Quels outils pour l’Europe d’après crise ? Crise de l’hégémonie américaine et effondrement financier

, par Antonio Mosconi

Commencée en 2007 et actuellement dans son deuxième
round, la crise est différente de toutes celles qui l’ont
précédée, à l’exception de celle de 1929, parce qu’elle
met en évidence la faillite du capitalisme quel que soit le
point de vue considéré. Comme l’ont documenté Rheinart
et Rogoff (2009), il ne s’agit pas seulement d’une
récession économique mais également d’une diminution
de rentrées de fonds, générée par la création d’une
immense bulle de crédits qui a d’abord alimenté les
profits privés, et ensuite gonflé les dettes publiques. Ces
réductions ont toujours été suivies par six ou sept années
de stagnation.

Avancée par des économistes américains démocrates
comme Bergsten et Eichengreen, la première solution
prévoit un système monétaire international avec plus de
monnaies de réserve (dollar, euro, renmimbi et autres).
Elle est compatible avec des visions de l’économie
internationale comme celle de Rodrik, qui suggère de
renforcer les pouvoirs de contrôle des Etats nationaux
pour qu’ils puissent défendre les modèles sociaux
intérieurs, démocratiquement choisis. (Dans le cas
européen, il admet que c’est l’Union qui contrôle et non
pas chaque Etat).

La deuxième solution est celle initialement proposée par
les fédéralistes (texte d’Alberto Iozzo et Antonio
Mosconi), puis par la Chine (Zhou-Xiao Chuang) mais
pas encore par l’Union européenne (UE) : elle prévoit le
remplacement progressif du dollar et d’autres monnaies
nationales de réserve par une monnaie mondiale, en
réformant au départ les « droits de tirages » jouant le rôle
de l’ECU. Il s’agit d’une proposition dans la continuité
de la pensée du dernier Keynes et de ses successeurs les
plus éminents dans le domaine de la politique monétaire,
Tommaso Padoa-Schioppa et Robert Triffin, et elle est
compatible avec la vision de l’économie mondiale
d’autres économistes comme Stiglitz, convaincus que les
règles sont nécessaires pour la survie du marché globalisé
comme elles l’ont été pour le développement des marchés
nationaux. Cette proposition est portée par le Movimento
Federalista Europeo en collaboration avec la Fondation
Triffin (dont Iozzo est le vice-président).

Suivant notre proposition, les Etats nationaux devraient
s’engager à assainir leurs finances publiques. Les
fédérations régionales, et plus particulièrement l’UE, devraient guider et financer (par des impôts propres et
des émissions obligataires) le plan de reconversion et de
développement fondé sur les investissements, matériels et
immatériels, nécessaires pour sortir de l’ère de l’énergie
fossile (Alfonso Iozzo, Alberto Maiocchi, Guido
Montani). Je pense que les politiques anticycliques et les
sauvetages (ou les faillites pilotées) des organismes
bancaires et financiers à risque systémique, devraient
faire l’objet d’une coopération renforcée entre les
membres de la zone euro. Ceci permettrait d’éviter la
transformation générale des dettes publiques nationales
en dettes européennes, mal vues par les Allemands, de
façon plus précise et convaincante que ce qui a été
proposé par Prodi et Quadrio-Curzo (leur initiative a
cependant le mérite d’offrir l’or de la nation en garantie,
en évitant ainsi aux Allemands l’embarras d’avoir à nous
le demander). Informer les citoyens européens, comme
l’ont fait Merkel et Sarkozy, que 3.000 milliards d’euros
doivent être investis (ceci à simple titre d’exemple) pour
stabiliser la dette des Etats de l’Europe du Sud, provoque
des perceptions très différentes par rapport à une
communication qui, par contre, expliquerait que : a) on
constitue un Fonds de 1.000 milliards pour défendre
contre des attaques spéculatives la dette d’avant la crise
(31/12/2007), ce que l’on appelle actuellement le (Fonds
européen de stabilité financière (FESF) ; b) on constitue
un deuxième Fonds de 500 milliards (à réalimenter
pendant les périodes positives) pour, pendant la crise,
accompagner la demande par des investissements dont
bénéficie toute l’industrie européenne (et l’industrie
allemande plus que les autres) ; c) on crée un Institut
européen pour promouvoir et garantir des augmentations
de capital nécessaires pour réajuster les ratios des
banques à risque systémique (surtout les banques
françaises et allemandes). On éviterait ainsi un deleveraging
excessif. Les actions achetées par le Fonds
devraient être remises sur le marché une fois la confiance
rétablie, la plus-value revenant au Fonds.
Pour arrêter la guerre financière, amorcée par la crise
américaine et sans cesse alimentée par la gestion
américaine de la crise (les fléchissements de
l’Administration Obama face à la pression des banques
pour ralentir l’entrée en vigueur de la nouvelle
réglementation financière et en diminuer la portée, sont
des indicateurs de cette tension), les luttes pour la
réforme démocratique des institutions internationales ont
pris un rôle stratégique important, en commençant par le
Fonds monétaire et l’Organisation mondiale du
commerce, ainsi que pour la représentation unitaire de la
zone euro dans ce même Fonds.

