À propos du décès de Garry Davis, des Citoyens du monde et de l’unité des fédéralistes

Garry Davis : « Et maintenant, la parole est au peuple ! »

, par René Wadlow

Garry Davis, décédé le 24 juillet 2013 à Burlington (Vermont, États-Unis), était souvent appelé le « Premier
Citoyen du Monde ». Ce titre n’était pourtant pas tout à fait correct, car le mouvement des citoyens du monde est
apparu sous sa forme structurée dans l’Angleterre de 1937, avec Hugh J. Shonfield et son Commonwealth of World
Citizens, lequel fut suivi en 1938 par la création, aux États-Unis et en Angleterre de manière conjointe, de la World
Citizen Association
 [1]. Néanmoins, c’est bien Garry Davis qui, en 1948 et 1949 à Paris, toucha un large public et popularisa ainsi le terme « citoyen du monde ».

Garry Davis fut l’initiateur de ce que je considère être la « deuxième vague de l’action des Citoyens du Monde ». La
première vague eut lieu entre 1937 et 1940, dans une tentative de contrer le nationalisme étroit qu’incarnaient
l’Italie fasciste, l’Allemagne nazie et le Japon militariste. Cette première vague d’action des Citoyens du Monde ne parvint pas à empêcher la seconde guerre mondiale, mais elle mit en lumière le besoin d’une vision cosmopolite globale. Henri Bonnet, du Comité pour la Coopération intellectuelle de la Société des Nations (SDN), également fondateur de la section des États-Unis de la World Citizen Association, devint l’un des intellectuels les plus influents de la France Libre du général de Gaulle à Londres durant la guerre. Bonnet fut ensuite l’un des fondateurs de l’UNESCO – ce qui explique que l’organisation soit basée à Paris – dont il est aussi à l’origine de l’insistance sur la compréhension entre les cultures.

La deuxième vague de l’action des Citoyens du Monde, dans laquelle Garry Davis joua un rôle de premier plan,
dura de 1948 à 1950 – soit jusqu’à ce qu’éclate la guerre en Corée et que chacun puisse se rendre compte que la guerre
froide avait commencé, même si, en réalité, la guerre froide avait commencé dès 1945, lorsqu’il était devenu évident que
l’Allemagne et le Japon allaient être vaincus. Les grandes puissances victorieuses commencèrent vite à consolider
leurs positions respectives. La guerre froide dura de 1945 à 1991, année de la disparition de l’Union soviétique (URSS).
Durant la période 1950-1951, l’activité des Citoyens du Monde consista principalement en la prévention d’une
guerre entre les États-Unis et l’URSS, très largement dans le cadre du contrôle des armements ainsi que du
désarmement, et non sous un quelconque « drapeau des Citoyens du monde ».

La troisième vague de l’action des Citoyens du Monde commença en 1991, avec la fin de la guerre froide et la
montée, une nouvelle fois, de mouvements incarnant le nationalisme étroit, tels qu’ils se manifestèrent lors de la
dislocation de l’URSS et de la Yougoslavie. De par son insistance particulière sur la résolution des conflits, les
Droits de l’Homme, le développement écologiquement durable et la compréhension entre les différentes cultures,
l’Association of World Citizens est la force motrice de cette troisième vague.

Pendant les deux ans qu’elle a duré, la deuxième vague fut en fait une tentative de prévenir la guerre froide, et avec
elle, la guerre chaude qu’elle aurait pu devenir, à savoir une troisième guerre mondiale. En 1948, le Parti communiste
s’empara de la Tchécoslovaquie, dans ce que l’Occident qualifia de « coup d’État » mais qui s’apparentait bien plus
précisément à une manipulation cynique des institutions politiques. Ce coup d’État fut le premier exemple du
changement de l’après-1945 de l’équilibre du pouvoir entre l’Est et l’Ouest, et de là naquit la conjecture sur d’autres
éventuels changements du même ordre, comme dans l’Indochine française ou en 1950 en Corée. Mais 1948, c’est
aussi l’année où l’Assemblée générale de l’ONU s’était réunie à Paris. Les Nations unies ne disposaient pas encore
d’un siège permanent à New York, aussi l’Assemblée générale s’était-elle réunie d’abord à Londres puis ensuite à
Paris. Tous les yeux, à commencer par ceux des médias, étaient fixés sur l’ONU. Personne ne savait avec certitude
ce qu’il adviendrait de l’ONU, si elle serait capable de répondre aux défis politiques sans cesse plus importants ou si elle « suivrait la Société des Nations (SDN) dans sa
tombe »…

Garry Davis, né en 1921, était un jeune acteur de Broadway, à New York, avant que les États-Unis ne se
joignent à la guerre mondiale en 1941. Garry Davis était le fils de Meyer Davis, célèbre chef d’orchestre populaire qui
jouait souvent dans des bals mondains et était bien connu des milieux du spectacle dont New York était alors le
berceau. Il n’était donc que très naturel que son fils intègre lui aussi la profession, ce qu’il fit en tant qu’acteurchanteur-
danseur spécialiste des comédies musicales de l’époque.

