Réflexions et points de discussion pour la culture fédéraliste du XXI° siècle

, par Giampiero Bordino

Traduit de l’anglais par Jean-Luc PREVEL - Lyon

Selon une définition classique, l’Etat, ou tout du moins l’Etat moderne, est constitué de trois éléments fondamentaux : le territoire, le peuple et le pouvoir souverain. Si cela est vrai, toute analyse sur les transformations de l’Etat dans la mondialisation doit obligatoirement prendre ces trois dimensions de l’Etat, qui sont présentes et interagissent entre elles, comme thèmes de réflexion.
La « fin des territoires » (selon la définition de Bertrand Badie), la mobilité transnationale et le métissage des peuples et de leurs identités ainsi que l’érosion de la souveraineté sont les trois phénomènes dans lesquels nous sommes immergés, qui nous concernent personnellement et quotidiennement et que nous devons essayer d’appréhender et d’interpréter. Puisque la culture fédéraliste traite de l’Etat et de ses caractéristiques et qu’elle propose même (en tant qu’idéologie) à la fois un modèle de structure politique pour le monde et une clé d’interprétation de l’histoire humaine, elle ne peut pas esquiver cette tâche. Elle doit proposer une théorie et un projet pour le XXI° siècle, mondialisé par l’économie et révolutionné par la science.
Concrètement et pour commencer, qu’en est-il des territoires, des espaces dans lesquels nous vivons et par rapport auxquels « nous nous définissons » traditionnellement ? Cependant, le territoire n’est pas une donnée mais une construction : historiquement c’est le pouvoir politique, l’Etat, qui le délimite, qui fait qu’il devient la base de référence des règles et des obligations pour ceux qui l’habitent, qui lui donne un nom et qui détermine en définitive un « dedans » et un « dehors ».
Mais la mondialisation, la révolution scientifique et technologique (dans les transports, les communications) qui l’a rendue possible et l’alimente a commencé en même temps à « dé-construire » les territoires ainsi conçus. Les territoires sont en fait traversés d’une manière croissante par des flux transnationaux de biens, de capitaux, de personnes, d’informations et de signes (images, sons, valeurs). Ces flux -le « dehors » qui entre à l’intérieur- échappent d’une manière croissante aux contrôles, aux pouvoirs de régulation et aux directives de l’Etat. Les espaces de relations sociales et d’activités se multiplient et ces espaces (pensons par exemple à l’espace de la communication en réseaux, ou à celui de la finance, ou encore à celui des communautés en diaspora) rompent la continuité et l’unité des territoires des Etats, ils en traversent les frontières, ils interconnectent à travers des réseaux transnationaux des parties de ces mêmes territoires entre eux.

Le second élément constitutif de l’Etat, le peuple, est aussi dans une mesure croissante soumis aux dynamiques de la mondialisation et de la révolution scientifique et technologique. Les processus migratoires de multiples natures et origines et la mobilité transnationale des professions et du travail sont les principaux facteurs du changement. L’homogénéité et l’identité univoque des peuples, réelle ou prétendue (par le mythe et l’idéologie nationale) disparaît, métissée aujourd’hui d’une manière croissante par les processus migratoires, par la présence des diasporas transnationales, par les formes de mobilité récentes ou plus anciennes qui parcourent d’une manière transversale les territoires et les Etats. Plusieurs centaines de millions de personnes dans le monde entier -un nombre toujours plus important dans des territoires toujours plus nombreux- ont des identités « composées » (anglo-indiens, sino-américains, italo-australiens, etc.) et en tout cas « fluctuantes », assument une pluri-appartenance, acquièrent des citoyennetés multiples, vivent la diversité et la complexité des langues, des cultures et des religions et multiplient les expériences et les modèles de vie.
Territoires dé-construits, peuples métissés et qui vivent des diasporas : tel est le puzzle compliqué que la politique et les Etats doivent « prendre en compte » à l’ère globale. Comment arriver à faire vivre ensemble, pacifiquement et d’une manière profitable, sur un même territoire -démembré, comme il a été dit, en multiples espaces relationnels toujours davantage transnationaux- des groupes humains différents par leurs origines, leurs langues, leurs cultures et leurs religions ? Comment échapper au risque des conflits identitaires et des « purifications ethniques » que cette complexité comporte ? Quelle architecture institutionnelle, quelles politiques sociales, culturelles imaginer et construire dans ce but ?

