Union budgétaire : un enjeu démocratique

, par Bernard Barthalay

Quelques économistes, ceux qui n’ont pas versé dans la
croyance quasi-religieuse à l’auto-régulation « naturelle »
des marchés, et n’ont pas anticipé les risques d’une
financiarisation excessive de l’économie mondiale au
détriment de l’activité productive réelle, ceux aussi que le
bon sens et la mémoire historique ont tenu à l’écart d’un
recours excessif à des modèles mathématiques fondés sur
des prémisses fausses, comprennent aujourd’hui l’erreur
de départ de l’Union monétaire. Il ne s’agit pas seulement
comme on le dit souvent d’un défaut de coordination des
politiques économiques générales des États. Il ne fallait
pas être grand clerc pour prévoir que cette fonction,
dévolue au Conseil depuis le Traité de Rome, ne serait
pas remplie après la création de l’euro plus qu’avant.
Encore fallait-il définir l’objet de cette fonction, et
convenir qu’une instance intergouvernementale était hors
d’état de la remplir.

Dans un monde où les Allemands mériteraient seuls de
réussir, par leur travail, Angela Merkel aurait raison sur
presque tout : des finances publiques soutenables sont
préférables à des déficits et à un endettement excessifs ;
un excédent commercial structurel est préférable à un
déficit ; chaque euro levé par l’impôt ou par l’emprunt
doit être dépensé utilement et efficacement ; la seule
richesse est le travail ; une croissance saine se fonde sur
l’amélioration de la productivité ; les salaires ne peuvent
pas progresser plus vite que la productivité ; la
modération salariale est un gage de compétitivité ;
l’exportation est le seul moteur de la croissance quand la
demande intérieure est saturée, etc. On pourrait allonger
cette liste de principes d’une gestion de bon père de
famille à l’usage des peuples au travail.

Mais ce qui vaut pour une économie spécialisée dans des
productions à forte valeur ajoutée et environnée de pays
dont les choix de spécialisation ont été moins pertinents,
ne vaut pas quand ces pays aspirent légitimement à
rattraper la productivité, le niveau et la qualité de vie de
l’économie la plus productive. Dans une économie
relativement fermée comme celle de l’Europe, les déficits
commerciaux des partenaires de l’Allemagne sont, à peu
de choses près, l’exacte contrepartie de l’excédent
allemand. Dans le monde fini qui vient, pour parler
comme Paul Valéry, ce déséquilibre ne sera plus
européen mais mondial, avec la Chine. Tous les pays
d’Europe aujourd’hui, du monde demain, ne peuvent pas
maintenir des excédents commerciaux. Il y a
nécessairement à chaque instant un déficit pour
compenser un excédent. C’est l’impasse du
mercantilisme, connue depuis le XVIIIe siècle.

À la longue, les pays déficitaires sont structurellement
endettés et les pays excédentaires sont les créanciers des
premiers. Si d’aventure, ces pays se donnent une monnaie
unique, sans autre précaution, cette union monétaire est
vouée à l’éclatement (l’accumulation des dettes d’un côté
et des excédents de l’autre ne peut pas durer
éternellement) ou à l’unité, soit par l’hégémonie d’un État
sur tous les États (un empire), soit par la fédération
d’États égaux en droits et en obligations. Pourquoi ?
John Maynard Keynes a donné la réponse en 1944 à la
Conférence de Bretton-Woods : une union monétaire (il
avait le projet d’une monnaie mondiale, le bancor) n’est
viable qu’équipée d’un mécanisme de recyclage des
excédents (MRE) ou, pour le dire autrement, de
rééquilibrage, par transfert des excédents vers les pays en
déficit.

Les Américains, après la guerre, ont démontré par le Plan
Marshall qu’ils avaient compris l’idée. L’hégémonie du
dollar alla de pair avec un recyclage massif des excédents
américains sur l’Europe et le Japon. Ce qu’ils ont rejeté,
c’est l’idée d’une institution supranationale qui
accomplirait ce recyclage en dehors du contrôle politique
de Washington.

L’Europe en est exactement à ce point. Ou bien le
Tribunal constitutionnel allemand et le Bundestag
refusent la création d’un Trésor fédéral (donc, en
définitive, un gouvernement démocratique de l’Europe),
et la zone euro est placée, comme l’Ouest de l’aprèsguerre,
sous l’hégémonie de l’État le plus puissant, ou
bien les États membres de la zone euro, tous ensemble,
adoptent dès maintenant un plan par étapes vers la
réalisation de l’union budgétaire (donc, en réalité,
politique), dont la première étape inclurait une forme de
MRE, dans le respect des traités et du fiscal compact,
sans monétisation de la dette, sans garantie de la dette des
pays périphériques par les pays en excédent, sans
transfert de souveraineté, sans réforme ou renégociation
des traités, seulement en utilisant intelligemment les
outils existants : MES-FESF, BEI, FEI, ABE. C’est la
voie (étroite) de la solidarité européenne vers une
solution de la crise des dettes souveraines dans la zone
euro.

Ce plan existe. C’est la "proposition modeste" de Stuart
Holland et Yanis Varoufakis. Il est connu des milieux
académiques et des experts, il a reçu l’aval de la
Confédération européenne des syndicats, les
encouragements du financier George Soros, il ne soulève
pas d’objections solides ni de la part des économistes, ni
de la part des marchés, il a été adopté par une majorité de
trois contre un au Comité économique et social de l’Union européenne (avis Cedrone), mais il ne semble pas
encore avoir retenu l’attention des capitales, ou des
institutions habilitées à le mettre en oeuvre, pour autant
que les États membres le leur demandent, d’un commun
accord. Pour la même raison que celle du refus initial par
les États-Unis d’Amérique de l’idée de Keynes. Berlin et,
probablement, la Bundesbank, et plus généralement les
États, ne veulent pas voir grandir, à côté d’eux, un
puissant pouvoir financier capable de rendre en quelques
mois, par l’efficacité de son action, toute sa légitimité et
sa pertinence à l’objectif des Fondateurs, les États-Unis
d’Europe.

Les Européens n’ont cependant pas à trembler. Berlin
n’établira pas sur l’Europe une nouvelle forme d’empire.
Berlin ne le peut pas, ne peut pas le vouloir : la Loi
fondamentale l’oblige à vouloir une Europe
démocratique, fédérale et sociale. Berlin n’a pas d’autre
choix. On pourrait d’ailleurs démontrer que tout retard
pris maintenant dans cette voie sera préjudiciable à la
stabilité financière de notre continent, au redressement de
son économie et, si l’on veut bien entendre les Grecs, à
l’avenir de la démocratie.

P.-S.

Bernard Barthalay

Economiste - Ancien titulaire de Chaire Jean Monnet
Université Lyon II - Président de Puissance Europe -
Paris

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