Garry avait étudié au Carnegie Institute of Technology, une institution de pointe en matière de technologie.
Quand les États-Unis sont entrés en guerre, Garry a rejoint l’U.S. Air Force et est devenu pilote de bombardier B-17,
basé en Angleterre et ayant pour mission de bombarder des cibles désignées en Allemagne. Le frère de Garry avait été
tué durant l’invasion de l’Italie par les Alliés, ce qui conférait en lui un aspect de vengeance à ses
bombardements de cibles militaires, qui durèrent jusqu’à ce que l’on lui donne l’ordre de bombarder des villes
allemandes dans lesquelles se trouvaient des civils.

Après la fin de la guerre, redevenu acteur à New York, il se sentit investi d’une responsabilité personnelle de contribuer
à créer un monde en paix et devint ainsi actif au sein des Fédéralistes mondiaux, qui proposaient la création d’une
fédération mondiale dotée des pouvoirs nécessaires à empêcher toute guerre, s’inspirant largement de
l’expérience américaine de transformation d’un gouvernement fortement décentralisé, suivant les Articles de
Confédération, en un Gouvernement fédéral plus centralisé et structuré par la Constitution des États-Unis.

À cette époque, Garry avait lu un livre très populaire chez les Fédéralistes, L’Anatomie de la Paix d’Emery Reves,
hongrois d’origine. Reves écrivait : Nous devons clarifier tous les principes et parvenir aux définitions axiomatiques de ce qui cause la guerre et de ce qui engendre la paix dans la société humaine. Si la guerre était le produit du nationalisme qu’est l’égocentrisme national, comme l’affirmait l’observateur avisé de la SDN qu’avait été Reves, alors la paix exige que l’on se défasse du nationalisme. Comme l’écrivait Garry dans son autobiographie, Mon Pays, c’est le Monde [2], Pour devenir un citoyen du monde entier, pour proclamer mon allégeance première à l’humanité, il me fallait d’abord renoncer à détenir la nationalité des États-Unis. J’allais donc faire sécession de l’ancien et proclamer le nouveau.

En mai 1948, ayant appris que l’Assemblée générale de l’ONU devait se réunir à Paris en septembre et
qu’auparavant, la conférence de fondation du Mouvement fédéraliste mondial au niveau international devait avoir lieu
pour sa part au Luxembourg, il s’est rendu à Paris. C’est là qu’il a renoncé à sa nationalité américaine et a rendu son
passeport. Toutefois, il ne disposait d’aucun autre document d’identité, dans une Europe où la police peut
vous accoster dans la rue et exiger que vous lui montriez vos papiers sur le champ.

Il avait donc imprimé une « Carte d’Identité Internationale des Citoyens du Monde Unis », même si les Français
l’avaient pour leur part enregistré comme « apatride d’origine américaine ». Dans le Paris de l’après-guerre, les « apatrides » ne manquaient pas, mais en dehors de lui, il n’y en avait probablement aucun autre « d’origine américaine ».

Renoncer à une nationalité américaine, ainsi qu’à un passeport que bon nombre des réfugiés présents à Paris
auraient rêvé d’avoir à n’importe quel prix, cela ne pouvait que passionner la presse et valoir à Garry de très
nombreuses visites. Parmi ses visiteurs se trouva un jour Robert Sarrazac, qui avait combattu dans la Résistance
française et partageait les points de vue de Garry sur la nature destructrice du nationalisme étroit ainsi que sur le
besoin de développer une idéologie citoyenne du monde.

Garry fut aussi rejoint par un jeune homme qui se nommait Guy Marchand [3], lequel jouerait plus tard un rôle important dans la création des structures du mouvement des Citoyens
du monde.

