Que signifie libre circulation en terme de citoyenneté sociale européenne ?

, par Francesca Lacaita

Il fut un temps, c’était le spectre du « plombier polonais » qui hantait l’Europe (de l’Ouest). Il était redouté par le petit peuple alors que, en général, les élites dominantes considéraient cela avec bienveillance. Le plombier polonais était entreprenant, il travaillait dur, facile à satisfaire il était un exemple pour les travailleurs Ouest-européens gâtés, paresseux et, en tant que tel, il était « sponsorisé », (ou patronné), par la Directive sur les services au sein du Marché intérieur (ainsi nommée Directive Bolkenstein).

Environ une décennie plus tard, l’abandon des restrictions sur la liberté de circulation des Bulgares et des Roumains au sein de l’Union européenne (UE) a donné lieu à un autre type de spectre, avec des caractéristiques complètement différentes, qui est évoqué par la presse et des politiciens de quelques pays.

Il s’agit apparemment de la crainte que les Bulgares et les Roumains -les ressortissants des pays les plus pauvres de l’UE- tireraient avantage de leur liberté de circulation nouvellement acquise pour fondre en hordes sur la Grande-Bretagne et l’Allemagne pour dilapider leur système de protection sociale par des fraudes et du « tourisme social ». De telles affirmations ont régulièrement démontré qu’elles étaient largement exagérées. Elles ne prennent pas en compte que la mobilité à l’intérieur de l’UE a toujours été statistiquement faible, que les migrants sont des contributeurs nets pour l’économie et les systèmes de protection sociale de leurs pays d’accueil, plus qu’ils n’en sont bénéficiaires, et que les plus grands fraudeurs de systèmes de protection sociale sont bien plus probablement des « locaux » plutôt que des migrants ou que l’évasion fiscale et le dumping social s’avère plus nuisible pour l’économie que la fraude à la protection sociale elle-même.

En Allemagne, des politiciens tels que Horst Seehofer, Président de la CSU et Elmar Brok, parlementaire européen de la CDU, ont préconisé l’« expulsion » des fraudeurs -c’est à dire une pénalité « supplémentaire » réservée aux seuls étrangers. En Grande- Bretagne, des appels vibrants se sont élevés pour une extension des restrictions de la liberté de circulation pour les Bulgares et les Roumains, pour une extension de leur exclusion des avantages sociaux, pour une renégociation de la liberté de circulation elle-même, et même pour sa différenciation selon le Produit intérieur brut (PIB) du pays d’origine.

Le Secrétaire aux Affaires étrangères du gouvernement travailliste fantôme, Chuka Umunna fit chorus avec ceux qui sont en faveur du changement du principe de la libre circulation en ajoutant que « les pères de l’UE avaient en tête la libre circulation des travailleurs, pas la libre circulation des demandeurs d’emploi ». Ses affirmations ont par la suite été critiquées comme « superflues » par un parlementaire travailliste senior. Cependant, en Grande-Bretagne, le débat a une malheureuse tendance à s’articuler en termes de défi à l’égard de la suprématie de la loi européenne ou de lutte acharnée avec « Bruxelles ». « Bruxelles provocatrice tape sur les menaces britanniques de réécrire les règles de l’immigration » était le titre de la première page de l’Observer de gauche du 12 janvier. Comme si tout cela venait de « Bruxelles ».

Les origines historiques de la libre circulation

Peut-être qu’aucune autre crise d’hystérie anti-immigration n’est susceptible de faire oublier aux Européens la relation étroite entre l’intégration européenne, la liberté de circulation (dans ses premières étapes concernant initialement la migration de la classe ouvrière) et les droits de la citoyenneté européenne. Tout cela commença à l’initiative de la délégation italienne durant les négociations pour la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) qui a été établie par le Traité de Paris en 1951. L’Italie était un pays pauvre, surpeuplé, avec beaucoup de chômage, sûrement davantage qu’actuellement en Bulgarie et Roumanie, et recherchant désespérément des opportunités d’émigration.

