Le BILLET de Jean-Pierre GOUZY

Quand l’Europe tourne en rond

, par Jean-Pierre Gouzy

C’est en Décembre 2001, au Conseil européen de Laecken, que l’Union européenne a pris conscience de la nécessité de se réformer sérieusement pour accueillir une douzaine de nouveaux « souverains » dont dix de l’ancien bloc soviétique. Les chefs d’État et de gouvernement ont même accepté de donner une apparence « constitutionnelle » aux changements proposés que, malheureusement, une majorité de râleurs gaulois et bataves se sont empressés de rejeter par la voie référendaire. Plus prosaïquement, il fut alors décidé de procéder à des aménagements, encore substantiels, mais moins dérangeants de l’Europe en gestation… C’est ainsi qu’un ersatz de traité constitutionnel a fini par voir le jour en décembre 2007, après moult rebondissements. Les Tables de la Loi furent transcrites dans un traité « réformateur » : le Traité de Lisbonne.

Nous n’avons pas attendu longtemps pour déceler les déficiences du nouveau contrat européen dans des domaines essentiels, la clé de voute de l’édifice demeurant la règle de l’unanimité. A mon sens, les seuls vrais progrès ont concerné le Parlement européen, notamment en élargissant ses prérogatives et lui laissant le dernier mot en matière budgétaire. L’unanimité, par contre, restait requise dans les domaines les plus sensibles, qu’il s’agisse de l’élargissement éventuel du champ d’action majoritaire, de la procédure de révision, de la création de nouvelles ressources propres, de leur mutualisation plus équitable au plan européen, des balbutiements d’une fiscalité commune, des rudiments d’une politique étrangère, de sécurité et de défense digne de ce nom.

La crise financière des années 2009/2010 a, en outre, permis de vérifier une évidence : si l’Union monétaire existe bel et bien avec l’euro et la BCE de Francfort, il n’en va pas de même pour l’Union économique. Ce hiatus se traduit par des écarts de croissance considérables entre les pays membres. Pour Trichet, les choses sont claires : il faut compléter la fédération monétaire par une fédération budgétaire. En attendant que ce beau rêve se réalise, les 27, douchés par la crise grecque, viennent d’accepter de renforcer de concert leur supervision financière et de se communiquer mutuellement leurs prévisions budgétaires annuelles chaque printemps. Mieux vaut tard que jamais !

La politique étrangère et de sécurité commune, elle, est restée quasiment inexistante. Toutes les tentatives, par exemple, d’amener Israéliens et Palestiniens à reprendre un dialogue dont dépend l’avenir du Proche-Orient sont venues de Washington. « L’Europe » s’est montrée jusqu’ici incapable de dépasser le stade de l’humanitaire.

Certes, on peut comprendre qu’une certaine fatigue se fasse sentir, après des années d’interminables débats institutionnels, mais si les fédéralistes donnent eux-mêmes le sentiment de se satisfaire, faute de mieux, des maigres acquis du Traité de Lisbonne, s’ils ne s’emploient pas à débusquer, chaque fois que les occasions se présentent, les facteurs d’immobilisme et de blocage qui dénaturent le processus de l’intégration, ils accepteront implicitement de laisser le champ libre aux forces coalisées et toujours rémanentes du « conservatisme national » tel que le dénonçait Spinelli. Aujourd’hui, dans le même esprit, quand le président du groupe socialiste au Parlement européen, M. Schulz, déclare éprouver « une grande inquiétude » en observant que le Conseil européen « s’approprie de plus en plus de pouvoirs » au détriment de la Commission, c’est-à-dire de l’organe exécutif, par excellence, du système communautaire qui donne ainsi le sentiment de devenir un simple exécutant , il sait de quoi il parle ! M. Verhofstadt, chef du groupe Libéral, également, quand évoquant les résultats du dernier Eurobaromètre [42 % des gens seulement feraient encore confiance aux institutions européennes telles qu’elles fonctionnent], il juge « alarmant » l’état de l’Union.