Enfin, le troisième élément constitutif de l’Etat : la souveraineté. Selon la définition traditionnelle, c’est le pouvoir « qui ne reconnaît aucun autre pouvoir au dessus de lui et qui constitue la source de tous les pouvoirs au dessous de lui ». En fait, il y a désormais beaucoup de signes et de raisons qui mettent en évidence d’un côté le changement des modalités et des formes de la souveraineté et de l’autre son érosion croissante. De nombreux facteurs non occasionnels mais structurels sont à l’origine du changement et de l’érosion du pouvoir souverain : sur un plan horizontal et fonctionnel, l’émergence des sociétés civiles, pas seulement nationales mais désormais aussi mondiales ; par le bas, la montée des pouvoirs régionaux et locaux ; par le haut, le développement de pouvoirs intergouvernementaux et dans certains cas très significatifs (l’Union européenne [UE] en premier lieu) supranationaux. L’autonomie fonctionnelle croissante de la société civile -des acteurs économiques, des corps sociaux intermédiaires, des associations, etc.- est évidente pour tous, ainsi que beaucoup d’entre nous l’expérimentent et l’exercent quotidiennement au travail, dans notre profession, dans les activités politiques ou culturelles, dans le volontariat. Les sociétés civiles dont les acteurs sont toujours plus en mesure de « négocier » avec l’Etat leur propre rôle, leur propre espace de régulation (non seulement les grandes entreprises multinationales, mais les associations professionnelles, les représentants de ce que l’on appelle le troisième secteur, les ONG, etc.) ont tendance à se donner un horizon mondial. Ils ignorent les frontières et passent par dessus, ils créent des réseaux transnationaux, ils associent le « local » et le « global », bien au-delà de ce que les gouvernements des Etats sont en mesure de faire. Pour donner un exemple significatif, les ONG, selon une estimation de l’ONU sont aujourd’hui 44.000, elles sont présentes dans le monde entier dont elles interconnectent les quatre coins. La mondialisation et la révolution scientifique et technologique alimentent la croissance de la société civile par rapport à l’Etat et font naître et développer, pour la première fois dans l’histoire humaine, une véritable société civile mondiale, une « opinion publique » mondiale dont les Etats doivent de plus en plus souvent tenir compte.
En second lieu, comme nous l’avons dit, la souveraineté de l’Etat est transformée et érodée par l’augmentation des pouvoirs régionaux et locaux qui revendiquent, négocient et même « conquièrent sur le terrain » leur propre autonomie. La souveraineté est de moins en moins « la source de tous les pouvoirs au-dessous de lui », selon la définition classique parce que la mondialisation propose au « local » de plus en plus souvent des raisons et des opportunités d’autonomie, sinon de séparation.
Enfin, en troisième lieu, la souveraineté est érodée par le haut, à la fois par la multiplication des accords et des réseaux internationaux ainsi que par le développement d’accords et d’institutions au niveau supranational dans lesquels ils sont contraints de reconnaître explicitement un pouvoir « au-dessus d’eux » (comme dans le cas des Etats qui font partie de l’UE ou de ceux qui ont ratifié le Tribunal pénal international). Selon les estimations (cf. Sabino Casese, Oltre lo Stato, Laterza éditeur, 2006), il existe aujourd’hui plus de 2.000 organisations internationales (il y en avait seulement 123 en 1951), plus de 100 tribunaux internationaux de différente nature et avec des fonctions variées, autant d’organes quasi juridictionnels, un nombre croissant de normes universelles qui s’adressent soit aux administrations nationales soit aux individus. En outre des processus importants d’intégrations régionales au niveau continental sont en cours (l’UE mais aussi le Mercosur, l’ASEAN, l’Union africaine, etc.) qui impliquent des mécanismes de réattribution et de répartition des pouvoirs et des fonctions étatiques et pas seulement économiques. Comme l’a écrit le politologue français Zaki Laïdi qui parle à ce propos d’Etat fractal, l’Etat, de plus en plus souvent, -dans les rapports avec la société civile, avec les pouvoirs locaux et régionaux, avec les organismes internationaux et supranationaux- n’est plus « le tout », selon l’ancienne prétention souverainiste, mais seulement « une partie » et il est donc contraint de négocier son propre rôle et son propre pouvoir avec d’autres « parties » dans des parcours de gouvernance avec de multiples acteurs à de multiples niveaux.