C’est à travers des négociations serrées que la liberté de circulation fit son chemin avec l’article 69 du Traité CECA, même si elle était limitée à « des travailleurs (…) qui avaient des qualifications reconnues dans le travail des mines de charbon et de la fabrication de l’acier ». Cependant, sa pleine réalisation n’a été assurée qu’en 1957, et pendant ce temps la circulation des travailleurs fonctionnait à travers des accords bilatéraux comme avant. En 1955, un tel accord fut signé entre les gouvernements allemand et italien et accepté par les syndicats allemands, seulement à la condition qu’on garantirait aux travailleurs immigrés le même salaire et les mêmes droits sociaux qu’aux travailleurs locaux. Ce rejet du dumping social comme inhérent à l’expérience de la migration, comme cela avait été le cas jusque là, sema les graines d’une citoyenneté sociale équitable- bien que par ailleurs, naturellement, les travailleurs italiens restaient des Gastarbeiter, menant temporairement des vies séparées en marge de la société allemande. C’est quelque chose que nous devrions tous garder aujourd’hui présent à l’esprit en examinant la question des « travailleurs détachés » et de sa Directive de référence.

Le Traité de Rome de 1957 qui a fondé la CEE a délibérément marqué un pas crucial en avant. La liberté de circulation était maintenant définie comme un droit (comme l’a établi l’article 48, le droit d’accepter des offres d’emploi et le droit de circuler librement à l’intérieur de la Communauté, ainsi que le droit de résider et de rester dans un autre pays de la Communauté économique européenne [CEE] après avoir été employé), qui fut étendu à tous les travailleurs, à l’exception de ceux du secteur public. La mise en œuvre s’effectua cependant lentement et fut pleinement réalisée seulement en 1968. En même temps, le règlement 1612/68 interdit toute discrimination entre les travailleurs des Etats membres sur la base de la nationalité et établit le droit aux mêmes avantages sociaux et aux mêmes impôts que les travailleurs locaux. Les membres des familles des travailleurs migrants étaient aussi autorisées à résider et travailler dans le pays d’accueil. Et ce n’est pas le moindre, être sans emploi ne pouvait pas justifier l’expulsion. Tout cela se mit en place des années avant que le Royaume uni rejoigne la CEE en 1973.

Ce qui est sûr, c’est que le Traité de Rome assurait les droits des travailleurs, c’est à dire des acteurs économiques, mais pas encore les droits des personnes ou des citoyens. Cependant, justement, les dispositions pour les réunifications familiales apportaient une dimension nouvelle à la notion de libre circulation. Ce n’étaient pas seulement de jeunes travailleurs, principalement masculins et en bonne santé qui se déplaçaient dans d’autres pays de la Communauté pour une durée temporaire, mais aussi des enfants, des adolescents, des personnes âgées, davantage de femmes, qui devaient choisir de s’établir d’une manière permanente dans le pays d’accueil. De nouveaux problèmes furent ainsi mis en avant qui, en soi, allaient bien au-delà de la sphère des travailleurs économiquement actifs : le logement, l’éducation, le chômage, la maladie, etc.

Durant les décennies suivantes, la jurisprudence de la Cour européenne de justice a joué un rôle important pour développer une dimension citoyenne à la libre circulation et promouvoir l’intégration dans toutes les sphères de la société. Par exemple, dans les années 1970 et 1980, la liberté de circulation et de résidence a été étendue aux travailleurs indépendants et aux travailleurs saisonniers ; dans les années 1990, à la suite de l’Acte unique européen de 1986, elle était explicitement garantie aux personnes actives non-économiques (comme les étudiants, les retraités et les chômeurs) et leurs familles. L’étape suivante fut le Traité de Maastricht en 1992 qui, comme on le sait, introduisit le concept de citoyenneté européenne qui comprend aussi quelques droits de vote. Actuellement le document le plus exhaustif affirmant la libre circulation comme un droit citoyen est la Directive 2004/38/EC qui, parmi d’autres choses, introduit des dispositions concernant l’accès au bien-être et prescrit les modalités selon lesquelles des expulsions de citoyens de l’UE peuvent être effectuées (pas si souvent ni si facilement que certains politiciens ou éditeurs de journaux le souhaiteraient).

Ainsi, le principe de la libre circulation des personnes a été le socle sur lequel, non seulement les droits de la citoyenneté européenne se sont développés, mais aussi celui sur lequel la construction européenne elle-même a été fondée. Naturellement, vous concevez la libre circulation comme un principe et comme un droit (c’est à dire non pas comme un accord sur un avantage mutuel qui pourrait être annulé s’il ne convient plus, ni comme un simple moyen pour assurer l’efficacité du marché unique) si vous voulez rompre avec l’idée de souveraineté de l’Etat, de citoyen et d’étranger et si vous voulez construire une nouvelle communauté sociale et politique. Ainsi étaient ceux qui ont amené à la construction européenne.

