Refondation démocratique et volonté politique

, par Jean-Pierre Gouzy

Excellente requête pour l’UEF
que celle de « la refondation démocratique »…

Après les échecs référendaires successifs en France, aux Pays-Bas,
en Irlande, on est en droit effectivement de se demander si « l’Europe
est toujours en phase avec les peuples qui la composent ». D’autant
que la réélection du Parlement européen approche à grands pas et
que la tendance à la désertion des urnes n’a pratiquement pas cessé
de s’affirmer depuis trente ans. En France, par exemple, nous
sommes passés de moins de 40 % d’abstentions en 1979 à 42,7 en
1984 ; 50,1 en 1989 ; 47,3 en 1994 ; 53 en 1999 ; 56,9 en 2004. Ces
pourcentages sont éloquents !

Dans Le Monde du 18 août dernier, Thomas Ferenczi analysant ce
qu’il appelle « le malaise démocratique de l’Union » observait, pour sa
part, que les électeurs [et je dirai, au-delà, les citoyens dans leur
ensemble] avaient le sentiment que l’Europe se fait sans ceux qu’on
tente ensuite de placer devant le fait accompli. Pour des fédéralistes,
une telle glissade est intolérable.

Le lien que l’UEF veut établir entre candidature à la présidence de la
Commission et les élections européennes, nous paraît donc excellent
(« Wake up ! »), mais, pour autant, il n’est pas suffisant. De même, la
tentative de Daniel Cohn-Bendit proposant aux partis intéressés que
leurs têtes de listes puissent être candidates, en même temps, dans
tous les pays membres de l’Union pour « européaniser » un débat qui
en a grand besoin, va dans le bon sens. Nicolas Sarkozy, qui
fréquente téléphoniquement Dany le Vert, aurait même, paraît-il,
trouvé qu’il s’agissait d’une « bonne idée » ! De tels « leviers », pour
mobiliser l’intérêt des électeurs plus ou moins démotivés pourraient
contribuer à changer la donne, mais il faut, en même temps, que nous
nous montrions capables de les alerter et de répondre de manière
crédible à leurs attentes.

 Première préoccupation : celle qui découle des élargissements
successifs ou potentiels de l’Union. Il devrait être clair que nous
n’accepterons plus de nouveaux élargissements sans
consolidation concomitante de l’édifice communautaire…
D’autant que notre inaptitude rémanente à définir les limites
cohérentes d’un champ de l’intégration européenne qui ne se
confonde pas avec celles d’un terrain vague, suscite ici et là,
autour de nous, une inquiétude diffuse.
Nos gouvernements sont toujours effectivement incapables -
aussi curieux que cela puisse sembler !- de se mettre d’accord
sur une définition qui réponde à l’attente commune, des
fondements géographiques, historiques, culturels d’une Union
européenne à laquelle pourtant ils ont adhéré officiellement. Le
seul document auquel ils nous invitent à nous référer, en la
circonstance, reste la « Déclaration de Copenhague » de 1993,
très insuffisante dans une Union de plus en plus large. Elle date
de trente cinq ans et ne comporte que deux exigences :
l’économie de marché, les garanties démocratiques, complétées,
il est vrai, par celle, requise depuis lors, de la capacité
d’intégration.

 Concernant les problèmes financiers, bancaires, monétaires, la
crise des subprimes n’a pas fini de susciter, les divagations des
cours pétroliers et alimentaires aidant, un ébranlement mondial
sur fond de déprime économique. Ces sursauts chaotiques
devraient fortement nous inciter à créer un système uniforme des
marchés financiers de la zone euro, géré par une autorité
centrale substantiellement fédérale, de préférence à la seule
définition de règles prudentielles communes mais révocables à
merci. De plus, le moment nous paraît plus que venu de donner
à l’Eurogroupe un statut formel qui fasse de celui-ci un partenaire
stable de la Banque centrale européenne, reconnu comme tel
par les États membres et lui permettre de « s’exprimer d’une
seule voix » au sein du Fonds monétaire international, comme l’a
préconisé Jean-Claude Juncker.

Sur le plan social, par ailleurs, l’Union européenne n’avance
aucun projet susceptible de l’identifier, alors qu’il existe une
attente considérable des peuples. Pourquoi ne pas lancer le
débat, comme vient de le faire Martin Hirsch, mais cette fois en
plaidant la cause d’un « revenu minimum européen », dans la
perspective d’un retour à la croissance au cours de la prochaine
eurolégislature ? Pourquoi, de plus, ne pas proposer à la
communauté des jeunes générations de nos divers pays le
service civique volontaire que Luc Ferry, Président du Conseil
d’analyse de la société, suggère dans le cadre hexagonal ?

