Trois leçons d’Altiero Spinelli

, par David Soldini

Comment j’ai découvert Altiero Spinelli
J’ai vraiment découvert Spinelli en 2000, 14 ans après sa
mort. Certes, je connaissais déjà le Traité Spinelli de 1983,
je l’avais étudié pendant mes études universitaires, mais le
nom de Spinelli ne m’était guère plus familier que celui de
nombreux hommes politiques ayant participé, de près ou de
loin, à la grande aventure européenne.
En 2000 j’habitais Rome, et grâce à Edmondo Paolini
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, son
biographe et ami, que je venais de rencontrer en
m’inscrivant à la GFE (Gioventù Federalista Europea) j’eus
la chance de pouvoir travailler pour une exposition sur
Altiero Spinelli. Vinrent ensuite diverses rencontres
romaines, Raimondo Cagiano, Pier Virgilio Dastoli et bien
d’autres, des hommes qui l’avaient connu et qui semblaient
avoir pour cet ancien ami un respect et une dévotion
particulière.
Comme beaucoup de jeunes fédéralistes, les lectures du
Manifeste pour une Europe libre et unie (le Manifesto de
Ventotene, dont c’est, en français le titre exact), lors du
séminaire annuel de Ventotene, et les nombreuses
méditations qui découlèrent de ces lectures, renforcèrent
mon admiration pour le géant politique. Les traversées de
l’île, sur laquelle il avait été confiné plusieurs années et sur
laquelle il avait élaboré les fondements de son combat et de
sa pensée politique, les visites à l’île voisine de Santo
Stefano où tant d’antifascistes avaient croupi en attendant la
libération, la découverte de son autobiographie, les
discussions avec ceux qui l’avaient connu, simples pêcheurs
ou responsables politiques, chaque nouvelle approche du
personnage renforçait mon admiration et façonnait
irrémédiablement mon esprit. Si aujourd’hui je possède une
profonde conviction fédéraliste, une conviction qui
probablement
ne
s’effondrera
jamais,
même
si,
naturellement, elle sera encore amenée à évoluer, c’est sans
nul doute grâce à Altiero Spinelli.
Comment un homme, que je n’ai pas rencontré, a-t-il pu à se
point me changer ? Si la figure, l’homme Spinelli, m’a
fasciné, ce sont les idées qu’il a défendues toute sa vie qui
m’ont véritablement transformé. Parmi ces idées, je
voudrais rappeler trois des « leçons » de Spinelli.
Le fédéralisme, la seule pensée politique réaliste
Lorsque l’idée fédéraliste est présentée rapidement,
superficiellement elle apparaît souvent comme relevant de
l’utopie. L’objectif, la paix universelle, et les moyens,
notamment la fin de la souveraineté nationale, apparaissent
comme irréalisables. Pourtant, en se penchant plus
sérieusement sur l’œuvre de Spinelli, les solutions
fédéralistes apparaissent comme les seules réalistes.
Mitterrand affirmait, « le nationalisme, c’est la guerre. »
Inutile de démontrer la justesse de ce syllogisme. Un simple
survol du XXème siècle suffit pour comprendre toute la
profondeur de cette affirmation. Or, à l’opposé du
3
Edmondo Paolini était alors président de la section romaine
du MFE. IL est l’auteur de plusieurs livres sur Spinelli, dont sa
biographie.
nationalisme, il y a le fédéralisme. Les doctrines
internationalistes sont en effet elles-mêmes fondées sur le
paradigme nationaliste, à savoir que l’unité politique repose
sur des facteurs d’ordre sociologiques, culturels ou
mythologiques, c’est-à-dire sur le concept de Nation.
Or, le fédéralisme, ce n’est pas uniquement la construction
d’un pouvoir supranational, mais l’élaboration d’une
solution réaliste permettant de diviser le pouvoir en
différents centres, chacun ayant les moyens d’apporter des
solutions efficaces aux problèmes qui le concernent. Cette
démarche se situe donc à l’opposé de la démarche
nationaliste. Le paradigme nationaliste représente une
impasse pour le progrès de l’humanité car il empêche le
développement de la seule solution efficace pour affronter
les défis globaux. Cette solution, le fédéralisme, suppose
donc la fin des structures de pouvoirs fondées sur le
paradigme nationaliste.
