La gestion du Covid 19 au Brésil : les soubresauts du fédéralisme

, par Domingos Abreu, Valmir Lopes

Le régime fédéraliste brésilien, avec ses innombrables pouvoirs répartis entre 5 570 municipalités, 26 États, le district fédéral et la Fédération, ne peut être isolé des autres aspects des institutions politiques du Brésil. Outre la fédération, il faut rappeler que le régime présidentiel brésilien place entre les mains du chef de l’exécutif une grande concentration de pouvoirs : direction de l’État, du gouvernement et de toute l’administration publique fédérale ; fragmentation des partis et, enfin, un système électoral proportionnel. Un autre aspect important révélant les dilemmes institutionnels est la nature précise de la Constitution de 1988. Elle intègre les municipalités dans le système fédéraliste, en leur conférant une autonomie administrative et organisationnelle soumise à l’entité étatique, mais avec des domaines d’action préalablement définis.
La Cour suprême (Supremo Tribunal Federal) mérite une brève mention pour son rôle juridique d’interprète de la Constitution et de troisième instance d’appel contre les décisions des tribunaux inférieurs. Tous les conflits de compétence entre les entités fédérales sont tranchés par elle.
Un pays nécessitant des réformes institutionnelles pour promouvoir son développement économique et réduire de profondes inégalités sociales a eu le malheur d’élire un président extrémiste. Élu suite au discrédit de la classe politique traditionnelle, avec un fort discours antisystème, le gouvernement Bolsonaro est directement responsable de la façon tragique dont le Brésil fait face à la pandémie jusqu’à présent. Niant le risque d’infection, il a jusqu’à présent changé à trois reprises de ministre de la santé. Au moment où nous écrivons cet article, il doit faire face à la création d’une Commission d’enquête parlementaire (CPI) au sein du Congrès national cherchant à déterminer ses responsabilités.
L’ordre institutionnel peut faciliter le progrès et le développement social d’une nation, mais dans les moments de crise, il peut aussi révéler ses limites en raison de la bêtise de ses dirigeants. C’est certainement notre cas.
Les différentes entités fédérales – Fédération, États et municipalités – ont été les principaux gestionnaires institutionnels de cette longue tribulation que nous traversons. Nous avons eu jusqu’à présent, officiellement, 17 millions de cas de covid-19. Sur ce total, 15 millions sont guéris. Nous portons le deuil de plus de 474 000 morts, victimes de l’épidémie (08 juin 2021). Ainsi, le Brésil compte 2,2 milliers de décès par million d’habitants, depuis le début de cette tragédie (à titre de comparaison, la France compte 1,6 milliers de décès par million d’habitants).
Dans la gestion de cette crise sanitaire, la divergence de point de vue (et d’actions) entre le gouvernement fédéral et les mesures prises par les gouverneurs des États et les maires des municipalités est apparue clairement. Nous citerons quelques exemples montrant les difficultés du système fédéral brésilien à gérer la crise sanitaire. La réflexion concerne une situation que les législateurs de la Constitution fédérale de 1988 n’avaient pas prévue : l’arrivée au pouvoir central d’un président ayant toujours fait l’éloge de la dictature militaire et des tortionnaires du régime de 1964. Cette situation sui generis montre les faiblesses de notre système fédéral.
En premier lieu, il est important de souligner que l’expression symbolisant autrefois la bonne coexistence entre les trois sphères de pouvoir est « la compétence partagée ». La Constitution fédérale de 1988 stipule que la Fédération, les États et les municipalités sont autonomes pour gérer les politiques de santé publique. Toutefois, la Constitution de 1988 souligne l’importance du partage des responsabilités entre les entités fédérées. Même s’il y a toujours eu une répartition disproportionnée du budget fédéral entre les trois niveaux, la balance tendant en faveur de l’Union, plus ou moins indépendamment de la tendance politique des gouvernants, l’idée d’autonomie et de solidarité a fait fonctionner le système. Avec Bolsonaro, la dynamique s’est compliquée.
Actuellement, nous assistons à une série d’affrontements entre le président et ses ministres d’une part, et les gouverneurs des États d’autre part. La confrontation se produit aussi bien avec les gouverneurs orientés à gauche (les neuf gouverneurs du Nordeste), qu’avec ceux idéologiquement proches de Bolsonaro et ayant rompu avec lui (nous pensons que ces conflits portent déjà en eux la dispute pour la présidence du pays entre les candidats de droite et d’extrême-droite).
Cette question est bien illustrée par la lutte juridique pour déterminer qui peut, ou ne peut pas, déclarer la mise en quarantaine, ou définir le fonctionnement des entreprises, des écoles, etc. Également avec le président tentant d’inverser les directives des gouverneurs et des maires ayant imposé des mesures sanitaires de distanciation sociale et le port obligatoire de masques dans les lieux publics. Il a fallu que la Cour suprême (STF) soit saisie pour que la querelle se calme. Donc la Cour suprême a statué que le gouvernement fédéral ne pouvait pas empêcher les États d’assumer leurs responsabilités constitutionnelles et de mettre en œuvre les mesures sanitaires nécessaires. Ce qui n’empêche pas le président de prétendre, de manière récurrente, sur les médias sociaux et dans la presse que les gouverneurs restreignent le « droit d’aller et venir » des citoyens et que le moment est proche où il utilisera l’armée pour mettre fin à leurs mesures.
