Salvador De Madariaga : la conscience de la Société des Nations

, par René Wadlow

Salvador de Madariaga (1886.1978) était appelé, moitié ironiquement, moitié
sérieusement, « la conscience de la Société des Nations » (SDN) par Sir
John Simon, le principal représentant du Royaume uni au Conseil de la
Société des Nations et Secrétaire aux Affaires étrangères. De Madariaga
était Président du Conseil au moment de l’attaque de la Mandchourie par
les Japonais, et il était convaincu que cette attaque, la première grande
violation du Covenant [1] par un membre du Conseil, le Japon, était un test clé
pour la SDN.

Par la suite, il présida les efforts de la SDN pour s’occuper de la crise de
Mandchourie, puis les efforts pour négocier sur l’attaque des Italiens en
Ethiopie (l’Abyssinie, comme on l’appelait alors).

Salvador de Madariaga avait carte blanche comme chef délégué pendant les
années républicaines (1931-1936) avant la Guerre civile et avant que la
victoire du Général Franco ne mette fin à l’influence espagnole dans la
Société. L’Espagne n’était pas considérée comme une « grande
puissance » ; elle n’était pas membre permanent du Conseil de la Ligue,
mais elle était tout de même importante et avait des amis en Amérique du
Sud (Madariaga l’appelle l’Amérique espagnole) si bien que l’Espagne était
souvent choisie pour diriger les efforts de la Société quand un « Etat
neutre » était demandé.

Grâce aux mémoires de De Madariaga, écrits quand il avait quatre vingt ans
et se rapportant à une période de 1921 à 1936, on a un bon aperçu du
fonctionnement interne et de l’esprit de la SDN. Ce sont des souvenirs
plutôt qu’une recherche documentée, en effet, la plupart de ses documents
personnels furent détruits quand Franco prit le contrôle de Madrid où
Madariaga avait un bureau et une maison. Néanmoins ces écrits donnent un
tableau vivant de la période et du premier fonctionnement d’une institution
mondiale dont l’ONU est une continuation dans les mêmes bâtiments. Le
principal immeuble de la SDN est maintenant le bureau du Haut
Commissaire de l’ONU pour les Droits de l’Homme, et le Palais des Nations
terminé juste au moment où la SDN touchait à sa fin, est, à présent, le
principal quartier général de l’ONU en Europe.

Salvador de Madariaga avait une connaissance de première main de la SDN,
ayant rejoint son Secrétariat en 1921, au moment de sa création comme la
première administration du monde par Sir Eric Drummond et Jean Monnet.
De Madariaga était issu d’une famille espagnole distinguée. Son père était
un officier qui pensait que l’Espagne avait perdu la guerre hispanoaméricaine
au profit des Etats-Unis à cause de son manque de technologie.

Il encouragea donc son fils à acquérir une éducation technique
internationale et Salvador de Madariaga alla à l’Ecole polytechnique et à
l’Ecole des mines, deux établissements d’élite à Paris et les termina avec
un diplôme d’ingénieur des Mines, qu’il n’utilisa jamais. Cependant cela lui
donna une certaine notoriété de formation technique et il fut choisi pour
prendre la direction du Département du désarmement de la Ligue en 1922,
puisque certains pensaient, à tord, que le désarmement est un problème
technique. Comme le dit De Madariaga dans son livre Desarmement (éd.
Oxford University Press, Oxford, 1929) qu’il écrivit juste après avoir quitté
le Secrétariat de la SDN. « le désarmement n’est pas la question, la vraie
question c’est l’organisation du gouvernement du monde sur la base de la
coopération ».

De Madariaga quitta le Secrétariat de la SDN en 1928, principalement parce
que la SDN avait accepté de démettre Bernardo Attolico du poste de Sous-secrétaire
général et de le remplacer par Palucci di Cavoli Barone, un de
principaux assistants de Mussollini. Il y avait toujours des personnalités
des grandes puissances dans les postes importants de la Ligue, mais
c’était généralement des intellectuels qui croyaient aux valeurs de la SDN
mais n’étaient pas des fonctionnaires nationaux. De Madariaga avait
rencontré Mussollini deux fois à Rome pendant des pourparlers sur le
désarmement. C’était l’habitude de De Madariaga de porter des jugements
instinctifs rapides sur les gens et il n’aima pas Mussolini dès le premier
abord. De Madariaga devint un anti-fasciste « précoce ». Le fait que la SDN
place un fonctionnaire fasciste dans une position-clé était pour Madariaga
un grand pas en arrière pour une administration mondiale. Comme il l’écrit :
« c’est là que commença la décadence du Secrétariat. Le bureau du Sous-secrétaire fasciste devint une sorte d’Ambassade italienne auprès de la
Société des Nations (sauf que le salaire du Secrétaire était payé par la
SDN), reliée directement à Mussolini acceptant ouvertement ses ordres et
ses instructions. Palucci était par lui-même un homme attirant et amical, il était suffisamment zélé pour circuler pendant les réunions de la société en
arborant le badge fasciste à son revers ».

Par un coup de chance, juste au moment où il allait quitter le secrétariat de
la SDN, l’Université d’Oxford cherchait un professeur de littérature
espagnole pour une chaire qui venait d’être créée. Bien qu’il n’aie jamais
enseigné, grâce à des amis de la SDN il fut nommé Professeur Alphonse
XIII d’Etudes espagnoles à Oxford. Un jour où on lui demandait quand il
avait étudié la littérature espagnole, il répliqua : « je n’en ai jamais eu
besoin jusqu’ici, mais je vais m’y mettre pour l’enseigner ». Il occupa cette
chaire jusqu’à ce que le roi Alphonse XIII, qui n’avait rien à y voir, fût
éloigné du pouvoir.

