La crise des social-démocraties européennes et les défis de la globalisation

, par Giampiero Bordino

Dans un contexte de crise économique et financière mondiale débutée en 2008 et de processus de mondialisation, le déclin électoral et politique des social-démocraties européennes au cours des dernières décennies est désormais reconnu comme une évidence empirique. The Economist a écrit que, depuis le début de cette crise, les social-démocraties européennes ont perdu environ un tiers de leurs électeurs, ce qui est le pire résultat depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Publiée par la revue on line Social Europe, une récente étude analytique (juillet 2017) sur les données électorales en Europe, portant sur 13 partis pendant une période allant de 1993 à 2017, décrit et confirme le déclin, pour ne pas dire l’effondrement, des social-démocraties et de la gauche européenne, plus particulièrement. Cette étude distingue trois phases au cours de cette période globale : l’après-Maastricht (1993-2000), l’après-euro (2001-2008) et enfin l’après-crise (2008-2017) qui représente le point culminant du déclin électoral de la gauche. En résumé, alors qu’à la fin des années 1990 les partis socialistes gouvernaient et étaient à la tête de coalitions dans 13 des 15 États membres de l’Union européenne (UE) de l’époque, 2017 se termine avec la gauche en minorité dans la quasi-totalité des 28 États de l’Union, à l’exception du Portugal, où une coalition entre socialistes, partis de la gauche plus radicale et Verts dirige le gouvernement avec un certain succès quant au consensus et aux résultats, et de l’Italie où le PD (Parti Démocratique), héritier en quelque sorte des traditions social-démocrate et membre du parti socialiste européen (PSE), dirigeait encore le pays (à l’époque de la rédaction de l’article, ndlr.), même si, lui-aussi, déclineait fortement au niveau électoral et connaît une évidente crise identitaire. L’article fait porter l’analyse des données également sur trois grandes zones géographiques : le nord, le centre et le sud, zone dans laquelle le déclin des partis socialistes / social-démocrate est plus marqué. Entre 2001 et 2009, le pourcentage moyen des votes des partis du sud de l’Europe avait été de 36,3 % ; depuis, il y a eu une perte d’environ 15 points (pourcentage moyen de 21,37 % entre 2009 et 2017). La France et l’Allemagne, les deux pays moteurs de l’Union, sont eux aussi dans un contexte de déclin de leurs partis socialistes respectifs. En France, Benoît Hamon, candidat du Parti Socialiste aux dernières élections présidentielles remportées par Macron à la tête d’un mouvement politique tout à fait nouveau et, en même temps, fortement européiste, n’a recueilli au premier tour que 6 % des voix. Une crise dévastatrice si l’on songe que, si nous voulons faire une comparaison significative, Mitterrand avait gagné les élections présidentielles de 1981 avec 25,9 % au premier tour et 51,8 % au deuxième tour. En Allemagne, le SPD n’a comptabilisé que 20,5 % aux dernières élections législatives de septembre 2017, gagnées encore une fois par le parti de la chancelière Merkel. Le déclin est particulièrement fort et évident également dans les pays de l’est européen, entrés dans l’Union après la fin du communisme. Pour donner un exemple, en République tchèque, le parti social-démocrate avait obtenu 32,3 % des voix en juin 2006 et il est tombé à 7,3 % lors des élections politiques d’octobre 2017. Dans ce contexte, le meilleur résultat quantitatif est celui du parti travailliste britannique de Jeremy Corbyn qui, lors des élections politiques de juin 2017, gagnées cependant par les conservateurs, a obtenu 40 % des voix (+ 9,6 %) avec un programme anti-libéral plutôt radical.