Récemment, lors d’une visite dans l’État de Rio de Janeiro, l’une de ses multiples apparitions publiques sans masque et au milieu de foules, Bolsonaro a été escorté par des militaires de l’armée nationale, manquant ainsi de respect au gouverneur local qui commande lui-même une police militaire d’État et qui est normalement en charge d’assurer la protection des hôtes de l’État (constitutionnellement, tous les États de la fédération ont une police militaire sous les ordres de leur gouverneur).
Dans l’État de Maranhão, un fait particulier s’est produit : le gouverneur a infligé une amende au président pour la foule réunie par Bolsonaro dans la capitale de l’État, car il était, à son habitude, sans masque de protection (bien que dans cet État, la non-utilisation du masque dans les événements publics soit passible d’amende). Nous soulignons ici qu’un des magistrats de la Cour suprême a récemment demandé au président de s’expliquer sur ses apparitions publiques dans des situations de foule, sans masque.
Les problèmes causés par Bolsonaro lorsque le gouverneur du Maranhão a négocié directement avec la Chine l’acquisition de fournitures hospitalières (respirateurs, équipements de protection, etc.) pour lutter contre le covid-19 ont été très importants. Mécontent de l’action du gouverneur de cet État, le président a menacé de confisquer l’achat. Saisie, la Cour suprême a dû une nouvelle fois confirmer l’impossibilité pour la Fédération de procéder à la saisie du matériel.
Récemment, la Chine, qui produit l’un des vaccins utilisés au Brésil (Coronavac) préparé par Butantan (centre de recherche d’excellence dans la production de vaccins et d’immunisants appartenant à l’État de São Paulo, gouverné par un ennemi de Bolsonaro), a retardé de plusieurs jours la livraison des composants (nécessaires à la fabrication du vaccin), en représailles contre le président pour avoir dit et affirmé que le virus avait été produit par la Chine dans une action de bioterrorisme. Régulièrement, le président brésilien fait des blagues de mauvais goût, sur les réseaux sociaux, en référence aux pénis des Chinois, supposés être « petits ». Sinovac (la société chinoise produisant le vaccin Coronavac) a envoyé une lettre au gouvernement brésilien menaçant de ne plus fournir les composants pour la production des vaccins si les insultes contre le peuple chinois se poursuivaient. Il a fallu une action plus importante de la diplomatie brésilienne et des gouverneurs des États pour régler le problème afin que la Chine recommence à fournir les composants vaccinaux en question (il a même fallu une réunion à Pékin, du président de Sinovac avec les ambassadeurs et les représentants brésiliens). Il faut dire qu’une partie de la population brésilienne n’a pas reçu la deuxième dose du vaccin à temps et n’a été vaccinée qu’en dehors de la période initialement prévue.
L’économiste Assis Mafort et la politologue Sonia Fleury (membres d’un groupe de réflexion à Fiocruz – la plus grande institution productrice de sciences et de technologies de la santé d’Amérique latine) affirment clairement que « notre fédéralisme institutionnel, établi, démocratique et participatif » ne peut faire face à une situation « qui joint la pandémie et le pandémonium » (au titre de « capitale de l’enfer : corruption et désordre). La situation analysée par les chercheurs indique la difficulté à gérer une situation nécessitant des mesures rapides dans une situation d’urgence. Dans le même temps, ceux qui pourraient les diriger créent la confusion et provoquent des dissensions lorsque les gouverneurs et les scientifiques assument (même localement) le protagonisme de l’action. Le président, de manière autoritaire, tente de mettre en œuvre des mesures n’ayant aucun soutien ni parmi les gouverneurs ni dans la communauté scientifique brésilienne (comme l’utilisation de la chloroquine pour le traitement précoce du covid). Bolsonaro, remet très régulièrement en question le fonctionnement et le statut scientifique des vaccins, affirmant qu’ils n’ont toujours pas de preuve scientifique, malgré le consensus des responsables de la santé selon lequel ils sont le seul moyen de lutter contre le virus.
Assis Malfort en arrive même à parler d’un « vide fédérateur » causé, avant tout, par l’inaction du gouvernement fédéral pour coordonner efficacement les entités fédérées. Et le niveau fédéral le fait, selon Malfort, sans assumer ses fonctions :
« Le gouvernement fédéral a reculé dans ses prérogatives et dans ses possibilités d’éditer des normes, de divulguer des informations, de mettre en place des financements et des stratégies pour la lutte contre la pandémie, de réaliser des appuis techniques aux États et aux municipalités et, aussi, de coordonner des achats collectifs de composants et d’exercer l’une des principales fonctions qui lui sont données par la Constitution et les lois organiques de la santé qui est de fomenter le Complexe Industriel de la Santé » .