Déjà en 1961, le Commissaire Lionello Levi Sandri estimait que : « le travailleur (migrant), doit ressentir partout sa citoyenneté européenne comme une source de force et de fierté. C’est pour cela (…) que ce sera le résultat politique et social le plus important de la libéralisation du marché du travail : c’est à l’étendue qu’elle atteindra que nous apprécierons tous la portée effective de la solidarité européenne et le progrès de l’idée d’unité ».

Quelques années plus tard, le premier Président de la Commission européenne, Walter Hallstein, considérait la réalisation de la libre circulation comme l’un « des points les plus spectaculaires dans le programme qui doit conduire à l’intégration de l’Europe », un point qui permettait à la Communauté « de prétendre au droit de s’appeler ’Communauté européenne économique et sociale’ ». Et il s’émerveillait : « les conséquences en termes de politique constitutionnelle sont incalculables. Indiquent-elles le début d’une ‘citoyenneté’ européenne commune ? (Au fait, c’est ce que « les pères de l’Europe » disaient vraiment).

Il vaut mieux à nouveau répéter que les « agents » de ce nouveau concept de « citoyenneté européenne » ou de « solidarité européenne » étaient essentiellement des gens de la classe des travailleurs, pratiquement pas les catégories de migrants que nous aimons maintenant associer à la libre circulation : les étudiants, les experts, les universitaires, les Européens du Nord passant leurs années de retraite dans des pays plus chauds, les travailleurs hautement qualifiés dont les gouvernements européens voudraient limiter la libre circulation, etc. Et la condition de la classe des travailleurs est certainement un point de vue privilégié pour prendre en considération la portée et l’impact des droits.

Maintenant il serait trop facile d’ignorer le problème du spectre des fraudeurs sociaux baladeurs -si la liberté de circulation est inscrite dans les Traités, les changer requerrait une unanimité pratiquement impossible avec 28 Etats membres, cette fanfaronnade n’est-elle pas simplement parler pour ne rien dire ? En fait, opposer continuellement « le peuple (national) » et « Bruxelles » en demandant des changements et des mesures qui ne peuvent simplement pas être réalisées, pourrait bien amener un dénigrement général de la liberté de circulation et même des droits de la citoyenneté européenne. Une restriction de leur interprétation est déjà en train de se produire maintenant, au moins dans la perception de l’opinion publique, quand on estime qu’ils doivent être d’une certaine manière « mérités ». Encore une fois, le niveau européen court ainsi le risque de devenir le lieu où les politiques et les relations néolibérales forment le « sens commun » et se calcifient, alors même qu’elles peuvent être critiquées à l’interne à travers un exercice rhétorique inepte.

Cette vague d’hystérie anti-immigration apparemment provoquée par une levée de restrictions sur la liberté de circulation des Bulgares et des Roumains n’est qu’un nouveau chapitre de la vieille guerre contre les pauvres. Ceux qui ne souhaitent pas voir le projet européen réduit à la détérioration néolibérale devraient en être conscients et agir en conséquence. Ils devraient défendre les principes essentiels des droits de la citoyenneté européenne comme un droit imprescriptible des citoyens européens. Ils devraient affirmer le principe d’un salaire égal pour un travail égal, partout dans l’UE, et se prononcer contre des mesures susceptibles de promouvoir le dumping social. Ils devraient lutter contre les inégalités et les déséquilibres au sein de l’UE et aborder la crise actuelle comme une question européenne sans concession à la tentation de croire qu’une solution « nationale » est possible ou souhaitable.

Ils devraient élaborer des politiques européennes redistributives et anti-cycliques (par exemple une nouvelle Initiative citoyenne européenne pour l’emploi et le développement durable a récemment été présentée à la Commission européenne). Ils devraient sérieusement examiner les implications d’une citoyenneté sociale européenne et les étapes à réaliser pour la développer. Enfin ils devraient faire un travail préparatoire pour l’extension des droits de la citoyenneté européenne aux ressortissants des pays tiers qui résident légalement dans l’UE, remédiant ainsi à des situations d’injustice et de discrimination qui ont déjà été dénoncées depuis longtemps. Les élections européennes approchent et ces questions devraient faire l’objet d’un débat. C’est maintenant le moment.

P.-S.

Références

Willem Maas, Creating European Citizens, éd. Rowman & Littlefield Publishers, Lanham, 2007 ; Ettore Recchi et Adrian Favell (compilateurs), Pioneers of European Integration. Citizenship and Mobility in the EU, éd. Edward Elgar Publishing, Cheltenham and Northampton, 2009 ; Lars Magnusson et Bo Sträth (compilateurs), A European Social Citizenship ? Preconditions for Future Policies from a Historical Perspective, éd. P.I.E. Peter Lang, Bruxelles, 2004.