Dans ce contexte, les querelles à propos du « noyau dur » pourraient paraître assez dérisoires si elles n’étaient aussi révélatrices du désarroi ambiant sur un point pourtant essentiel. A mesure, en effet, que l’Union s’élargit (une demi-douzaine de candidatures, au moins, sont en attente, dont trois au stade de la négociation), il devient illusoire d’attendre des avancées significatives de la part du lourd charroi européen considéré dans son ensemble. Si, en effet, nous avions laissé dépendre des Britanniques la mise en œuvre des premières entreprises communautaires, nous en serions toujours à nous interroger sur les bienfaits d’une zone de libre-échange « améliorée ». Si nous avons abouti à une Union européenne qui compte un demi milliard d’habitants et 27 Etats membres, c’est parce que six pays ont à l’origine décidé d’aller de l’avant au nom des 160 millions d’européens qui les peuplaient alors, avec, en prime, un fort symbole de réconciliation : les Républiques française et fédérale allemande devenues partenaires. De même, la libre-circulation née des accords de Schengen, désormais communautarisés, serait restée encore longtemps un vœu pieux, si cinq pays voisins les uns des autres n’en avaient pris l’initiative. Idem pour l’Euro et la zone qui porte son nom. Il a fallu que onze États acceptent de s’engager, alors que Delors pilotait à Bruxelles le projet. Pour des raisons similaires, l’ancien président de la Commission plaide maintenant en faveur d’une « différenciation », même si cette « différenciation » doit emprunter les voies quelque peu tortueuses de la « coopération privilégiée » façon Lisbonne, pour arriver à un début de communauté de l’énergie.

Dans les initiatives précitées, on observera au passage que les Britanniques sont toujours restés en retrait. S’ils ont fini par rejoindre l’entreprise dont Monnet et Schuman furent les initiateurs et qu’ils s’y trouvent maintenant confortablement installés, avec Lady Ashton au poste de Haute représentante pour la politique extérieure et de sécurité, c’est avec un statut qui leur convient : celui des exemptions permanentes. Les tentations du « noyau dur » ne les concernent qu’à la marge, même si un tunnel sous la Manche fréquenté en permanence par des « eurostars » les relient au Continent à la manière d’un cordon ombilical. Par contre, l’Allemagne est incontournable, de même que la France et cette Belgique, (avec Bruxelles capitale où se déroulent la plupart des activités européennes) qui pourrait bien, un jour, être tentée de se casser en deux à la manière tchécoslovaque. L’équation n’est donc pas simple… Que vaut, en effet, le « couple » Merkel-Sarkozy en matière d’intégration européenne ? Avec le Traité de Lisbonne, estime-t-il que l’Europe a obtenu son bâton de maréchal et que, d’ailleurs, les attendus d’un récent arrêt de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe ont mis fin aux velléités des partisans d’une Europe « sui generis » ? Angela comme Nicolas ont, en fait, aujourd’hui la tête ailleurs… Les deux personnages doivent faire face aux vents contraires de sondages défavorables. Ce qui n’empêche pas la Chancelière de parler au nom de la première puissance industrielle et exportatrice du continent européen et Nicolas de se préparer fébrilement à assumer la présidence d’un G20 qu’il voudrait transformer en gouvernement mondial, sous sa houlette, dans l’attente d’un nouveau round présidentiel hexagonal qui lui permettrait de garder l’Elysée. Au fond, l’Europe relève plutôt, à leurs yeux, de la pratique domestique. Ce côté prosaïque de l’actuelle relation franco-allemande peut paraître de nature à desservir la thèse d’un renouveau européen à partir d’un éventuel « noyau dur », mais le même raisonnement vaut pour ceux qui imaginent la possibilité d’un rebondissement fédéral à 27. Notre rôle est donc, plus que jamais, de dégager une voie nouvelle pour l’avenir, de l’énoncer clairement et de dénoncer le piège des élargissements successifs sans approfondissements concomitants, pour éviter à l’Europe de continuer à tourner en rond dans un monde qui change à la vitesse grand V et n’a que faire de ses états d’âme.