Robert Lafont : une pensée moderne au service de la société occitane

, par Gérard Tautil

Dans le dernier chapitre d’un livre à paraître sur la pensée politique de Robert Lafont, et dont nous donnons des extraits, Gérard Tautil revient sur la situation « Monde » telle qu’elle apparaît dans de nombreux écrits. La globalisation, le marché, sur fond de crises répétitives du système capitaliste, encadrent toute réflexion politique et toute proposition alternative de gouvernance. Ils pénalisent les revendications des peuples et rendent plus difficile toute forme de revendication populaire. La réponse est dans la proximité, l’idée fédérale revient alors comme une solution concrète, qui se décline du local au global.

« Le message lucide de Robert Lafont est malgré tout optimiste. (Loin de renoncer) (…), c’est au contraire, une réponse confiante qui est faite. Parce que le maillon faible devient, par la nécessité des rapports de force, une possibilité d’autres solutions. Parce que rien n’est acquis ni figé (…)

La globalisation économique renforce des formes de gouvernance centralisées… et le retour au chacun pour soi

Face aux Etats-nations enserrés dans la nasse du « Grand marché », la riposte n’est pas unilatérale, il n’y a pas de recette toute faite. Entre les logiques de concentrations qu’impose le marché unique, les Etats-nations sont à contre-histoire. Ils sont en situation défensive. Les marchés nationaux sont en décalage et soumis à des règles qui les dépassent. Le colbertisme et ses variantes ne sont plus opérants. La recherche d’un équilibre entre les impératifs du marché, la gestion sociale des inadaptations et contradictions du système (les « crises »), les ruptures d’équilibres créées par l’accélération des secousses financières, sont autant d’éléments non maîtrisables dans un monde où l’interdépendance est devenue règle d’or [1]. Les Etats sont donc contraints de composer avec des situations qui mettent en question de plus en plus leur « indépendance nationale », voire leurs prérogatives régaliennes. La logique gaullienne est loin. Et les rejetons du gaullisme ou ceux qui s’en réclament encore, cultivent des jeux de rôle qui ne répondent plus à l’actualité des situations nouvelles imposées aux Etats-nations. Si la question stratégique de la globalisation accélère les inégalités sociales et sociétales de plus en plus criantes, les réponses, adaptatives ou en recherche de ruptures, ne peuvent être que singulières et partielles.

Y a-t-il encore place pour une logique des « nations sans Etat », un espace pour les régions et les dynamiques interrégionales ?
La construction européenne est en panne. Celle-ci s’inscrit dans le droit fil de la situation planétaire. Face à l’impérialisme du marché et à ses contradictions (Etats-Unis, Chine…), elle ne trouve pas l’accord politique qui lui permettrait de répondre d’une seule voix. Le « fédéralisme intergouvernemental » lui-même est de plus en plus remis en question. Il est le reflet d’une situation mondiale. La réunion de 180 chefs d’Etat à Copenhague sur l’avenir de la planète n’a pu que souligner encore le peu d’écoute dont jouissent les chefs d’Etats européens auprès des principaux tenants du système économique mondial. L’entrée dans le système ultra-libéral de certains pays « émergents » renforce la logique de la globalisation économique et de ses conséquences au détriment des petits et moyens Etats comme de leurs propres concitoyens. Le capital de confiance, déjà très émoussé par la catastrophique gestion du Traité constitutionnel européen, est en train de remettre en question, à la racine, l’idée d’une Europe politique. (…) Comment répondre à cette situation globalisation économique, de massification et de standardisation des comportements sociaux et culturels ?

L’altermondialisme est-il la riposte globale au système ?

La riposte altermondialiste pourrait jouer ce rôle de transformation et de dépassement des crispations françaises si, ouvrant le débat sur une autre Europe et sur un autre monde, elle était en mesure de rassembler largement un front anti-capitaliste et de construire des alternatives. Ce front ouvert, frappé d’intelligence et de pragmatisme propositionnel, aurait pour tache urgente de construire un autre projet civique et politique en partant des demandes citoyennes. Encore faudrait-il que la riposte ne soit pas qu’économiste. Et obligation, donc, de sortir des prés carrés, des refuges partisans et organisationnels actuels. Or, l’altermondialisme militant est divers : historiquement pédagogique (Attac), il s’appuie sur des secteurs de la société civile et des mouvements sociaux. Les effets de la mondialisation ont mis en évidence des phénomènes socio-économiques qui l’interpellent : la montée de la précarité, les délocalisations, la redistribution des richesses, l’écart croissant entre les biens publics et privés, entre ce qui relève du marchand et du non-marchand. La question de l’intérêt général est toujours au cœur des sociétés, mais il se pose aujourd’hui de façon planétaire. Quant à celle de la gouvernance, elle peut et doit lui être associée. Entreprise immense dont on comprend toute la difficulté d’émerger et qui ne peut échapper aux habitudes de pensées et de militances traditionnelles. Les questions des équilibres écologiques, de la dégradation de la planète, du réchauffement climatique et des combats qu’elles nécessitent, ne viendront qu’en dernier. Même si la liaison avec le productivisme et la concentration des énergies autour du nucléaire sont dénoncées par une partie de plus en plus importante des populations des sociétés occidentales.

