L’euro et la souveraineté

, par Jean-Pierre Gouzy

Le Billet de Jean-Pierre GOUZY

La crise que traverse l’Union européenne (UE) n’est pas
seulement financière, bancaire, monétaire. Elle n’est pas
accidentelle, mais, existentielle et systémique. Malgré
l’intervention d’institutions « communautaires », dont un
Parlement élu au suffrage universel et disposant, aujourd’hui,
de prérogatives substantielles, cette Union trop souvent
prostrée face aux humeurs du temps, nous apparaît chaque
jour un peu plus inefficiente. Qu’il s’agisse de l’euro, de la dette,
des déficits publics, des bourses ou des banques et sans
même parler de la politique étrangère et de sécurité, son
penchant intergouvernemental s’accuse de plus en plus. Alors
qu’il lui faudrait agir rapidement, en affirmant sa cohésion face
à la cupidité des marchés et aux retournements de conjoncture,
nous la voyons périodiquement frappée d’inhibition. Et ce, tout
particulièrement, depuis le Conseil européen du 21 juillet
dernier où l’étrange attelage franco-allemand qu’incarnent
Nicolas et Angela avait donné l’impression d’être parvenu à
imposer un nouvel accord à l’arraché pour « sauver la Grèce »,
éviter les risques de contagion qui se manifestaient dans divers
pays partenaires dont l’Italie (16 % du PIB de la zone euro,
contre 2,20 % pour la Grèce, mais plus de 1.900 milliards de
dette publique, alors qu’elle n’est « que » de 345 milliards à
Athènes).

Un tel pacte, en effet, pour répondre aux impératifs du moment,
nécessitait avant d’être appliqué, d’être ratifié par les 17
Parlements nationaux concernés. Or, aucune procédure
d’urgence n’est venue troubler leur repos estival, alors que les
flambées dépressives ou agressives des marchés n’ont cessé
d’agiter les traders tout l’été. De plus, les modalités de l’accord
conclu par les gouvernements souverains n’ayant pas été
réglées, certains d’entre eux épousant une démarche de la
Finlande se sont adressés directement à la Grèce dès
septembre, pour demander à leur tour des garanties, alors
qu’Athènes n’est plus en mesure de garantir quoi que ce soit !
D’où le sentiment aujourd’hui largement répandu que le concert
européen est devenu cacophonique.

Et, ce n’est pas tout… A la suite de leur rencontre élyséenne
en aparté du 16 août, Nicolas et Angela, parmi les nouvelles
potions magiques qu’ils ont suggéré d’administrer, ont imaginé
la création d’un ersatz de « gouvernement » confié à l’actuel
président en exercice de l’UE, Herman van Rompuy, avec le
mandat de réunir deux fois l’an ses pairs, afin de régler les
problèmes spécifiques de la zone euro. Pour Jacques Delors,
ancien président de la Commission européenne et père de
l’euro, il s’agit d’un « gadget ». En tout cas, cette nouvelle
mission ne serait pas confiée à la Commission, de plus en plus
confinée dans un rôle subordonné, parce que trop
juridiquement indépendante des gouvernements, selon la lettre
des Traités.

De même, Paris et Berlin ont éludé toute tentative sérieuse
d’émettre des euro-obligations pour amorcer une mutualisation
significative des dettes et par voie de conséquence une
consolidation solidaire de la zone euro, sous prétexte qu’il
n’existe pas d’Europe fiscale et budgétaire, alors que,
précisément, la décision d’en susciter la création leur
appartient, au lieu d’amuser la galerie avec la « règle d’or ».
Enfin, pour couronner le tout, une forte majorité de souverains
(dont la France, l’Allemagne, le Royaume Uni), s’opposent à
toute augmentation significative du budget communautaire
dans la perspective de la planification 2013/2020, pour
remédier à l’hétérogénéité des économies de l’UE. On a, dès
lors, une prise de vue à peu près exhaustive de la montée en
puissance de l’intergouvernementalisme ambiant. C’est à nos
yeux, extrêmement inquiétant pour l’avenir du Projet européen
lui-même, car l’intergouvernementalisme, l’expérience l’a sans
cesse démontré, est synonyme de paralysies répétitives et
d’impuissance opérationnelle notamment dans les situations
d’urgence.

Ainsi, se pose une fois encore -et de manière éclatante- la
question cruciale de l’exercice en commun de la souveraineté
européenne pour résoudre les problèmes de niveau
communautaire et permettre l’instauration d’une démocratie
fédérale de plein exercice.

Ce disant, je n’ai garde d’oublier que l’État moderne hérité en
1648 du Traité de Westphalie s’est construit dans le cadre
national ; que la révolution française a substitué le peuple au
monarque sans remettre en cause le « primat » de l’État
souverain ; que, par voie de conséquence, les systèmes
démocratiques se sont développés dans des sociétés
politiquement closes et par essence nombrilistes, alors que la
démocratie tend, par définition, à l’instauration d’une société
ouverte : la « civitas maxima ». Qui plus est, au fil des temps et
des humeurs du moment, après deux guerres mondiales
successives et des expériences totalitaires enfantées par
l’Europe, nous sommes entrés dans un monde entièrement
différent où seuls comptent et compteront de plus en plus les
États-continents. Les challenges auxquels nous devons faire
face ne sont plus de même nature, ni de même dimension. Ils
ne sont plus solubles au niveau stato-national, et imposent
chaque jour un peu plus la perspective d’une refonte de
l’organisation mondiale.

Comme le disait déjà, voici des lustres, Georges Vedel, l’un des
grands juristes des Traités de Rome, devant l’une des
instances dirigeantes du Mouvement Fédéraliste Européen :
« La souveraineté supranationale n’est pas moins
démocratique que le souveraineté nationale. Bien au contraire,
elle lui serait même supérieure dans toute la mesure où elle
satisferait mieux des besoins fondamentaux et remettrait aux
mains des gouvernés les rouages d’une société internationale
jusqu’ici abandonnée à la concurrence anarchique des
gouvernants ».

Un peu partout, autour de nous désormais, du fait même de la
tournure prise par les évènements, des voix qui s’estiment plus
ou moins « autorisées » finissent par s’élever pour admettre le
bien fondé de nos propres réquisitoires et dénoncer, comme
nous le faisons depuis des lustres, les propos lénifiants des
caciques aujourd’hui en charge de la prétendue gouvernance
européenne. La crise que nous traversons, parce qu’elle
menace de tout emporter, a au moins une vertu pour ceux qui
sauront saisir la balle au bond : donner une nouvelle raison
d’être à un combat fédéraliste qui, à mon sens, glisse sur une
pente dangereusement routinière et donc déclinante depuis des
années. Elle rend crédible ce qui paraissait impensable avant
qu’elle ne surgisse et devrait même permettre de donner une
nouvelle visibilité à l’action du mouvement pour une Europe
fédérale.