin) s’en sont déconnectées pour chercher un ancrage dans des paniers régionaux correspondant mieux à la composition monétaire réelle de leur propre commerce international et donner naissance à de véritables unions monétaires semblables à l’euro.

En 2005, les fédéralistes européens, en réalisant la nécessaire actualisation du rapport stratégique entre leur action européenne et leur action mondiale, ont estimé que le moment était venu de reprendre le projet de Triffin et de nombreux économistes qui l’ont précédé : Keynes, avec le bancor à Bretton Woods, et encore avant jusqu’à Stuart Mill. Nous avons élaboré une proposition concrète [3], qui a été débattue au sein du Mouvement au niveau européen et approuvée à l’unanimité par le XXV° Congrès du World Federalist Movement – Institute for Global Policy en 2007. L’idée, c’est que les Etats-Unis ne peuvent pas continuer à financer sans douleur le déficit extérieur consécutif à l’excédent de la dépense privée et publique (« le beurre et les canons ») par rapport à l’épargne, avec une monnaie qu’ils peuvent émettre eux-mêmes, gonfler ou dévaluer, mais que tous les pays doivent utiliser une World Currency Unit ; avec des fonctions analogues à celles que la European Currency Unit (ECU) avait joué dans la phase précédant la création de l’euro ; sous la direction du FMI, transformé en un véritable Conseil des ministres de l’économie de l’ONU, comme l’a déjà proposé Delors ; gérée par la Banque des règlements internationaux ; sous la vigilance d’une Autorité mondiale pour le contrôle des marchés et de leurs inspecteurs.

L’idée de soumettre à un contrôle multilatéral et plus démocratique la création des liquidités internationales a acquis un caractère d’urgence dramatique avec la banqueroute du système financier américain. Le sauvetage des principaux instituts de crédit foncier, des banques d’affaires et des compagnies d’assurance moyennant le transfert de leurs actifs en souffrance sur le budget des Etats-Unis, pose des questions bien plus inquiétantes que celles auxquelles il prétend apporter une réponse.

A partir de l’été 2007, la Réserve fédérale américaine (FED) a employé des moyens financiers et de persuasion d’une dimension sans précédent pour empêcher que la crise financière ne ruine définitivement le rôle international du dollar. Dans un premier temps, on disait qu’il s’agissait d’une crise financière limitée au secteur des emprunts sub-prime, une crise de liquidités (des dettes à long terme financées par des fonds liquidables à court terme) qui aurait dû se résoudre avec des prêts de la Banque centrale au système pour la période nécessaire afin de rendre les actifs liquides. On a bien vite dû admettre qu’il s’agissait d’une crise de solvabilité bien plus grave (des fonds des banques et de l’épargne gérés par leurs émanations investis dans des actifs surévalués ou inexigibles). De nombreux avoirs se révéleront non seulement surévalués, mais inévaluables à cause de l’impossibilité d’en fixer le prix en l’absence d’acheteurs et de l’étendue de la diffusion de la contagion à travers les dérivés et les échanges de paiements défectueux (cds, credit default swaps). Une crise de confiance s’est alors manifestée. La FED et la Banque d’Angleterre accepteront, comme garants des prêts au système, les actifs inexigibles ou invendables, procédant ainsi de fait à des nationalisations bancaires en recourant à la création monétaire. Le FMI évalua les pertes à mille milliards de dollars, sur la base d’une baisse de 3 % des prix immobiliers aux Etats-Unis. Des économistes indépendants l’estiment à trois mille milliards en faisant l’hypothèse qu’une réduction de 20 % du prix des maisons sera nécessaire pour que les acheteurs reviennent et que des prix effectifs puissent être fixés. D’autres suspectent que la crise ne concerne pas seulement le secteur des emprunts et que bien d’autres « affaires » pourraient avoir été financées avec des systèmes « créatifs » de production de papier avec du papier. Il est un fait qu’en septembre (2008) la FED elle-même a été accablée et que la dette souveraine des Etats-Unis est restée en première ligne.

