Dans la perspective des élections européennes de 2014

Questions sur le fédéralisme

, par Robert Toulemon

L’aggravation de la crise, le retard et l’insuffisance des
mesures destinées à la combattre ont convaincu l’opinion
éclairée de la nécessité d’un « saut fédéral » à défaut
duquel un éclatement de la zone euro avec les
conséquences dramatiques que l’on imagine deviendrait
possible, sinon probable. Longtemps tabou en France, le
fédéralisme est en passe de devenir une sorte de panacée,
de remède-miracle d’autant plus séduisant que sa
signification demeure imprécise. Tâchons donc
d’expliciter les questions que poserait ce saut fédéral
destiné, selon ses promoteurs, non seulement à résoudre
la crise (une sortie par le haut), mais à permettre une
relance de la construction européenne dans ses divers
aspects. Ces questions me paraissent être celles des
compétences, de la démocratisation et de la
différenciation.

Compétences

Le principe fondamental du fédéralisme est la répartition
des compétences étatiques entre différents niveaux de
gouvernement. Selon une expression prêtée à Brugmans,
fondateur du collège de Bruges, nous avons institué en
Europe « un fédéralisme à l’envers », attribuant à la
Communauté, devenue l’Union, des compétences, par
exemple en matière d’agriculture, qui auraient pu rester
au niveau des Etats, voire des régions, mais la privant des
attributions qui sont généralement les premières à être
dévolues aux fédérations, à savoir la politique étrangère
et la défense. Ces questions ne sont pas ignorées par les
traités mais les modes de décision prévus interdisent
toute effectivité, en dépit de la création récente d’un Haut
Représentant, Vice-président de la Commission, et du
service diplomatique, dit d’action extérieure, dont il
dispose. De même, l’Agence européenne de défense dont
le rôle pourrait être décisif dans la mise en commun des
budgets de recherche ne dispose ni de compétences
opérationnelles, ni de moyens budgétaires. Il est
significatif qu’une fonction fédérale par nature, la
surveillance de la frontière extérieure de l’Union,
demeure confiée aux services nationaux de police et de
douane, sans que l’agence Frontex se soit vue dotée des
attributions et des moyens qui lui seraient nécessaires
pour assurer une surveillance effective et homogène.
En cette matière, l’état d’esprit des peuples et des
gouvernements compte autant, sinon plus, que les textes.
Il est clair que les gouvernements ne sont pas prêts à
reconnaître une quelconque prééminence à une autorité
commune et à se plier à des décisions majoritaires. Pour
les peuples, la réticence est moins claire si l’on en croit
les sondages. Du moins peut-on penser qu’une
personnalité dotée d’un mandat démocratique
incontestable pourrait obtenir une large adhésion à une
politique étrangère fondée sur des principes communs à
nos démocraties.
Jusqu’à présent, il est question d’union économique,
budgétaire, bancaire, ces unions étant plus ou moins
acceptées au sein de la zone euro, d’union fiscale ou
sociale, ces deux dernières encore contestées. On use
aussi du terme plus englobant d’union politique sans que
cette notion paraisse devoir s’étendre à la politique
étrangère et à la défense. Or la solidarité nécessaire pour
sauver l’euro et sortir de la crise demeurerait précaire si
elle ne s’accompagnait pas d’un progrès significatif dans
ces domaines. Une Union qui se limiterait à l’économie
ne saurait justifier le qualificatif de politique. La
première tâche de Lady Ashton et de ses services devrait
être de délimiter les domaines dans lesquels la
compétence de l’Union européenne (UE) devrait être
reconnue, afin que la notion de destin commun
corresponde à un projet en cours de réalisation. Une
Europe qui affirmerait ainsi son unité sur la scène du
monde retrouverait la confiance, celle de ses citoyens
comme celle du reste du monde, qui lui font cruellement
défaut aujourd’hui et sans lesquelles son redressement
serait aléatoire.

Démocratisation

La faiblesse principale de l’UE résulte de l’illisibilité de
son système institutionnel. Jean-Louis Bourlanges n’a
pas tort de contester le déficit démocratique d’institutions
fondées sur le suffrage universel, si indirect qu’il soit. La
Commission, si souvent caricaturée comme un monstre
technocratique, est investie par un vote du Parlement qui
peut la censurer. Déficit démocratique, non, mais déficit
de visibilité, oui. C’est pour remédier à cette carence que
des voix se sont récemment élevées, y compris celle de la
Chancelière Merkel, pour proposer l’élection du
président de la Commission au suffrage universel. Cette
prise de position qui est aussi celle de la CDU n’a suscité
de la part des autorités françaises, de Sarkozy comme de
Hollande et de leur entourage, qu’un silence prudent
sinon embarrassé. Quelques audacieux, notamment le
commissaire Barnier, le sénateur Arthuis, l’un et l’autre
anciens ministres, ont proposé, comme étape
intermédiaire, l’élection d’un président unique (Conseil
européen et Commission) par un collège ou congrès
réunissant parlementaires européens et nationaux.