Dans ce contexte, il faut pleinement soutenir les efforts
méritoires des fédéralistes italiens pour réanimer l’UEF,
pour initier le Mouvement des mouvements et proposer
au World Federalist Movement des domaines d’activités
tels que la réforme du système monétaire international,
non suivis pour le moment.

General intellect et crise de la modernité

La faillite financière américaine s’est propagée dans le
monde entier. Ce résultat n’était pas prévu : on le doit, en
partie, à la courroie de transmission utilisée par des
classes entières de dirigeants financiers nationaux,
dressées chez Goldman Sachs ou au Fonds monétaire. Le
« parti américain » est encore fort. Du système bancaire,
officiel et occulte, la crise s’est transférée à l’économie
réelle, au travers de l’effet richesse et du credit crunch,
armes d’une absolue efficacité avec lesquelles les
banquiers, en créant du chômage, aident au sauvetage des
gouvernements, qui peuvent ainsi reprendre le cours des
choses comme par le passé. Les Etats leur ayant fourni
des liquidités importantes, puisqu’ils se sont endettés
dans ce but, les banquiers attaquent la dette de ces mêmes
Etats, en les obligeant ainsi à se rattraper sur les cibles
habituelles : salariés, retraités et épargnants. Le gagnant,
avec l’as dans sa manche (la Banque) sort du saloon par
une porte dérobée en regardant derrière lui. Le perdant
(l’Etat) sort par la porte principale et dévalise les passants
pour se refaire. Slavoj Zizek, le philosophe de Ljubljana
qui n’hésite pas à redéfinir comme communiste une
nouvelle hypothèse d’émancipation de l’humanité,
dénonce la faillite morale du modernisme. Comment estce
possible, se demande-t-il, que des gouvernements
aient fait cadeau de trillions de dollars aux établissements
bancaires du monde entier alors qu’il n’a jamais été
possible de mobiliser des fonds, même comparativement
très éloignés, pour affronter la plaie dramatique de la
pauvreté et la ruineuse crise écologique ? Je
n’approfondis pas ses propositions car je suis convaincu
que, en l’état actuel de son développement, l’humanité
n’est pas prête à remplacer le capitalisme et que l’issue
heureuse pour des nations qui sortiraient du capitalisme
est impossible. Par contre, on peut introduire des
réformes profondes, capables également de créer des
conditions propédeutiques pour surmonter le capitalisme,
à une échelle continentale et mondiale.

Une autre source d’analyses sur les transformations du
capitalisme est ce qu’on appelle l’économie cognitive. Le
mode de production généré par la révolution scientifique
et la mondialisation comporte le remplacement progressif
du capital hard, les « machines », par le capital soft,
incorporé dans les êtres humains et dans leurs prothèses
informatiques. Ceci devrait permettre, dans le futur, de
surmonter le capitalisme parce qu’il n’est pas pensable
que la totalité du patrimoine cognitif, créatif, émotif et
relationnel de la société soit soumis au capital
(Vercellone). La science, tout particulièrement, ne pourra
pas être subordonnée pour toujours au pouvoir du capital
(Severino). Cependant, le résultat peut être différent.
Rullani soutient que le modernisme a utilisé à fond la
puissance de deux dispositifs qui ont rendu le
développement automatique et auto-propulsif, en le
soustrayant ainsi au jugement et à la responsabilité des
personnes : l’usage massif de connaissances
reproductibles (une machine à reproduire indifférente à
tout ce qui dépasse sa fonction) et la division des sphères
d’action en sous-systèmes spécialisés (science, technique,
économie, politique, droit, etc.), chacun desquels poursuit
des prestations distinctes sans prendre en considération
les effets produits sur les autres sous-systèmes. Pour
sortir de la crise, « il faut soustraire aux nombreux
automatismes mis en place par le modernisme, le
contrôle exclusif de la multiplication cognitive ». A ce
vaste programme, s’ajoutent des instructions pratiques
pour les petites et moyennes entreprises : miser sur la
production de sens, de symboles et de liens, qui ne polluent pas et permettent de rétablir le profit (d’accroître
ultérieurement la différence entre les valeurs d’échange
et les valeurs d’usage, dirait Marx). Ce n’est pas vraiment
ce que Marx attendait du general intellect, prophétisé
dans les Grundrisse : une connaissance diffuse, partie
intégrante des êtres humains, et un enchevêtrement de
relations intellectuelles, permettant de s’affranchir du
capital.

