Un accord en trompe l’œil

, par Jean-Pierre Gouzy

Comment s’efforcer, en quelques lignes, de clarifier ce qui apparaît pour tout un chacun nébuleux ? Desvagues de réfugiés depuis des mois, ont fui le grand Orient en guerre via la Turquie, traversant l’impétueuse mer Egée sur des barcasses de fortune, pour gagner les îles grecques à leurs risques et périls, amplifiant ainsi un phénomène déjà observé en Méditerranée centrale à l’approche des rives italiennes ?

Que penser, par ailleurs, de l’accord euro-turc conclu à Bruxelles le 17 mars dernier pour tenter de tarir ce flux et si possible de provoquer des reflux d’amplitude ?

  • Plus de 2 millions de réfugiés, dont près de la moitié de Syriens « campaient » en Turquie, toujours plus nombreux depuis des années. Erdogan, fraîchement réélusouhaitait qu’ils « décampent ». Finalement, il s’est contenté de « laisser filer » vers l’Europe, tous ceux d’entre eux qui ne sachant où aller, désiraient y « refaire leur vie ». On les a donc vus serpenter longuement dans les montagnes balkaniques en quête des riches « terres promises » : l’Autriche ; l’Allemagne surtout ; mais aussi la Suède qui les accueillirent d’abord de grand cœur. Angela Merkel leur a littéralement ouvert les bras. Fille d’un pasteur protestant, « Mutti » qui avait vécuses jeunes années et les suivantes en Allemagne de l’Est murée par les Soviétiques, ne tenait pas à voir son pays aujourd’hui épanoui au cœur d’une Union européenne (UE) en paix se transformer peu ou prou en une sorte de « bunker ». Au surplus, l’Allemagne n’a plus qu’un chômage résiduel et veut continuer à créer des emplois, malgré une courbe démographique déclinante. Même si la masse des nouveaux venus ne cessait d’augmenter, la chancelière répétait l’année dernière pour rassurer ses compatriotes : « Nous y arriverons ». Les pays danubiens et balkaniques, membres de l’UE, qui n’ont pas voulu la suivre sur un terrain devenu trop mouvant, faisaient donc bande à part, fermant leurs frontières et dans plusieurs cas, édifiant, des clôtures au sein de l’espace de Schengen. A Bruxelles, Jean-Claude Juncker, gardien du temple européen, ne cessait de mettre en cause les « solos nationaux » et tentait, en vain, de mettre en œuvre son planeuropéen de « relocalisation » par quotas des réfugiés, sans vraiment y parvenir autrement qu’au compte-goutte.
  • Devant ce fiasco, Angela décida de « tourner casaque » en privilégiant une négociation avec les émissaires d’Erdogan. Courant février 2016, elle est parvenue à arracher un « Sommet » euro-turc (les méchantes langues diront « germano-turc ») qui s’est tenu le 7 mars suivant, après une soirée bruxelloise où Ahmet Duvatoglu, homologue turc de la Chancelière, a pu régler en tête à tête avec elle les questions qui fâchaient encore. Il ne restait plus au Conseil européen, réuni dix jours plus tard qu’à entériner, avec quelques modifications à la marge, le troc diplomatique dont Berlin et Ankara avaient pris l’initiative. A savoir : un réfugié syrien sera, à partir du 20 mars 2016, accueilli en Grèce de manière légale en échange d’un demandeur d’asile syrien en situation irrégulière qui sera renvoyé en Turquie. Ceci dans la limite actuelle de 72000 personnes. Pour ce faire, la Grèce s’est engagée, en l’occurrence, à reconnaître la Turquie comme un « pays sûr », alors que dans les faits, ce n’est pas vraiment le cas sous le règne plus qu’autoritaire d’Erdogan.

En contrepartie, les « 28 » se sont engagés à ouvrir à la négociation un chapitre du projet de traité d’adhésion turc à l’UE en abordant la question des « dispositions budgétaires » ;à verser 3 nouveaux milliards d’euros au gouvernement d’Ankara (pour l’aide que la Turquie assume à l’égard des réfugiés dont elle a la charge, et qui s’ajoute aux 3 milliards d’euros dont le versement a été promis à Ankara précédemment) ; enfin, à anticiper au mois de juin prochain la levée du régime des visas pour les ressortissants turcs venant dans l’UE, sous réserve d’un chapelet de 72 conditions édictées par la Commission de Bruxelles.

En admettant que le flux des réfugiés « irréguliers » finisse en vertu du mécanisme conçu par le tandem Merkel-Duvatoglu par s’imposer – ce qui, pour l’heure est loin d’être acquis – plusieurs questions essentielles ouvertes par cette crise restent ouvertes,à commencer par celles du statut et du sort des 1.200.000 réfugiés déjà en Europe avant le 20 mars dernier ; celle d’un dispositif analogue pour les migrants venus du Maghreb et du Sahel, via la Méditerranée centrale, pour atteindre Lampedusa ou la Sicile ; celle également , d’un statut de Schengen renforcé pour préserver la libre-circulation des Européens ; celle, non moins fondamentale, d’une politique fédérale européenne du droit d’asile et des migrations dotée de moyens adéquats, tout en sachant dès maintenant que la fin des luttes armées est la condition sine qua non pour mettre un véritable terme aux flux migratoires alimentés par les guerres de Syrie et d’Irak, et que l’Europe invertébrée dont nous sommes dotés, continuera à zigzaguer.