En 1931 la République espagnole était née. Les nouveaux responsables
républicains espagnols, divisés suivant des lignes politiques, étaient
d’accord pour que la République soit représentée par des intellectuels de
façon à ce qu’ils puissent expliquer les buts et les valeurs de la République.
De Madariaga fut nommé Ambassadeur en France mais on lui demanda
aussi de représenter l’Espagne à la SDN ; en effet les obligations envers la
Société n’étaient pas considérées comme un « emploi à plein temps » et,
de, plus il avait eu l’expérience du Secrétariat. Donc De Madariaga retourna
à Genève, étant l’un des rares délégués des gouvernements qui connaissait
le fonctionnement du Secrétariat de la SDN puisqu’il en avait fait partie, de
plus il parlait espagnol, anglais et français, c’était un excellent orateur, il
était devenu le meilleur « prédicateur » de la Société et avait voyagé dans
toute l’Europe et aux Etats-Unis, faisant des conférences pour présenter le
travail et les idéaux de la SDN.

Genève était une ville plus petite à cette époque, et l’essentiel de la vie
intellectuelle se rapportait à la SDN. La Ligue avait créé le Comité pour la
coopération intellectuelle dans un effort pour construire un réseau de
soutien intellectuel pour elle-même. De Madariaga donne des portraits
intéressants des gens qu’il avait rencontrés à la Société dans cet effort de
coopération intellectuelle : Paul Valéry, R. Tagore, Albert Einstein, Bernard
Shaw, H. G. Wells et d’autres. Connaître les intellectuels réputés ouvrait
aussi des portes auprès de figures politiques dans de nombreux pays. La
connaissance de la politique de divers pays allait chez Madariaga, bien audelà
de ses contacts avec les délégués de la SDN.

Le summum des efforts de De Madariaga à la SDN se situe à l’entrée
compliquée du Mexique comme membre de la Société. Cette candidature
s’était heurtée à l’opposition de Woodrow Wilson qui avait de mauvais
souvenirs de la Révolution mexicaine. Bien que les Etats-Unis ne soient pas
membres eux-mêmes, le Mexique avait été bloqué par une annexe du
Covenant. De Madariaga dut travailler pour que le Mexique accepte d’être
membre de la Société sans le demander -ainsi va l’habileté des diplomates.
Les deux rôles cruciaux furent les efforts de la SDN au moment de l’attaque
japonaise sur la Mandchourie et de celle des des Italiens en Ethiopie. Ses
compte-rendus détaillés méritent d’être lus pour saisir les difficultés des
réactions multilatérales à des situations de crise.

De Madariaga démissionna de son poste de premier délégué de l’Espagne à
la SDN lorsque la République se désintégra et que Franco prit le pouvoir. A
partir de 1936 il vécut hors d’Espagne, principalement en Angleterre et en
Suisse, il ne retourna en Espagne, en visite, qu’après la mort de Franco. Il
consacra ses efforts pour contrer les forces du nationalisme agressif qui
avait détruit l’efficacité de la SDN. Comme il l’a écrit « si la paix et l’esprit
européen doivent rester vivants, nous aurons besoin de plus de citoyens
du monde ou européens, de la sorte que j’ai essayé d’être ».

De Madariaga encouragea Henri Bonnet qui avait été membre du Secrétariat
de la SDN, chargé du Comité pour la coopération intellectuelle, et qui vivait
alors aux Etats-Unis, pour qu’il crée, en 1939, l’Association des Citoyens du
monde- ce qu’il fit, avec un jeune juriste Adlai Stevenson, et Quincy Wright,
un éminent professeur de relations internationales à l’Université de
Chicago.

De Madariaga contribua à la création d’une Association des Citoyens du
monde à Londres, également, en 1939 -les efforts de part et d’autre étaient
trop tardifs pour bloquer la montée de la guerre. Après la deuxième guerre
mondiale De Madariaga aida à la création du Collège de l’Europe à Bruges,
comme terrain de formation des Européens, en particulier ceux qui
souhaitent travailler dans les institutions européennes. Il poursuivit ses
intérêts littéraires et historiques, il écrivit en particulier sur les fondateurs
de « l’Amérique espagnole ». Il enseigna également ; en 1955 il passa une
année à l’Université de Princeton aux Etats-Unis où un nouveau « 
Programme spécial de civilisation européenne » avait été créé. Ses
conférences portaient sur l’analyse littéraire de son « Portrait de l’Europe »
(éd. Calmann-Levy, Paris, 1952). Etant l’un de ses étudiants, je
m’intéressais aussi au désarmement et au fonctionnement de la SDN, nous
eûmes de nombreuses et intéressantes conversations. C’était un homme
d’esprit et d’une intelligence pénétrante.

Salvador de Madariaga, Morning without noon, éd. Saxon House, Londres, 1974

P.-S.

René WADLOW - Ardèche
Rédacteur de www.transnational-politics.org
et représentant auprès des Nations unies à Genève
de l’Association of World Citizens.

Article publié en commun dans The Federalist debate - Turin

Traduit de l’anglais par Joseph MONTCHAMP - Lyon

Notes

[1En Anglais la SDN est appelée soit League, soit
Covenant (Ndt.).