Spinelli, commissaire européen

, par Robert Toulemon

Robert TOULEMON
Directeur général honoraire à la Commission des
Communautés européennes
Auteur de nombreux ouvrages dont le dernier paru,
Aimer l’Europe

Altiero Spinelli est l’homme le plus extraordinaire que j’ai
rencontré. J’ai découvert sa prodigieuse force de conviction
dans les années soixante chez Stéphane Hessel. Il s’agissait
d’une réunion en marge du Club Jean Moulin à laquelle
Hessel m’avait invité connaissant mon intérêt pour
l’Europe. L’engagement total de cet ancien communiste
italien contrastait avec les hésitations de mes amis français.
Je ne suis pas sûr de l’avoir revu au cours des années suivantes, celles de mon affectation à Bruxelles auprès de
Marjolin, de Jean Rey, puis du prince ambassadeur Colonna
di Paliano, mais je connaissais son activité à la tête de
l’Istituto per Affari Internationali. Aussi, et malgré mes
excellentes relations avec Colonna qui était un homme
compétent et délicieux, c’est avec joie que j’appris que
l’ancien communiste, devenu fédéraliste, allait succéder à
l’ambassadeur avec compétence sur la Direction Générale
des affaires industrielles dont j’avais la charge depuis 1958.
J’évoquerai trois aspects de son action à la Commission, le
fédéraliste, le promoteur d’une politique industrielle
ambitieuse,
le
fondateur
d’une
politique
de
l’environnement.

Un fédéraliste impatient

J’ai connu trois maîtres ès fédéralisme, Denis de
Rougemont, le fédéraliste des régions, Alexandre Marc, le
fédéraliste sociétal ; Spinelli, lui, était lui un fédéraliste
politique. Pour l’ancien marxiste, la fusion de souverainetés
était en Europe la clé de tout progrès. Toute autre cause
devait être subordonnée à cet objectif. On ne s’étonnera
donc pas que Spinelli ait souffert de ce qu’il considérait un
excès de prudence d’un collège présidé par Malfatti de
juillet 70 à janvier 73, puis par Ortoli. Le mandat de Spinelli
devait s’achever en 76, cinq ans avant celui d’Ortoli qui
aura Thorn comme successeur. Pour Spinelli, la tâche
essentielle de la Commission, bien au dessus de la gestion
des politiques, est celle d’un inspirateur. Dans un « agenda
pour l’Europe », publié en 70, il écrit : « depuis sa création,
la Commission de la Communauté européenne a rempli,
dans une large mesure, cette fonction d’inspiration qui était
auparavant détenue seulement par des personnes et des
mouvements privés », mais il ajoute quelques lignes plus
loin : « la Commission n’a pas développé jusqu’à présent la
ligne politique constructive dont l’aventure européenne a
besoin. » Cette fonction prophétique que ses collègues ne se
sentaient pas en mesure d’assumer, il la développera plus
librement et avec une grande efficacité au Parlement
européen. Il avait trop critiqué les prudences d’une
Commission échaudée par le douloureux épisode de 1965-
1966 pour ne pas se faire l’avocat de l’audace et de l’action.
Mais il était assez réaliste pour comprendre que l’adhésion
du Royaume uni était peu compatible avec le grand saut
fédéraliste dont il rêvait. Il n’en était pas moins pénétré de
l’idée que la Communauté avait besoin d’un vrai Parlement
et d’un vrai gouvernement. Il avait accueilli avec beaucoup
de satisfaction une déclaration de Pompidou admettant
qu’un jour la Communauté devrait être
dotée d’un
gouvernement. Il aurait fort bien admis que ce
gouvernement ne fut pas la Commission, à la condition qu’il
soit indépendant des gouvernements nationaux et mandaté
démocratiquement. « Nous deviendrons le commissariat au
Plan » m’avait-il dit.

Le promoteur d’une politique industrielle ambitieuse
Ancien communiste, Spinelli était converti à l’économie de
marché. Il savait que la profitabilité des entreprises et celle
des investissements est le critère fondamental d’une
économie saine et productive de richesses. Mais, ce qu’on
appellerait aujourd’hui son libéralisme s’accompagnait d’un
volontarisme énergique qui le mettait à contre-courant de
son époque.

Dans une note du 21 juin 1972, extraite des archives de Jean
Flory, destinée à ses collègues et à l’état-major de la DG III,
il énumérait les objectifs et les actions prioritaires de la
politique industrielle, de recherche et de développement
technologique qu’il entendait promouvoir, dans la continuité
du mémorandum Colonna.

Objectifs :

 renforcement des structures,
 promotion du développement technologique,
 amélioration des conditions de vie et de travail,
 équilibre régional,
 compétitivité, accès aux marchés, préférences en
faveur des pays en voie de développement.
Priorités pour 73 -76 :
 marchés et services publics (telecoms),
 entraves juridiques et fiscales (société européenne),
 sociétés multinationales (règles au niveau mondial,
droits syndicaux)
 innovation (fonds communautaire),
 coopération transnationale des petites et moyennes
entreprises,
 promotion des industries à technologie avancée,
 industries en déclin (aide ou reconversion).

Enfin Spinelli, conscient des liens qui devaient unir
l’industrie et la recherche, avait obtenu compétence dans ces
deux domaines et m’avait confié la tâche difficile d’intégrer
les services issus de la Haute autorité de la CECA et de la
Commission d’Euratom. Il
demandait l’octroi d’une
compétence à la Communauté pour rapprocher les
politiques nationales et négocier avec les pays tiers.
On rêve à ce que serait l’économie européenne si Spinelli
avait été entendu…

Le promoteur d’une nouvelle politique

La qualité de la vie était une des formules favorites de
Spinelli. Il considérait l’industrie comme un tigre qu’il
fallait maîtriser.

Il organisa une grande conférence à Venise sur l’industrie et
la société dans la Communauté européenne.
Devait en sortir la création d’une division de
l’Environnement bientôt transformée en direction, sous
l’impulsion de Michel Carpentier. C’était le moment où
naissaient les ministères de l’Environnement dans les Etats
membres. Grâce à Spinelli, la Commission ne prit pas de
retard dans un domaine qui n’avait pas été prévu par le
Traité de Rome. On sait l’importance prise par cette
politique au fil des ans avec des conséquences
considérables, aussi bien dans le domaine des pollutions
(automobile, industries) que dans celui de la prévention des
accidents ou dans celui de la protection de la nature.
Chargé d’un portefeuille pour lequel il était mal préparé,
ayant peu d’affinités pour les milieux d’affaires, Spinelli a
rempli très convenablement ses fonctions dans une
ambiance difficile. Il a contribué à maintenir un certain
niveau d’ambition pour la Commission. Il a été le fondateur
d’une nouvelle politique. C’est un peu plus tard, au sein du
nouveau Parlement européen élu au suffrage universel, qu’il
donnera toute sa mesure en obtenant l’adoption d’un
premier traité d’union qui devait ouvrir la voie à l’Acte
unique.