A ce point, il ne s’agit plus seulement d’une « catastrophe » financière (Strauss Kahn), mais d’une crise qui concerne le rôle du dollar comme principale monnaie internationale, l’avenir de New York comme capitale indiscutée de la finance mondiale (et, dans la foulée celui des ambitions de Londres), la crédibilité des autorités de surveillance et des agences de cotation, et même la foi dans le culte absolu du marché global déréglementé. La crise du dollar se rajoute à l’échec de la tentative américaine d’exercer, d’une manière unilatérale, le rôle de gendarme mondial et rend encore plus manifeste la fragilité de l’hégémonie américaine. Les fondamentalistes du marché abandonnent l’idéologie dont ils furent jusqu’à aujourd’hui les zélateurs et les propagandistes intéressés au fur et à mesure que se manifeste l’opportunité de transformer les faillites privées en dette publique. Selon les recettes néo-libérales de Milton Friedman, codifiées dans l’Accord de Washington et imposées aux pays débiteurs pauvres par le FMI, les changes flottants auraient dû empêcher la formation de déséquilibres fondamentaux, alors que les privatisations auraient favorisé l’efficacité. Au contraire, jamais les déséquilibres n’ont été aussi graves et durables et on n’a jamais assisté à de telles appropriations colossales de ressources publiques de la part d’élites restreintes, comme cela a été expérimenté en Russie, en Amérique latine, dans le Sud est asiatique et en Afrique en application de la vulgate de l’Université de Chicago. Selon la très célèbre courbe de Laffer, la détaxation du revenu des riches aurait amené l’épargne des classes quigaspillaient au niveau de celles qui économisent, favorisé les investissements et le revenu et remboursé l’Etat à travers un meilleur revenu fiscal. Au contraire, l’épargne américaine est tombée à zéro et même en dessous de zéro, les biens de consommation et les guerres ont été financés par le reste du monde dans la mesure de 6 à 7 % du PIB annuel des Etats-Unis et même la mondialisation, privée de gouvernement, est passée non sans traumatismes d’une tendance déflationniste exercée par les nouveaux travailleurs à bas salaires à une poussée inflationniste du fait de leur accession aux biens de consommation.

Le choix devant lequel le monde est placé se situe entre la souveraineté absolue des Etats nationaux (avec ses corollaires : guerre monétaire, protectionnisme, récession et pire encore) et le partage de la souveraineté, en premier lieu monétaire, à travers une réforme radicale des institutions économiques internationales (FMI, BM, OMC et d’autres). Un seul pays ne peut pas fournir les biens communs nécessaires au fonctionnement du marché mondial, c’est à dire : les institutions d’un marché libre (le régime de la propriété, les contrats, les mesures antitrust), la régulation et le contrôle de la monnaie et de la finance, certains standards communs sociaux et concernant le travail, une politique globale du développement et certaines limitations dans la recherche du profit en fonction de la protection de l’environnement et de la solidarité mondiale.

L’euro est déjà une composante importante des réserves, des portefeuilles et des paniers de valeurs mais il ne peut pas se substituer au dollar comme monnaie mondiale. Un transfert comme celui du sterling au dollar ne peut pas se répéter. En 1944, à Bretton Woods, les Etats-Unis étaient le seul pays vainqueur qui produisait plus de la moitié du PIB mondial, qui possédait toutes les réserves d’or et les clés du crédit international. Aujourd’hui le pouvoir économique est beaucoup plus réparti. En outre un euro-standard retomberait, comme déjà le dollar-standard, dans le dilemme de Triffin (dépendance de la liquidité internationale à l’égard de la balance des paiements d’une zone). Il ne s’agit donc pas de passer d’une hégémonie à une autre mais de fonder un nouveau système monétaire et financier sur la coopération internationale.

Il peut être utile d’ouvrir une parenthèse pour rappeler que la liberté de mouvement des capitaux, les taux de change fixes et l’autonomie monétaire des Etats nationaux constituent un « trio incompatible ». Nous pouvons donner comme exemple cette image d’école des régimes monétaires qui se sont succédés. Premier cas : on cherche la liberté des mouvements de capitaux et une relative stabilité des changes en sacrifiant l’autonomie monétaire. C’est le cas de l’étalon or durant l’hégémonie britannique où l’or joue le rôle d’auto protection du droit primitif fondé sur la force ; mais c’est aussi le cas de l’Union économique et monétaire (UEM) où l’euro joue, au contraire, au moins dans la zone concernée, le rôle d’une monnaie de papier correspondant au droit développé fondé sur la partage de la souveraineté (Mario Albertini, 1972). Second cas : le gouvernement de l’économie internationale (occidentale) est confié aux Etats nationaux dans le cadre de l’hégémonie américaine et la stabilité des changes est recherchée à travers un contrôle rigide des mouvements de capitaux. Nous sommes sous le régime de Bretton Woods, le gold exchange standard, en vigueur de 1944 à 1971. A partir de 1971, la puissance hégémonique doit privilégier l’autonomie monétaire des différents Etats et la libéralisation du marché des capitaux. On entre donc dans un régime de changes fluctuants par rapport au dollar, le dollar standard. Avec la création de l’euro (1998), le dollar standard est terminé, au moins sur le plan technique, et on entre dans le régime actuel multi-devises, caractérisé par la crise du rôle international du dollar.