Il faut aussi remarquer que la crise des mouvements politiques progressistes et de gauche est mondiale et pas uniquement européenne. De ce point de vue, il est révélateur de voir que, lors du dernier sommet du G20, qui s’est déroulé à Hambourg en juillet 2017, étaient présents seulement trois gouvernements reconductibles dans la sphère politique du centre-gauche, avec une forte présence du centre : ceux du Canada, de la Corée du Sud et de l’Italie. Et très révélateur aussi est le fait que les États-Unis, qui sont encore à l’heure actuelle, même si en fort déclin, la plus grande puissance mondiale, en tout cas du point de vue militaire, soient gouvernés par Donald Trump, représentant un populisme de droite néo-nationaliste qui progresse même en dehors des pays occidentaux, comme le démontre tout particulièrement le cas de l’Inde indouiste et nationaliste de Narendra Modi.

Dans quel cadre général, dans quel contexte faut-il placer le déclin, jusqu’ici sommairement défini, des mouvements politiques progressistes et de gauche, aussi bien en Europe que dans le reste du monde ? Le contexte n’est pas seulement représenté par la crise financière et économique née en 2008 aux États-Unis, avec toutes ses conséquences sociales (chômage, précarité dans le travail, baisse des revenus, inégalités, crise des classes moyennes etc…) auxquelles s’ajoutent en s’imbriquant les conséquences de la révolution scientifique et technologique en cours : automatisation, digitalisation, désintermédiation etc… et donc une forte réduction des possibilités de travail. Depuis longtemps, une transformation politique, institutionnelle et culturelle plus générale est en cours qui, dans le cadre du processus de mondialisation, se manifeste par la crise de la démocratie représentative et des grands « intermédiaires » traditionnels de ce modèle du siècle dernier (partis politiques de masses, syndicats, grandes institutions publiques de formation, telles l’école etc…) ; par l’émergence de mouvements populistes et de leaders qui agissent comme des « entrepreneurs de la peur » dans un rapport direct entre le « chef » et le « peuple » ; par la tendancielle hégémonie culturelle, que personne ne combat de façon appropriée, de perspectives souverainistes, néo-nationalistes, xénophobes et identitaires, toutes basées sur l’opposition entre « nous » et « eux » (les étrangers, les migrants, mais pas seulement). Cela se passe dans un contexte de déclin des « grandes histoires » progressistes du siècle dernier (idéologies, dans un autre langage) et plus particulièrement de celles d’inspiration socialiste, qui lisaient l’histoire comme un parcours de progrès et de libération et la politique comme la participation directe au débat public et aux processus décisionnels collectifs. L’idéologie dominante des dernières décennies, le néo-libéralisme et le fondamentalisme de marché (basé sur la formule : l’État est le problème, le marché est la solution) est en crise, elle-aussi, après avoir mis en évidence ses échecs (comme on le sait, les États ont dû intervenir, avec l’argent public, pour sauver les marchés) et laisse un vide qui, jusqu’à présent, n’a été comblé avec un certain succès que par les mouvements néo-nationalistes et souverainistes. Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui, en Occident et non seulement, les « démocratures » (hybride de démocratie et dictature) personnifiées, par exemple, par Poutine en Russie, par Erdogan en Turquie ou par Orban en Hongrie ont une bonne capacité de séduction. Même Trump, aux États Unis, aspirerait à la « démocrature » ; cependant, du moins pour le moment, les contrepouvoirs traditionnels de la démocratie représentative et fédérale américaine, les autonomies locales, les États fédéraux, les juges, la presse etc… l’en empêchent.