Après la première phase, qui va des années 80 (le Chiapas) jusqu’aux manifestations violentes de Gênes (2001), anti G8, OMC, FMI, Davos, l’altermondialisme se complexifie. Les « Forums sociaux » ouvrent une deuxième phase (Porto Alegre, 2002), une « autre mondialisation » est mise en avant, plus constructive et plus ouverte aux demandes sociales. Au demeurant, les oppositions demeurent entre les partisans d’une vision réformiste de la mondialisation et ceux qui voient une alternative dans les pays latino-americains où la rupture avec le système néo-libéral est posée concrètement (Hugo Chavez au Venezuela).

L’occitanisme politique participe de ces deux périodes. La grève des mineurs de La Salle (Decazeville) annonçait des rassemblements de type nouveau. Sur le Larzac, le local se fait global dès les premières manifestations contre le camp militaire. La jonction des luttes sociales s’y réalise : paysans-ouvriers, nouveaux paysans, ouvriers licenciés dans le cadre d’un syndicalime en mouvement, renaissance de l’idée de coopération et de solidarité autour du mot d’ordre rassembleur, « Volèm viure, trabalhar, decidir al Païs ! » [2]. Robert Lafont y voit, au-delà d’une réussite plus idéologique que politique pour le mouvement occitan, la concrétisation d’expériences nouvelles en relation avec la situation planétaire [3].

Dessin de Nono, publié par Lutte Occitane, repris par Fédéchoses, 1975

Un humanisme planétaire et fédéraliste ?

2003. Près de trente ans près, le Larzac convoque à nouveau le « Peuple de la Terre » [4]. L’occitanisme y tient bien sa place, même si la dimension politique -s’organiser, décider au Pays-, n’y trouve pas une issue suffisamment représentative. Un mouvement social, une contestation idéologique ne peuvent échapper à leur issue politique. C’est ce que nous pensions et avions dit à Robert, nous autonomistes occitans, présents sur le plateau du Larzac.

Mais rien n’est définitif, ni dans une situation de régression, ni dans une progression des forces démocratiques. S’il y a une riposte possible, elle ne peut exister que dans une recomposition des forces populaires par en bas, dans ses territoires de vie et de gestion.

Robert Lafont a toujours mis en avant cette idée, dès la publication de ses ouvrages phares, La révolution régionaliste [5] et Autonomie, de la région à l’autogestion [6]. La revendication s’est faite païs. La lutte des paysans du Larzac, celle des Lip, pour les citer encore, a permis l’ancrage concret de ses propositions politiques. L’idée d’autonomie n’a été que la traduction des luttes concrètes [7]. Qui peut en douter aujourd’hui ? Les niveaux de subsidiarité ne sont pas des propositions technocratiques ou de découpages de circonscriptions ; elles ne sont ni électorales ni politico-administratives. Elles respirent l’air des mouvements sociaux, des bassins de vie, des pays, des articulations géographico-humaines, des cultures qui portent le discours quotidien des femmes et des hommes de ce pays. Robert Lafont s’est fait porte-parole d’un pays colonisé qui, par définition, a perdu sa conscience d’être.

L’idée fédérale est toujours une idée force, sans théorisation abstraite, dans ces propositions sur les subsidiarités vécues. Il démonte systématiquement le piège : entre le « fédéralisme » des Etats et un fédéralisme cosmopolitique, une autre conception de l’organisation territoriale et de la gouvernance est possible, dès à présent. Pourtant, cette idée d’une gouvernance pour une paix globale et celle d’un fédéralisme mondial reviennent comme une hypothèse de philosophie politique très kantienne : « En dernière instance, l’Organisation des Nations unies a été bafouée par les Etats-Unis d’Amérique et frappée d’inanité. En conséquence, l’objectif politique du ‘Peuple de la Terre’ ne peut être que la gouvernance universelle (un système fédéral démocratique mondial) à substituer aux Etats et au désordre de l’impérialisme capitaliste » [8]. A notre avis, compte tenu de la richesse de ses propositions sur l’analyse des subsidiarités propres aux collectivités territoriales, ce n’est pas ce qui caractérise sa pensée politique profonde sur une gouvernance fédéralisée. Le fédéralisme, en perspective, peut néanmoins permettre cette projection globale. L’utopie est nécessaire mais elle se pose seulement à partir des avancées sur le terrain politique [9]. C’est ce qui différencie sa pensée d’une philosophie kantienne.