Comme la police française n’aimait guère voir des gens sans papiers d’identité valables se balader ici et là, Garry Davis
déménagea pour s’installer dans le bâtiment spacieux et moderne qu’était le Palais de Chaillot, avec ses terrasses qui
avaient été proclamées « territoire mondial » pour la durée de l’Assemblée générale de l’ONU. Il y avait monté sa
tente, attendant de voir ce que ferait l’ONU pour promouvoir la citoyenneté mondiale. Dans l’intervalle,
Robert Sarrazac, qui conservait de nombreux contacts de son temps dans la Résistance, avait créé un Conseil de
Solidarité formé de personnes admirées pour leur indépendance d’esprit et qui n’étaient liées à aucun parti
politique en particulier. Le Conseil était dirigé par Albert Camus, romancier et rédacteur dans plusieurs journaux,
André Breton, poète surréaliste, l’Abbé Pierre et Emmanuel Mounier, rédacteur en chef d’Esprit, tous deux étant des
catholiques dotés d’une forte indépendance d’esprit, ainsi qu’Henri Roser, pasteur protestant et secrétaire en charge
des pays francophones du Mouvement international de la Réconciliation (MIR).

Davis et ses conseillers pensaient qu’il ne fallait pas que la citoyenneté mondiale soit laissée à la porte de l’Assemblée
générale mais qu’elle devait être présentée à celle-ci même comme un défi lancé à la manière conventionnelle de faire
les choses, en un mot, « une interruption ». C’est pourquoi il avait été décidé que Garry Davis, depuis le balcon des
spectateurs, interromprait la session de l’Assemblée générale pour lire un court texte ; Robert Sarrazac avait le
même texte en français et Albert Crespey, fils d’un chef du Togo, avait un discours écrit dans sa langue natale
togolaise.

Après la pause qui suivait une longue intervention de la Yougoslavie, Davis s’est levé. Le Père Montecland, « prêtre le jour et citoyen du monde la nuit », a dit d’une voix
bondissante : « Et maintenant, la parole est au peuple ! ». Davis a dit en anglais : Messieurs les Président et Délégués, je vous
interromps au nom du peuple du monde qui n’est pas représenté ici. Même si mes mots devaient ne pas être entendus, notre besoin commun
d’une loi et d’un ordre mondiaux ne peut plus être ignoré.
Après cela, des gardes de la sécurité sont intervenus, mais Robert
Sarrazac, de l’autre côté de la Galerie des Visiteurs, a continué en français, suivi par un plaidoyer pour les Droits
de l’Homme en togolais. Plus tard, vers la fin de la session de l’ONU à Paris, l’Assemblée générale adopta, sans une
seule voix contre, la Déclaration universelle des Droits de l’Homme qui devint le fondement des efforts des Citoyens
du Monde pour mettre en avant le droit mondial.

C’est le Docteur Herbert Evatt, d’Australie, qui était le Président de l’Assemblée générale de l’ONU en 1948.
C’était un internationaliste qui avait travaillé pendant la Conférence de San Francisco d’où était née l’ONU pour
limiter les pouvoirs des cinq Membres permanents du Conseil de sécurité. Evatt s’entretint avec Davis quelques
jours après cette « interruption » et l’encouragea à continuer de travailler en direction de la citoyenneté mondiale, même
s’il n’était pas forcément des plus judicieux pour ce faire d’interrompre des réunions de l’ONU.

Peu après avoir mis en lumière la citoyenneté mondiale à l’ONU, Garry Davis vint au soutien de Jean Moreau, jeune
Citoyen du monde français et catholique militant qui, en tant qu’objecteur de conscience au service militaire, avait
été emprisonné à Paris, en l’absence d’une loi sur le service alternatif à l’époque en France. Davis campa devant la
porte de la prison militaire de la rue du Cherche-Midi, dans le centre de Paris. Comme l’a écrit Davis, « Alors qu’il est
clairement visible que les citoyens d’autres nations sont prêts à souffrir pour un homme né en France qui revendique le droit moral d’oeuvrer
pour son prochain et de l’aimer plutôt que d’être formé à le tuer, comme l’ont enseigné Jésus, Bouddha, Lao Tseu, Tolstoï, Saint
François d’Assise, Gandhi, ainsi que d’autres grands penseurs et dignitaires religieux, le monde devrait commencer à comprendre que la
conscience de l’homme elle-même transcende toutes les divisions et toutes les peurs artificiellement créées » [4]. D’autres rejoignirent Davis dans son campement de rue.