Et c’est dans ce « vide fédérateur » que certains gouvernants s’organisent pour penser collectivement la crise sanitaire et programmer des actions communes pour y faire face. La plus grande de ces expériences a été développée par le « Consortium du Nordeste » (Consórcio Interadual de Desenvolvimento Sustentável do Nordeste) : il se présente comme une « institution interfédérale » légale, composée des neuf États du Nordeste brésilien, visant, entre autres, à améliorer l’acquisition de biens et de services (diminution du prix des produits par achats en plus grandes quantités) et partage des informations et des décisions politiques pour l’ensemble de la région.
Une micro-fédération au sein de la Fédération ? Certainement pas, mais pour le moins une tentative d’une plus grande autonomie décisionnelle et d’un pouvoir accru de négociation avec le pouvoir central. Le Consortium a mené quelques actions emblématiques d’une tentative d’action collective coordonnée.
L’une d’entre elles a été la création d’un comité scientifique de lutte contre le coronavirus dans le consortium du Nordeste (C4NE). Ce comité est formé de médecins et de scientifiques du Nordeste (et d’autres régions du Brésil et du monde), dans le but de guider et d’organiser l’action des États et des municipalités du Nordeste face à la pandémie. À plusieurs reprises, le Comité a communiqué aux médias des données quotidiennes sur les nouvelles infections et les nouveaux décès par covid-19, à des moments où le gouvernement Bolsonaro tentait de boycotter l’information (il suffit de rappeler que le président a récemment affirmé que « la moitié des décès par coronavirus n’ont pas eu lieu », qu’ils feraient partie d’un complot visant à créer la panique dans la population...).
L’action la plus importante du Consortium du Nordeste a sans doute été l’achat du vaccin russe Sputinic V, dans le but de répondre à la demande de vaccination de la population. L’achat a été bloqué à plusieurs reprises par Anvisa (un organisme gouvernemental, équivalent de l’agence française ANSM) sous prétexte que le vaccin russe ne présentait pas les garanties nécessaires (les gouverneurs du Nordeste affirment que la position idéologique du président Bolsonaro, désignant la Russie comme un pays communiste, a été déterminante dans l’interdiction d’acquisition du vaccin). Les gouverneurs du Nordeste ont dû une fois de plus faire appel à la Cour suprême, en demandant l’accélération des réévaluations du vaccin par Anvisa.
Un facteur d’inversion de dynamique attendue par le fédéralisme brésilien, telle qu’imaginée par les législateurs ayant rédigé la Magna Carta du Brésil, s’est produite lors des procédures d’achat et d’approbation du vaccin russe : les gouverneurs du Nordeste ont acquis 37 millions de doses de Sputinik V et ont annoncé qu’ils en feraient don à la Fédération pour qu’elle les redistribue dans tout le pays. Le feuilleton n’est pas terminé, mais finalement l’utilisation du vaccin a été autorisée par Anvisa et les vaccins commencent à arriver. Le gouverneur de Bahia (État membre du Consortium) affirme que le vaccin peut être utilisé dans tout le Brésil et que nous ne pouvons pas « entrer dans la logique du chacun pour soi ».
Le Brésil a vécu près de soixante-dix ans, après son indépendance politique, sous un régime d’État unitaire et de forte centralisation politique administrative, coexistant simultanément avec des diversités régionales se dessinant progressivement. Cette diversité régionale persiste et trouve dans le régime fédéraliste son adéquation institutionnelle, mais nécessite toujours le pouvoir central comme agent de coordination en raison des disparités régionales et sociales. À partir des faits présentés ci-dessus, nous pouvons conclure, sans l’ombre d’un doute, qu’en ce moment de crise, le régime fédéral a assuré l’autorité de ceux qui sont en désaccord avec les orientations politiques et sanitaires du président Bolsonaro. Il a permis aux gestionnaires des États et des municipalités de suivre les directives recommandées par les experts. Pour cela, le rôle actif de la Cour suprême fédérale (STF) dans l’interprétation des compétences réservées aux entités fédérées sans exclure la nécessité d’une coordination centrale par l’exécutif de la Fédération a été fondamental. Si, dans le passé, le Brésil a connu des poussées de concentration des pouvoirs avec un affaiblissement de la fédération, actuellement, nous devons en grande partie nous féliciter de son existence et surtout du fait qu’elle a trouvé un soutien dans une partie importante de la société pour les actions nécessaires dans les États.
Pour conclure, certaines questions restent cependant sans réponse : la crise n’aurait-elle pas été mieux gérée par un pouvoir central sans la polyphonie bruyante de nombreux gestionnaires ? À l’inverse, nous pouvons nous demander : combien de morts supplémentaires aurions-nous à déplorer si nous étions entièrement entre les mains du président Bolsonaro, sans les contrepoids et les équilibres que les États et les municipalités ont cherché à fournir ?