Le système à plusieurs monnaies de réserve et à plusieurs paniers de référence qui s’est spontanément formé et dont font partie (pour citer les développements les plus proches de la zone euro) le rouble convertible et la monnaie du Golfe, représente une phase évolutive mais pas encore suffisante pour garantir les trois fonctions de la monnaie (moyen de change, réserve de valeur et unité de compte), mises continuellement en danger par la fluctuation des changes. Leur volatilité implique des pertes colossales à l’occasion des crises périodiques des devises, des coûts continuels très élevés des transactions et de couverture des risques, des taux d’intérêt plus élevés, une immobilisation de réserves de devises autrement inutile. C’est seulement avec une unité de compte mondiale (et par la suite, avec une monnaie unique) qu’on pourra gouverner la mondialisation avec une unité de mesure stable et égale pour tous (pensons par exemple à la cote du pétrole et du gaz) sans trop sacrifier la liberté de mouvement des capitaux.

Il faut proposer la convocation d’une Conférence internationale pour la fondation d’un nouveau système monétaire mondial qui aurait initialement comme référence un panier unique de monnaies à l’exemple de l’ECU qui a précédé l’euro. L’UEM constitue, en fait, un bon exemple pour une union analogue au plan mondial. Avant tout, son succès suscite l’admiration et génère des projets euro-like dans le monde entier. L’euro a permis de défendre l’unité du marché européen par rapport à la force destructrice de la fluctuation des changes, de faire tomber les coûts des transactions et les taux d’intérêts, de renforcer le système bancaire et le marché financier et de créer seize millions de postes de travail. En second lieu, sa structure supranationale constitue un modèle : la valeur de l’euro n’est pas liée au sort d’un pays mais de l’UEM ; la Banque centrale européenne (BCE) est une institution de type fédéral qui poursuit en premier chef l’objectif de la stabilité monétaire qui est un bien commun de l’Union et aussi un des droits humains. A Bretton Woods on a choisi le dollar et repoussé le bancor proposé par Keynes. A Maastricht, au contraire, on n’a pas choisi le mark allemand mais l’euro, monnaie unique dont la gestion est partagée entre les participants à l’UEM.

Seule la zone euro peut promouvoir l’initiative d’une conférence internationale. La force de son modèle recueille un large consensus de la part de tous ceux qui ont intérêt à la liberté des échanges, en particulier chez les pays exportateurs de pétrole, de gaz et de matières premières ou ceux qui sont destinataires de délocalisations productives massives. Son poids dans le commerce mondial rend crédible la proposition de subordination de la liberté des échanges à l’adoption de règles communes pour gouverner la mondialisation. La force de sa monnaie rend possible le lancement d’un panier commun partiel, même dans le cas improbable mais pas impossible, où les Etats Unis ne feraient pas partie du groupe des premiers adhérents au nouveau système monétaire.

P.-S.

Traduit de l’italien par Jean-Luc PREVEL - Lyon

Notes

[1« Le problème monétaire et le problème politique européen », in , Le Fédéraliste , Pavie, n° 3, 1972, pp. 77-108.

[2Chalmers Johnson, Nemesis. The Last Days of the American Republic , éd. Metropolitan Books, New York, 2007.

[3A. Iozzo, A. Mosconi, “The Foundation of a Cooperative Global Financial System. A New Bretton Woods to confront the crisis of the international role of the US dollar”, in, The Federalist Debate, Milan, n° 2, 2006. Trad. fr., in, Fédéchoses, N° 135, 1er trimestre 2007.