Lors du passage de l’âge de la propriété à celui de
l’accès, illustré par Rifkin, le contrôle des liens devient
stratégique. Qui pourra fréquenter les meilleures
universités ? Les étudiants les plus capables, grâce à des
bourses d’études, voudrions-nous répondre, mais le
redimensionnement de la dépense publique est soumis à
la conservation d’une aristocratie héréditaire. Les accès à
internet sont libres, et ils doivent le rester, mais
l’offensive des Etats, en leur nom et pour le compte du
capital, est déjà en route. Nous pouvons considérer les
noeuds du filet comme des accès qu’il faut défendre
contre tant de « Ghino di Tacco », impatients d’entrer.
Les réformes ne se réalisent pas sans luttes et celles-ci
demandent un « champ politique » (Bourdieu) de
dimensions appropriées. Les luttes nationales ne
pourraient être que répressives et régressives. Le champ
politique indispensable est l’Europe, le monde si
possible. Le « champ politique » est composé, en plus des
hommes politiques, également de journalistes, de
syndicalistes, de lobbyistes, etc. La progression de la
crise a fait émerger le champ politique européen,
qu’internet rend très visible. Tout ceci est très clair,
même pour un mauvais maître comme Toni Negri
(OUI !,) mais pas pour un ambitieux représentant du
socialisme européen comme Fabius (NON !). Il n’y a
qu’une politique de l’Union qui pourrait rétablir un
contrepoids démocratique adapté au poids du capital en
Europe et guider ainsi les forces réformatrices au niveau
mondial, à partir de la participation de l’Union dans les
institutions internationales. Le fédéralisme européen, en
soi, ne promet pas que les institutions fédérales ne
deviendront pas un outil du capital et des forces
conservatrices. Il garantit seulement la dimension
nécessaire pour le développement non anarchique des
forces productives, qui seront, à leur tour, les acteurs des
luttes, dont nous ne pouvons pas prévoir les formes
aujourd’hui, pour surmonter l’exploitation capitaliste, et
qui constitueront le résultat de ces luttes mêmes.

Le fédéralisme, prémisse et accomplissement de la réforme du capitalisme

L’UE, notre révolution pacifique, modifiera-t-elle la
tendance actuelle, qui est d’être sous l’emprise des Etats-
Unis ? Guidera-t-elle la création d’un contrepoids
politique mondial à l’énorme pouvoir du capitalisme
managérial ? Créera-t-elle des protections efficaces pour
le travail et l’épargne contre ceux qui profitent des deux ?
A mon avis, tout ceci résultera de luttes pour lesquelles
nous préparons le terrain adapté et des projets
spécifiques. Sans Europe, il n’y a aura pas de luttes
progressistes mais des luttes nationales qui feront reculer
d’environ 80 ans les aiguilles de l’histoire.

Le Traité de Lisbonne fait de l’Union une « économie
sociale de marché » ; il fait donc un choix net de camp
entre les deux formes de capitalisme décrites par Michel
Albert, favorable au modèle rhénan et contre l’anglosaxon.
Les luttes peuvent se baser sur ce nouvel acquis
communautaire, tout d’abord pour le consolider et le
défendre, dans sa mise en oeuvre pratique, de toute
tentative de dévoiement, pour le traduire ensuite en
directives et lois qui, pierre après pierre, fonderont le
droit européen des travailleurs, comme cela est déjà le
cas lors des jugements de la Cour européenne. Le droit
du travail limite la liberté des patrons. Il faut récupérer
trente années de retard et ensuite recommencer à
progresser, en Europe et dans le monde, jusqu’à ce que
les délibérations de l’Organisation internationale du
travail soient plus coercitives que celles de l’Organisation
mondiale du commerce (qui est déjà paralysée par le
déficit démocratique).

Keynes était un libéral réformiste. Il partageait une
grande partie des critiques sur le fonctionnement du
capitalisme mais il pensait qu’aucun critique du système
n’avait formulé une proposition convaincante pour son
remplacement par un autre modèle économique et social.
Le capitalisme peut être sauvé de ses propres animals
spirits uniquement grâce à des politiques de
réglementation financière et de régulation
macroéconomique. Les fédéralistes anglais
contemporains de Keynes, tel Lionel Robbins, nous ont
appris que, pour sauver la liberté et le marché, il faut plus
d’Etat, non pas national et impérial comme l’Etat
britannico-keynésien, mais européen et mondial. Avec ce
changement d’échelle, on peut aujourd’hui parler du
retour de Keynes et de la défaite historique d’Hayek,
l’économiste autrichien, père spirituel de Friedman et de
l’Ecole de Chicago, du néo-libéralisme et de la shock
economy. En vrai libéral, Hayek n’aurait pas partagé, du
moins je l’espère, l’utilisation sans scrupules par les
Américains des généraux grecs et sud-américains,
toujours conseillés et assistés par une nuée de Chicago
boys ; cependant, il considérait comme une présomption
fatale non seulement la planification socialiste et
l’intervention de l’Etat dans l’économie mais aussi la
raison même de notre engagement politique, la confiance
dans la capacité de l’homme à « introduire une étincelle
de liberté dans l’Histoire », pour citer les mots de
Francesco Rossolillo.