La mondialisation est le cadre incontournable de référence de tout cela, de cette grande régression des mouvements progressistes et de gauche. À la base de la mondialisation, il y a l’extraordinaire révolution technologique dans les communications, les informations et les transports qui a tendance à compresser et à réinitialiser le temps et l’espace et qui fait que le monde entier est interdépendant comme jamais auparavant. Une révolution dont les capacités de transformation ont été, pour ainsi dire, « libérées », et donc rendues en grande partie incontrôlables, par les politiques néo-libérales qui ont été dominantes au cours des dernières décennies. Par voie de conséquence, aujourd’hui, les flux globaux (de capitaux, de marchandises, de personnes, d’informations, d’images, de valeurs etc…) traversent et, pour ainsi dire, « infléchissent » les lieux qui, à leur tour, sont obligés d’interagir et de « négocier » avec les flux. La dialectique flux/lieux est devenue décisive de partout. Le rôle principal de ces flux est tenu par de nouveaux acteurs transnationaux et mondiaux qui, dans une large mesure, ne sont pas des États mais des acteurs privés, donc tout à fait dépourvus de légitimité démocratique fondée sur le consensus : entreprises, multinationales financières, manufacturières ou tertiaires ; criminalité organisée transnationale, dont les chiffres d’affaires dépassent souvent en volume les bilans des États ; terrorisme transnational. En fait, les États nationaux et, dans une certaine mesure, aussi les États qui ont des dimensions continentales à caractère démocratique–fédéral, comme les États Unis ou l’Inde, et à caractère autoritaire, comme la Chine ou la Russie, sont traversés par des flux qu’ils ne sont plus en mesure de contrôler, et souvent même de connaître, ce qui rend désormais illusoire la revendication d’une souveraineté propre (comprise, suivant les conventions, comme le pouvoir qui ne reconnaît aucun autre pouvoir au-dessus du sien et est la source de tous les pouvoirs en-dessous du sien). Dans la pratique, les États ne sont plus en mesure de garantir aux citoyens, qui perçoivent et vivent cette expérience, qu’ils ne savent pas le plus souvent comprendre de façon rationnelle, les biens publics fondamentaux qui en ont toujours justifié l’existence et le pouvoir de gouvernement : la paix, le droit, le travail, la stabilité de la monnaie et de l’épargne, le savoir, la protection publique par rapport aux grands risques de la vie que sont la perte du travail, la maladie ou la vieillesse (le Welfare State) ; en un mot, la sécurité sous tous ses aspects et ses dimensions, la sécurité « humaine », suivant la terminologie actuellement en vigueur. Le « pacte » traditionnel entre les États et les citoyens – garantie des biens publics versus reconnaissance de l’autorité de l’État – est, si l’on peut dire, « rompu ». C’est dans ce cadre que s’expliquent l’hostilité et le ressentiment des peuples de plus en plus répandus contre toute institution et toute élite dirigeante, qu’elles soient nationales, internationales ou supranationales, comme tout particulièrement l’UE et ses gouvernances.