Etant donné cet ensemble d’analyse et d’interprétation et pour en venir à une conclusion, quels sont les défis auxquels cet Etat transformé, à la souveraineté érodée, aux prises, comme on l’a vu, avec le puzzle inédit et inquiétant constitué de territoires décomposés et de peuples mobiles qui vivent une diaspora, est-il aujourd’hui confronté ? Le fait est que les Etats traditionnels, même les plus grands et les plus puissants, ne sont plus en mesure de garantir à leurs propres citoyens, dans leurs territoires, les « biens publics » fondamentaux pour l’apport desquels ils ont été créés et, au moins à l’époque contemporaine, légitimés : la paix et la sécurité, le développement économique, la cohésion sociale, la santé, la protection de l’environnement, l’instruction, etc. Avec la mondialisation, ces biens sont soit produits et garantis ailleurs, au niveau mondial, soit ils ne peuvent même plus être produits et garantis au niveau d’un seul Etat. Comment, en fait, garantir la santé à ses propres citoyens face aux flux transnationaux des maladies ou aux conséquences des catastrophes écologiques qui se sont produites ailleurs, dans une quelconque partie du monde ? Et comment garantir la sécurité à l’intérieur de ses propres frontières, étant donné qu’elles sont toujours plus poreuses et qu’on peut presque toujours trouver le « dehors » à l’intérieur et que l’ennemi pourrait même habiter dans notre maison ? Tout cela alimente, entre autre, une politique et une culture désastreuse de la peur et de la suspicion qui contribuent à la dégénérescence autoritaire de l’Etat et aux crises de la démocratie à la fois comme système de garantie des droits et comme processus de participation et d’inclusion.
Il faut prendre acte qu’aujourd’hui les « biens publics » qui sont -nous devons toujours le rappeler- la condition nécessaire pour l’acquisition et l’utilisation des biens privés (on le savait bien déjà au Moyen-âge : comment faire des affaires et du commerce si les bandits contrôlent les routes ou si la peste se répand dans les villes ?), seront produits à de nombreux niveaux et dans de multiples « lieux » (organisations, institutions) y compris le monde. Aucun pays, pas même la superpuissance américaine, ne peut les produire et garantir seul. L’UE ne pourrait pas non plus le faire, même si elle devenait un Etat fédéral accompli.

En conclusion : face à ces défis difficiles et complexes quelles sont les propositions, les projets à l’ordre du jour ? Je crois qu’il n’existe aujourd’hui, dans le panorama de la réflexion politique, si l’on exclut l’hypothèse non souhaitable d’un empire mondial hégémonique imposé et géré grâce à l’usage dominant de la force, que trois grandes propositions théoriques sur le tapis auxquelles on peut essentiellement rapporter une grande partie des scénarios et des projets pensables et susceptibles d’être proposés : l’hypothèse de la « gouvernance globale », celle de la « démocratie cosmopolitique » et enfin la proposition d’un « Etat de type fédéral ». La première, la perspective de la gouvernance globale soulève des questions sans solution -ou, d’une certaine façon « déplacées »- sur deux aspects fondamentaux : celui de la légitimation démocratique dans la mesure où elle prévoit une gouvernance négociée entre des acteurs étatiques et non étatiques où la décision, en substance, n’est pas prise en comptant les « voix », comme en démocratie, mais en mettant en balance les intérêts organisés ; et celui de l’efficacité dans la mesure où aucun pouvoir de décision « de dernière instance » (ce qui signifie aussi la possibilité de l’usage légitime de la force) n’est prévu et la fonction exécutive est, en substance, laissée à la bonne volonté des acteurs ou pour être plus réaliste, à leurs rapports de force. La seconde, la perspective de la démocratie cosmopolitique met justement en relief le thème de la participation populaire et du consensus mais « déplace » la question du pouvoir et en particulier de l’assurance que les décisions et les normes seront bien exécutées au niveau mondial, étant donné qu’elle exclut explicitement de son horizon théorique l’exigence de la disponibilité et, en dernière instance de l’utilisation éventuelle, de la « force légitime ». Il reste enfin la proposition d’un Etat de type fédéral, la plus ancienne et la plus expérimentée mais aussi, paradoxalement, il s’agit d’une proposition qui, dans une certaine mesure reste « à inventer ». Le projet fédéraliste, tel que nous le connaissons sous l’aspect de son élaboration théorique d’une part et à travers l’expérience concrète des Etats qui l’ont adopté d’autre part, offre des réponses sur les deux versants fondamentaux du problème de l’Etat : la légitimation démocratique aux différents niveaux du pouvoir fédéral, à travers la participation et le consensus, et l’efficacité, à travers la présence d’un gouvernement doté d’un pouvoir de commandement, y compris « en dernière instance ». Ceci étant dit, il faut cependant admettre que le projet fédéraliste pour le monde, qu’il s’agisse du contexte (le monde globalisé et révolutionné par la science du XXI° siècle) ou du problème (la production de « biens publics » mondiaux, un Etat démocratique mondial) étant donné qu’il est inédit, reste dans une grande mesure « à inventer ». Dans ce but, il faut s’ouvrir à d’autres cultures et être disponible à la recherche de nouvelles catégories d’interprétation et de nouveaux langages. Comment « revisiter » l’élaboration fédéraliste théorique, pré-globale, à la lumière des changements en cours : la fin des territoires, la diaspora des peuples, l’érosion du pouvoir souverain ? Que peut-on tirer de l’expérience historique des Etats fédéraux, du « fédéralisme réel » et que faut-il au contraire abandonner ? Comment repenser aujourd’hui le modèle institutionnel à plusieurs niveaux de gouvernements « indépendants et coordonnés » dans le nouveau contexte du monde globalisé ? De nombreuses questions nous viennent à l’esprit pour lesquelles beaucoup de réponses ne sont pas prêtes. C’est donc un grand « chantier qui s’ouvre devant nous pour lequel il vaut la peine de faire appel à beaucoup, y compris à « ceux qui sont différents » pour collaborer et s’engager ensemble.