Ainsi, très rapidement, ce sont les nationalistes, les
conservateurs, ceux qui croient qu’il est possible de faire
progresser l’humanité en maintenant la division du monde
en Etats nations, que l’Europe peut progresser sans
définitivement détruire le mythe de l’Etat national ou qu’il
est possible de construire l’Europe autrement que sur les
cendres de l’ancien ordre politique -fondement du désordre
international actuel- qui apparaissent comme des utopistes.
Sévère contre les antieuropéens, douloureuse pour certains
Européens sincères, près à se satisfaire d’expressions
mystificatrices comme l’Europe des Nations ou même la
Fédération d’Etats-nations, la première leçon de Spinelli
apparaît chaque jour plus juste : agir pour la création d’une
Fédération européenne, c’est agir pragmatiquement.
La nécessité personnelle de l’action
La seconde leçon a trait à des comportements personnels. Il
ne s’agit pas uniquement de penser la politique mais de
réfléchir à notre propre comportement politique. Spinelli
m’a appris à me soucier de la politique. A ne pas me laver
les mains des affaires qui concernent la collectivité.
Cette conscience politique n’est pas fondée sur la
miséricorde, ou sur un sentiment d’empathie. Il ne s’agit pas
de s’apitoyer sur le sort de nos semblables pour trouver les
ressources nécessaires pour agir politiquement. La seconde
leçon de Spinelli nous enseigne que l’engagement politique
repose sur la conviction de la justesse du chemin que l’on
décide d’emprunter. C’est parce que Spinelli entrevoyait des
solutions qu’il ne pouvait s’empêcher d’agir. Ainsi, cet
impératif moral, la nécessité d’agir, se développe avec le
renforcement de la conviction politique. C’est en quelque
sorte, son corollaire nécessaire.
Spinelli raconte dans son autobiographie son entrée au Parti
communiste italien, à l’age de 17 ans. Il commente ainsi :
« je suis entré au PCI comme on entre en religion ». Cela
signifie qu’il est entré dans un parti politique par croyance,
par dévotion, aveugle et béat en quelque sorte. La création
du Movimento Federalista Europeo (MFE) et les batailles
politiques qu’il mènera par la suite seront aux antipodes de
cette approche passionnelle et irraisonnée de la politique.
Une attitude politique toujours empreinte de réalisme, de
pragmatisme, bien que naturellement, l’objectif qu’il s’était
fixé paraissait parfois tellement lointain qu’il semblait
appartenir au domaine de l’utopie.
L’élaboration d’une nouvelle ligne de division entre
progressistes et conservateurs, dépassant la division
droite/gauche traditionnelle, les stratégies « bipartisanes »,
le rejet systématique des opinions toutes faites ou le refus
constant d’ériger en obstacle insurmontable de simples
réflexes politiciens, procèdent de cette même logique de
conviction. Spinelli était un héro politique au sens weberien,
capable de rêver l’impossible pour réaliser le possible,
capable d’entrevoir l’objectif lointain tout en consacrant
l’essentiel de son énergie à lever les obstacles
d’aujourd’hui.
Ne jamais renoncer
La troisième leçon de Spinelli est de celles qui ne
s’apprennent pas vraiment, ou que l’on apprend peut être
avec le temps, avec beaucoup de temps. C’est celle qui
illustre le mieux peut être la vie de Spinelli. Il s’agit de la
capacité de se relever après chaque défaite. Lors de chaque
échec, d’abord la Communauté européenne de défense, puis
le Congrès du Peuple européen, puis ses initiatives
institutionnelles, Spinelli repartait au combat, convaincu
plus qu’hier de la justesse de son combat. Car, en effet, ce
qui fait la justesse d’une idée ce n’est pas le fait qu’elle se
réalise, tout de suite, rapidement, ou même jamais, mais le
fait qu’elle développe la combativité d’hommes qui, même
battus, continuent à se battre.
C’est à cette capacité que l’on reconnaît une vraie idée
politique. Ce n’est pas parce qu’elle correspond à la réalité
mais bien parce qu’elle est possible (« La politique c’est ce
qui est faisable » affirmait Max Weber), parce qu’elle
réussit à ne jamais mourir et continue d’animer le combat
d’hommes libres.