Devant tout cela, pour faire face à la crise économique et financière de 2008 et, surtout, à la grande transformation décrite ci-dessus, générée par la mondialisation, quels sont les approches et les projets innovants qu’ont mis en œuvre au cours des dernières décennies les partis et les mouvements socialistes et social-démocrate européens, et de façon plus générale la gauche européenne, pour tenter de gagner leur bataille politique et, avant même cela, leur bataille culturelle ? On serait tenté de dire : rien de nouveau, ou presque rien de nouveau sous le soleil. En effet, presque partout, les projets et les politiques de la gauche se situent entre deux « pôles », tous deux pour ainsi dire « hors du temps » et aussi en partie « hors sujet » et donc destinés à disparaître. Le premier pôle, celui qui est sorti pendant les années de l’hégémonie culturelle du néo-libéralisme, est constitué fondamentalement par la « troisième voie » de Tony Blair : redimensionnement de l’État social, car impossible à tenir fiscalement, et aussi, en même temps, de l’État entrepreneur ; flexibilité plus importante du marché du travail ; développement de l’auto-entreprenariat et ainsi de suite. Comme on l’a déjà dit, particulièrement présent dans le programme des travaillistes de Corbyn mais aussi dans des secteurs minoritaires des partis socialistes eux-mêmes et, plus généralement, dans les mouvements politiques de la gauche radicale, le deuxième pôle s’appuie sur le retour au paradigme keynésien de l’État social, de la dépense publique, des politiques fiscales de redistribution, dans un but essentiellement ou exclusivement national. Pourquoi ces deux paradigmes, bien que différents et aussi, d’une certaine façon, opposés sont-ils tous deux au fond « hors du temps » et « hors sujet » ? « Hors du temps » parce que le premier pôle, le blairiste, appartient à une époque d’avant-crise (avant 2008) ; il s’est révélé totalement impuissant, d’une part, à gouverner la « grande mutation » liée à la mondialisation (augmentation des inégalités, crise des classes moyennes etc…) et, d’autre part, à affronter les mouvements identitaires néo-nationalistes, populistes, souverainistes émergents et souvent aussi gagnants au cours de ces dernières années. « Hors du temps » parce que le deuxième pôle renvoie, lui aussi, à un passé révolu, à l’époque de la croissance de la période d’après-guerre, de ce que l’on appelle les « trente glorieuses » (entre 1945 et la crise pétrolière des années 1970), à l’époque d’un extraordinaire développement social fondé sur un grand « pacte » implicite entre le capital et le travail, ce qui ne peut plus être reproduit aujourd’hui. Enfin, « Hors sujet » parce que les grands problèmes de la crise en cours, les grands thèmes litigieux ne sont pas tant et seulement ceux de la dépense publique, des politiques de redistribution, de la précarité du travail ; mais, avant tout, comme on a essayé de le dire ci-dessus, ce sont ceux de l’impuissance des États et du pouvoir politique, dans un contexte de mondialisation, à apporter et garantir les biens publics fondamentaux, de la paix au droit au travail, qui sont nécessaires à la vie des citoyens et aussi au fonctionnement même des marchés. Comment peut-on récupérer la souveraineté perdue afin de pouvoir vraiment mettre en place des politiques de redistribution, des politiques de développement durable, des politiques de plein emploi et, avant toute chose, vu leur urgence, des politiques de stabilisation et de pacification dans les zones de crise à l’extérieur de l’Europe (Moyen-Orient, Afrique) et, donc, également des politiques efficaces dans la gestion des flux migratoires ? Est-ce qu’il existe une autre voie que celle du néonationalisme et du populisme qui promet le salut par l’isolement, le verrouillage et le retour à des formes de souveraineté nationale exclusives et discriminantes rappelant le XVIIIe siècle ? Une route qui est l’antichambre des guerres, comme toute l’expérience historique du XIXe siècle le démontre ? Si l’économie, la finance, les marchés sont mondialisés et si, par conséquent, les impositions fiscales sont partout nomades et « fugitives », comment peut-on garantir un nouveau bien-être social durable ? Si tous les grands défis auxquels nous devons faire face (la paix et la guerre, la stabilité financière et monétaire, la sauvegarde environnementale, la gestion des flux migratoires, la cohabitation dans les mêmes lieux de groupes humains et de personnes d’origines, de culture, de religions etc… diverses) sont mondialisés, produits par l’interdépendance planétaire et portés par les flux mondiaux qui traversent chaque lieu, comment peut-on donner l’illusion qu’on peut récupérer la souveraineté perdue au seul niveau national ? Il est bien évident que la souveraineté ne peut réellement être récupérée qu’en la partageant avec d’autres, à des niveaux supérieurs, supranationaux, continentaux et mondiaux : quel est donc le projet de nouvel État et de nouvelle démocratie qu’il faut imaginer et construire ? Et quels sont les nouveaux modèles d’organisation politique et de culture conceptuelle qu’il faut-il mettre en place pour bénéficier d’acteurs en mesure de poursuivre ces buts ?

En Europe et dans le monde, le futur des gauches et des mouvements progressistes est avant tout lié à leur capacité à répondre à ces questions incontournables. Ceci nécessite la disponibilité de penser le futur d’une manière nouvelle et la capacité d’imaginer un véritable nouveau paradigme, qui doit être construit et ensuite géré, bien au-delà de la vision à court terme et du temps restreint qui marquent aujourd’hui, presque toujours, les actions des classes dirigeantes, qu’elles soient politiques ou non.

Si on arrive à temps car, comme on le sait, le temps n’attend pas.

P.-S.

Giampiero Bordino

Professeur d’histoire contemporaine et analyste politique – Turin
Article initialement publié dans The Federalist Debate – Turin

Traduit de l’italien par Ivana Graziani – Vienne