Un membre britannique et fédéraliste du Parlement, le
libéral-démocrate Andrew Duff a mené campagne,
jusqu’ici, hélas, sans succès, pour qu’une fraction des
députés européens soient élus sur des listes
transnationales, ce qui contribuerait à animer un débat
démocratique au niveau de l’Union et obligerait les partis
à présenter des programmes intégrés.

Curieusement, la disposition la plus contraire aux
principes démocratiques qui existe aujourd’hui dans
l’Union, à savoir la composition de la Commission
suivant la règle non écrite mais ancrée dans les mentalités
d’un commissaire par Etat membre, sans considération de
l’effectif des populations, demeure en dehors du débat.
Selon le Traité de Lisbonne, le nombre des commissaires
devait être progressivement réduit suivant une rotation
égalitaire. Cette disposition au demeurant irréaliste car
elle aboutirait à garantir en permanence un commissaire à
l’un des trois Etats baltes mais pas à l’Allemagne ou à la
France, a été abandonnée de facto pour garantir aux Irlandais qu’ils ne seraient jamais privés du droit de
désigner un commissaire. Il n’est qu’un moyen
raisonnable de régler ce problème : laisser au président le
soin de choisir une quinzaine de collaborateurs sur la
seule base des compétences et de la nécessité d’obtenir
l’accord du Parlement sur la composition du collège.

Une autre question jamais évoquée se poserait si
l’hypothèse d’une élection au suffrage universel devait
être retenue. Ne serait-il pas conforme à la diversité
européenne, notamment linguistique, de faire élire non
pas un personnage solitaire mais une équipe ayant à sa
tête non un président à la française mais un primus inter
pares ? On voit mal en effet un seul homme ou une seule
femme faire campagne dans une trentaine de pays parlant
différentes langues.

En attendant qu’une réforme aussi audacieuse soit
possible, les partis de gouvernement devraient, comme
Delors l’a depuis longtemps proposé, présenter leur
candidat à la présidence de la Commission avant les
prochaines élections européennes.

Différenciation

L’hétérogénéité des Etats membres telle qu’elle résulte
des derniers élargissements plaide en faveur d’une
différenciation dans l’intégration qui traduit aussi la
diversité des attentes. La suppression des contrôles aux
frontières et plus encore l’union monétaire ont déjà
dessiné plusieurs zones d’intégration plus avancée. Le
projet d’une Union plus restreinte qui se construirait en
dehors de la grande Union est parfois envisagé. Le
mémorandum Schaüble - Lamers de 1994 allait dans ce
sens. M. Giscard d’Estaing vient de relancer un projet
analogue.

La formule des deux Unions rencontre de fortes
objections. Celle d’abord de diviser l’Europe en deux
zones alors que les critères de différenciation sont
multiples. Celle ensuite de ne pas faire de distinction
entre le vouloir et le pouvoir. Le Royaume uni n’a
aucune intention d’adopter un jour la monnaie commune
alors que la Pologne y aspire. On imagine enfin la
complexité des négociations qui seraient nécessaires pour
établir des relations harmonieuses entre les deux Unions
et leurs institutions.

Aussi parait-il à la fois plus conforme à l’idéal européen
d’unité et au réalisme politique de rationaliser la
différenciation suivant les volontés et les capacités de
chacun. Les difficultés n’en seront pas moins
considérables dès lors que certains Etats, Royaume uni en
tête, récusent tout fédéralisme. Une solution pourrait
consister à admettre au Parlement et au Conseil, devenu
Chambre des Etats dans un système bicaméral, un droit
de participation à la délibération sans droit de vote dans
les matières faisant l’objet de dérogations. Plus difficile
d’imaginer un tel système à la Commission dont les
membres ne sont pas censés représenter leurs Etats
d’origine. Le choix des commissaires par le président en
fonction des compétences faciliterait les choses. Demeure
l’éventuelle élection de l’exécutif au suffrage universel
dont on voit mal aujourd’hui comment elle pourrait faire
l’objet d’un accord général.

Il est vraisemblable qu’une volonté forte d’une majorité
d’Etats d’aller de l’avant face à la résistance d’une
minorité pourrait conduire au départ volontaire des
minoritaires, assorti d’accords leur préservant leur
appartenance au marché unique, statut dont bénéficient et
dont se satisfont la Norvège, le Liechtenstein et dans une
large mesure la Suisse. L’adoption du Traité budgétaire
sans le Royaume uni et la République tchèque marque un
pas dans cette direction.

Si peu désireux qu’ils soient de le franchir, le saut fédéral
pourrait bien être, pour les gouvernements, l’ultime
chance de sauver l’euro et, avec la monnaie commune, la
forme d’intégration la plus avancée à laquelle ils soient
parvenus. Ce serait aussi le moyen de restaurer, en
Europe et dans le monde, la confiance aujourd’hui
défaillante, dans le projet européen.

P.-S.

Robert Toulemon

Auteur de Sauvons l’Europe - Montagnac la Crempse (24) et Paris
Ce texte de Robert Toulemon sera sa contribution aux « Assises du
fédéralisme » que se proposent d’organiser le Mouvement européen et
l’UEF France

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