Garry Davis travailla étroitement sur ce cas avec Henri Roser et André Trocmé du MIR.

Davis fut jeté en prison pour avoir campé dans la rue en pleine ville ainsi que pour manque de documents d’identité
valides, mais d’autres vinrent bientôt le remplacer dans la rue, parmi lesquels un pacifiste allemand, véritable acte de
courage si peu de temps après la fin de la guerre. Il allait falloir encore une décennie pour qu’un service alternatif
soit mis en place en France, mais l’action de Davis avait permis à la question de recueillir une large attention dans le
pays et le lien était désormais clairement établi entre la citoyenneté mondiale et l’action non-violente.

Garry Davis n’a jamais été un « homme d’organisation ». Il se concevait comme un symbole en action. Après une
année en France avec quelques courts séjours en Allemagne, il décida en juillet 1949 de retourner aux États-
Unis. Comme il l’avait écrit à l’époque, « J’ai souvent dit que ce
n’était pas mon intention de diriger un mouvement ou de devenir
président d’une organisation. En toute honnêteté et sincérité, je dois
définir la limite de mes capacités à être le témoin du principe d’unité mondiale, à défendre jusqu’à la limite de mes capacités l’Unicité de
l’homme et ses immenses possibilités sur la planète Terre, et à
combattre les peurs et les haines créées artificiellement pour perpétuer
les divisions étroites et obsolètes qui mènent et ont toujours conduit au
conflit armé ».

Peut-être du fait du karma, pendant le voyage en bateau qui
le ramenait aux États-Unis, il a rencontré le Docteur P.
Natarajan, enseignant religieux du sud de l’Inde dans la
tradition oupanishadique. Natarajan avait vécu à Genève et
à Paris et détenait un doctorat en philosophie de
l’Université de Paris. Lui et Davis étaient devenus des amis
proches et Davis avait passé quelques temps en Inde, au
centre créé par Natarajan qui mettait l’accent sur le
développement de la vie intérieure. « La méditation consiste à
faire entrer en vous toutes les valeurs », avait pour devise
Natarajan.

C’est au domicile de Harry Jakobsen, disciple de Natarajan,
sur le Mont Schooly dans le New Jersey, que j’avais fait la
connaissance de Garry Davis au début des années 1950.
J’étais moi aussi intéressé par la philosophie indienne et
quelqu’un m’avait mis en contact avec Jakobsen.

Cependant, j’avais rejoint les Etudiants fédéralistes
mondiaux en 1951 et je connaissais donc les aventures de
Garry à Paris. Nous nous sommes vus depuis lors à
Genève, en France et aux États-Unis de temps en temps.

Certains chez les Fédéralistes mondiaux et les Citoyens du
Monde pensaient que sa renonciation à la nationalité
américaine en 1948 avait créé la confusion chez le public.
Les Fédéralistes mondiaux, davantage adeptes du
fonctionnement en organisation, préféraient mettre en
avant l’idée que l’on peut être un bon citoyen tout à la fois
d’une communauté locale, d’un État-nation et en tant que
Citoyen du Monde. Toutefois, l’intérêt de Davis et le mien
propre pour la pensée asiatique nous a toujours liés, en
dépit même de nos désaccords tactiques.

Aujourd’hui, il paraît approprié de citer l’image souvent
invoquée de la vague solitaire qui représente en fait un seul
et unique éternel océan d’énergie. Tout individu est à la fois
une vague solitaire et une partie de la source impersonnelle
d’où tout part et où tout revient. La vague qu’était Garry
Davis est retournée à l’océan dans toute son étendue. Il
nous laisse un défi permanent avec cette phrase qu’il a
écrite : « Il existe à présent un besoin vital de leadership qui soit à
la fois sage et pragmatique, et les symboles, qui ne sont utiles que
jusqu’à un certain point, doivent à présent faire place à des hommes
qualifiés pour un tel leadership ».

P.-S.

René Wadlow
Président de l’Association of World Citizens - Ardèche

Texte également disponible sur le site des Citoyens du monde et
publié en commun avec The Federalist Debate - Turin

Notes

[1À ne pas confondre avec l’Association of World Citizens d’aujourd’hui.

[2Garry Davis, My Country is the World, éd. Macdonald Publishers, Londres, 1962.

[3A ne pas confondre avec l’acteur et chanteur français du
même nom.

[4Garry Davis, Over to Pacifism : A Peace News Pamphlet,
éd. Peace News, Londres, 1949.