Environ quatre-vingt ans après, l’expérience du
socialisme national soviétique étant consommée et les
risques de la dérive unilatérale américaine devenus
évidents, les analyses critiques du capitalisme se sont
multipliées mais nous n’avons pas du tout avancé dans la
construction d’un système radicalement alternatif. A tel
point qu’un célèbre réformiste contemporain, Ruffolo, a
pu ironiquement donner à son livre sur la crise actuelle le
titre prophétique Les siècles comptés pour le capitalisme.
Comme Ruffolo, je pense aussi qu’il n’y a pas de « sorties
du capitalisme » au coin de la rue ; j’apprécie donc les
efforts de tous ces « visionnaire réalistes » qui tentent de
réduire les « effets collatéraux » du capitalisme sur l’être
humain et sur l’environnement : ce sont eux, les vrais
réformistes. Chaque réforme doit avoir pour but de se
rapprocher de l’unité politique des êtres humains, jamais
de s’en éloigner, car elle seule peut permettre d’atteindre
les valeurs fondamentales que sont la paix, la justice
sociale et la préservation de l’environnement. En appliquant ce critère, je considère comme des contreréformes
celles des trois décennies néo-libérales, une
réaction violente (shock economy, justement) du
capitalisme par rapport au recul subi au cours des années
soixante-dix, avec la chute des pourcentages de profit et
la contestation radicale de son pouvoir sur les vies
humaines, à l’intérieur et en dehors des usines.
Après 1968, l’augmentation du pouvoir syndical dans la
détermination du coût et de l’organisation du travail,
l’augmentation du coût du pétrole et des matières
premières et jusqu’à une tentative durable de révolte
armée dans des pays comme l’Allemagne ou l’Italie, ont
provoqué la fin de la phase d’or keynésienne, du système
de Bretton Woods, du compromis social-démocrate et de
la régulation fordiste. Les définitions de Mario Albertini
de la révolution pacifique et du gradualisme
constitutionnel concernent justement une situation dans
laquelle les dépassements de la guerre et de la lutte des
classes demeurent, bien-sûr, les conditions préliminaires
pour la réalisation du fédéralisme (Kennth C. Wheare)
mais elles sont déjà à portée de main grâce à l’action
politique fédéraliste qui, en désamorçant la suprématie de
la politique étrangère, fait tomber le masque de l’alliance
entre l’Etat et les patrons qui incite aussi bien à la guerre
qu’à la domination de classes. C’est la raison pour
laquelle nous pouvons espérer que l’extension de la
démocratie à tous les niveaux de décisions, donc
l’affirmation du fédéralisme, crée de nouveau ces
contrepoids au pouvoir capitaliste qui ont été détruits à la
fin de la guerre froide. En effet, le fédéralisme constitue
le stade le plus avancé de la démocratie, dans le sens
d’une participation réelle qui crée donc les meilleures
conditions pour l’élargissement de ces formes
économiques qui, déjà aujourd’hui, se soustraient à la
logique du capital, au lien entre la propriété des moyens
de production et le pouvoir : les fondations (bancaires,
plus particulièrement, garantissent aux banques des
actionnaires avec le regard tourné vers le long terme et
vers le territoire), le tiers secteur, l’économie coopérative,
l’économie participative [1] (cf. Michael Albert, Etats-
Unis). En perspective donc, une « réforme radicale » du
capitalisme qui se réalisera au fur et à mesure qu’il se
révélera remplaçable et que d’autres forces auront mûri la
capacité et la volonté de le remplacer. Gramsci nous
apprend que l’analyse de la possibilité de remplacement
du capitalisme (des rapports de force) requiert le
pessimisme de l’intelligence, la décision qui en découle
requiert l’optimisme de la volonté et la capacité de
réalisation dépend de l’hégémonie culturelle qui doit se
mettre en place avant le changement de régime (étudier,
étudier, étudier !).

P.-S.

Antonio Mosconi

Membre du Conseil d’administration du Centro Einstein di Studi
Internazionale de Turin

Synthèse d’une intervention de l’auteur à Cagliari lors des réunions de
formation du MFE italien (octobre 2011).

Le texte intégral en italien et la liste des références bibliographiques
peuvent être demandés à Fédéchoses (avant publication en français)

Traduit de l’italien par Ivana Grazziani - Vienne

Notes

[1Ce que l’on nomme en français l’économie sociale et solidaire (Ndt.).