En effet, tout au long de ses écrits, la définition d’un pouvoir régional s’est précisée, dans ses compétences. L’analyse fait référence aujourd’hui. En corollaire, s’il dénonce les manques de moyens, la misère budgétaire, l’absence de réelle politique territoriale, c’est qu’il pense avec constance qu’il y a d’autres solutions que cette autre manifestation de l’exception française. Aujourd’hui, cette précarité des collectivités territoriales renforce les pratiques d’un Etat qui se défausse de ses responsabilités sur une Région qui n’a pas les moyens d’y répondre. La réforme fiscale s’est faite pour le Haut. Les prélèvements se font toujours au profit de l’Etat ; la région n’a toujours pas les moyens de développer ses potentialités et d’accéder à des prélèvements sur l’impôt. Réaliser des péréquations entre régions riches et régions pauvres n’est pas dans la culture française qui continue à tout concentrer sur la capitale. Aussi, parler de personnalité régionale devient un luxe, voire une supercherie à l’encontre de nos véritables cultures et langues historiques refoulées. L’exigence démocratique est pourtant évidente, dira-t-il dans ses essais politiques d’il y a plus de quarante ans. Cette idée, énoncée dans son premier ouvrage sur l’autonomie régionale, n’a pas changé en son principe : « On doit posséder le pouvoir ici, si l’on veut être bien partout sans nuire à personne ». [10]

P.-S.

Gérard TAUTIL
_Professeur de philosophie à La Seyne-sur-Mer. Enseignant d’Occitan-provençal. Cofondateur du Partit Occitan A dirigé l’ouvrage collectif Chemins d’Occitanie-Politique occitane, 1974-2000, éd. l’Harmattan, Paris, 1998, et participé au livre Entre dos millenaris, éd. IEO-ensages, 2009

Titre et inter-titres adaptés à l’article. Extraits du livre à paraître : Robert Lafont et l’occitanisme politique. Petite contribution à une pensée moderne. Les références « document… » y font également référence.

Notes

[1Le Monde III, Propositions pour un programme occitan du 1er janvier 2006 (document 3).

[2« Nous voulons vivre, travailler, décider au pays ! »

[3Robert Lafont, Gardarem la tèrra (Nous garderons la terre), manifeste, point 1. Cf. Fédéchoses, n° 121, 2003, 30° année, 3° trimestre, p. 16.

[4Ibidem.

[5Robert Lafont, La révolution régionaliste, collection idées actuelles Nrf, éd. Gallimard, Paris, 1967, pp. 250.

[6Robert Lafont, Autonomie, de la région à l’autogestion, collection idées, éd. Gallimard, Paris, 1976, pp. 189.

[7“La protèsta a la rasic de la globalizacion imperialista es nascuda sul Larzac. Es aquò que d’occitans tornèron dire en lenga d’òc al meteis endrech fa tres ans. Es aquí qu’anèri dire en catalan, en conclusion d’un Euro-Congrès, a Barcelona, una ciutat e un jorn ont la joventut proclamava la vida sus las muralhas. Gardarem la tèrra.” Las tres tòcas del temps tres. « La protestation à la raçine de la globalisation impérialiste est née sur le Larzac. C’est ce que dirent des occitans à nouveau en langue d’oc au même endroit, il y a trois ans. C’est là où j’allai dire en catalan, en conclusion d’un Euro-Congrès, à Barcelone, une cité, un jour où la jeunesse proclamait la vie sur les murailles. Nous garderons la terre. » Les trois cibles du temps trois (document 5).

[8« Il s’agit de transformer la « décentralisation », relais confus de la toute puissance d’un Etat centralisé. Les modèles ne manquent pas chez nos voisins, des « autonomies » espagnoles aux actuels projets italiens de réforme régionale, qui, en laissant libre chaque région de décider de sa forme de gouvernement, constitue la « pierre angulaire d’une organisation fédérale de la République. » (Référence faite à Antonio Maccanico, ministres des Réformes institutionnelles). Dans, Le temps du pluriel. La France dans l’Europe multiculturelle. Bruno Etienne, Henri Giordan, Robert Lafont. p. 93. Ed. L’Aube/intervention, 1999.

[9Autonomie, de la région à l’autogestion, p189, éd. collection Idées, Gallimard, Paris, 1976.

[10« Rendre à l’homme la cité de son être et lui ouvrir la cité du monde ». La révolution régionaliste, op. cit., p. 250.