 Autres points sensibles… Quels principes devraient nous
inspirer, après la crise survenue l’été dernier à la périphérie de
l’Union européenne, entre Géorgie et Russie, mais plus
largement dans la perspective d’un remodelage de l’ancien
espace soviétique ? Dans quel cas de figure et quelle mesure
« le droit -que certains grands ancêtres ont voulu imprescriptibledes
peuples à disposer d’eux-mêmes » s’applique-t-il ou pourraitil
s’appliquer au détriment des frontières internationalement
reconnues ou inversement ? De toute façon, pour des
fédéralistes, la société internationale des Etats dits
« souverains » telle qu’elle existe est également inacceptable.
L’Union européenne, malgré les apparences trompeuses
qu’entretiennent nos média francocentriques par nature, donne
le sentiment d’être (même si la présidence française a su parer
au plus pressé pour calmer le jeu) dans l’incapacité, pour l’heure,
de s’avancer plus avant, certains de ses membres calquant leur
attitude sur celle de Washington. En outre, les évènements
récents ont parfaitement illustré les dépendances
géostratégiques de « notre » Europe, en commençant par celle
de l’énergie, faute d’une politique commune véritablement
intégrée dans un secteur aussi sensible et même vital,
notamment quand il s’agit de nos approvisionnements. Le devoir
des fédéralistes est de dénoncer vigoureusement, arguments à
l’appui, les conséquences d’un tel procès-verbal de carence.

 Les améliorations prévues par le Traité de Lisbonne à propos
des politiques étrangère et de défense, ainsi que notre
positionnement énergétique ne vont pas au delà d’un
renforcement de la coopération organisée. Ainsi nous savons
que le ministère européen des Affaires étrangères prévu dans
les textes pour le moment bloqués à Dublin, restera tributaire de
la règle souverainiste de l’unanimité au Conseil des ministres,
tout autant que l’est présentement, le Haut représentant Javier
Solana, symbole du consensus mou entre pays partenaires.
Néanmoins, nul ne saurait se réjouir à bon escient de
l’enterrement définitif d’années et d’années d’efforts entrepris
depuis le Conseil européen de Laecken, en décembre 2001. Le
Parlement européen a d’ailleurs réclamé en juillet dernier, par
500 voix contre 106 et 31 abstentions, ce renforcement de la
politique européenne de sécurité et de défense que nous
attendons depuis des lustres. Il n’était pas alors question de
tensions dans le Caucase mais, comme le dit le proverbe, « il
n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre ». Même si, la
ratification du Traité de Lisbonne continue à traîner, rien
n’empêcherait, pourtant, les Etats membres animés par un
minimum de volonté politique, de soumettre par anticipation à
« la coopération structurée permanente » telle que le prévoit le
dit traité, les éléments de forces multinationales européennes
existant, en commençant par l’Eurocorps.

· Mais, cette volonté politique que l’on aimerait voir s’affirmer,
existe-t-elle encore vraiment ? On est en droit de se poser la
question quand on prend connaissance des textes du Livre blanc
disponible sur le site internet de notre bon vieux Quai d’Orsay.
Ce Livre blanc, même si le Traité de Lisbonne finit par voir le jour
avant la saint glin glin (on parle maintenant de 2010 !) prévoit audelà
une période européenne étale qui « devrait clore, dit-il, un
cycle de quinze ans de réforme institutionnelle juxtaposant au
modèle communautaire des éléments intergouvernementaux
relativement complexes ». Jolie formule alambiquée signifiant
que nous devons nous faire à l’idée qu’il ne saurait être question
de franchir avant 2020 « comme on nous en prévient déjà , une
nouvelle étape dans l’intégration politique ».

Ce n’est plus « ô temps suspend ton vol », mais plutôt : « laissemoi
reprendre mon souffle », même si le prix à payer est d’inciter
les autres acteurs de la planète moins empêtrés que les
Européens dans leurs problèmes de souveraineté, à mener
pratiquement à leur guise, les jeux dangereux de la politique
mondiale, Oncle Sam en tête.

Tout ceci dans un univers dont, à vrai dire, on a encore du mal à
imaginer les contours, sous l’oeil d’une organisation des Nations
unies, alors composée peut-être de 250 « souverains », en
Assemblée générale, et d’un Conseil de sécurité obsolète,
tributaire du droit de veto. Nous en sommes aujourd’hui à 192
(2006), sauf erreur, contre une cinquantaine à l’origine, mais
sans compter les 69 membres non représentés de l’UNPO
(Organisation des peuples non représentés) de l’Abkhazie à
Zanzibar en passant par Taiwan et bien d’autres, dont le Kosovo
que refuse de reconnaître le Kremlin. Encore faut-il préciser que
nous suggérons, en la circonstance, un scénario encore
relativement optimiste. Il en est d’autres aux allures infiniment
plus mortifères dont nous aurons l’occasion de reparler.
Pour l’heure et revenant au projet fédéral européen, nous devons
nous convaincre, en tout cas, d’une chose : le temps perdu ne se
rattrape jamais, que ce soit dans nos vies personnelles ou la
maturation des systèmes politiques que nous engendrons. A
fortiori, quand il s’agit d’anticipations majeures.