L’héritage de Todorov : Le débat sur l’affrontement des civilisations, le nouveau désordre mondial et l’Europe

, par Giampiero Bordino

Tsvetan Todorov : Le Nouveau Désordre mondial

Le décès de Tsvetan Todorov, à la fois laisse un grand vide et nous lègue un héritage important. L’écrivain et philosophe bulgare naturalisé français est mort en février 2017, peu de temps après deux autres intellectuels de renom – cela constitue, certes, une coïncidence, mais également un signe des temps – nés dans les pays d’Europe de l’Est aux temps du communisme : Zygmunt Bauman, sociologue né en Pologne et émigré par la suite en Grande Bretagne, et Predrag Matvejevic, qui vit le jour à Mostar, en Bosnie Herzégovine, d’un père russe et d’une mère croate, et qui vécut longtemps en Italie, fabuleux « chantre de la méditerranée » comme lieu de dialogue et de culture.

Todorov, comme Bauman et Matvejevic, était l’incarnation, le témoin vivant d’une Europe accessible et désirable. L’Europe des identités plurielles, des citoyens aux multiples appartenances, l’Europe du dialogue entre cultures, l’Europe de la rencontre entre les peuples et les États, capable de penser et de réaliser « l’unité dans la diversité » telle que l’énonce la devise de l’Union européenne.

En des temps comme ceux d’aujourd’hui, marqués, en Europe et ailleurs, par la réémergence, dans un contexte de mondialisation, de mouvements nationalistes et xénophobes inspirés par des formes pathologiques d’hypertrophie identitaire, leur héritage humain et culturel est décisif pour notre présent et notre avenir. Todorov, en particulier, a élaboré au cours du temps, des réflexions fondamentales sur le caractère « relationnel » et « construit » de l’identité, à partir d’une œuvre des années 1980 sur le thème de la conquête de l’Amérique par les Européens (La conquête de l’Amérique. La question de l’autre, Paris, Robert Laffont, 1982), un événement qui, comme on peut s’en apercevoir, a occupé dans la culture occidentale une grande valeur symbolique. Comme chacun peut en faire l’expérience, la perception que nous avons de notre propre identité passe à travers la perception qu’en ont les autres et le regard qu’ils jettent sur nous. Par la force des choses, nous ne nous connaissons qu’en raison des relations et des conflits que nous entretenons. Seules la distance et la différence rendent possible la connaissance de soi-même et du monde qui nous entoure. Le sujet de la diversité, la réflexion sur le rapport entre « nous » et « autrui » irriguent la vie et l’œuvre intellectuelle de Todorov. « Nous et les autres » est d’ailleurs le titre d’un ouvrage publié en 1989 (Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Editions du seuil, Paris), dans lequel la nation et le nationalisme sont l’objet d’une analyse spécifique. La nation, selon Todorov et la culture d’inspiration fédéraliste, est une construction, « ce n’est pas un groupe qui a vu le jour spontanément », et surtout, contrairement à la famille, « ce n’est ni une vraie école de solidarité…ni une simple transition vers le respect de l’ensemble des êtres humains de tous horizons. Voilà pourquoi le passé est abreuvé d’exemples où la dévotion familiale souffre la tolérance de l’étranger, quand le nationalisme, jamais ne satisfait aucune aspiration à l’universel ». En substance, la nation et l’humanité, l’universel sous la plume de Todorov, forment entre eux un oxymore inconciliable. La culture fédéraliste, en ces cas, offre au contraire une autre vision via les possibilités de gouvernement à différents niveaux dans lesquels la nation et le monde ne sont que des degrés distincts, liés entre eux par un système politique identique. Dans ce scénario, l’appartenance nationale n’est plus exclusive et peut se marier avec cet universel, à l’instar des différents niveaux de citoyenneté.

Barbares et gens éclairés, à nouveau, nous et les autres, une autre contradiction fondamentale observée et disséquée par Todorov. Nous sommes, dans cette approche ethnocentrique qui prévaut souvent dans l’Histoire humaine et dont le nationalisme de l’ère moderne est l’expression la plus aboutie, ceux que la fortune a fait naître en cette partie du fleuve, sujets aux mœurs évoluées ; les autres, ceux qui sont nés, non moins par hasard, sur l’autre rive, sont les sauvages, pour paraphraser une maxime célèbre de Pascal.

Mais en vérité, qui sont les barbares ? s’interroge Todorov, reprenant l’ancien dicton de Montaigne : « les barbares – remarque-t-il, sont ceux qui nient la pleine humanité de leurs semblables. Cela ne signifie pas qu’ils ignorent leur propre nature humaine, ni qu’ils l’oublient, mais qu’ils se comportent comme si les autres n’étaient pas humains, où ne l’étaient que partiellement ». Comment donc ôter la barbarie de ce monde ? Uniquement en reconnaissant réciproquement une humanité commune passant outre l’affrontement des civilisations qui menace le monde. Il est évident aux yeux de tous qu’il reste, aujourd’hui encore, un long chemin à parcourir dans cette direction. Todorov relève, dans un essai publié en France en 2008 à propos de la crise démocratique européenne (La peur des barbares. Au-delà du choc des civilisations, Paris, Robert Laffont), qu’au-delà des désaccords politiques et culturels typiques du vingtième siècle, entre l’Est et l’Ouest, le Nord et le Sud, une grande fissure se dessine désormais en cette époque de mondialisation hors de contrôle, entre les régions dominées par la peur et celles où la rancune et le ressentiment règnent en maîtres. Ces passions collectives, toujours plus nourries et légitimés par des dirigeants opportunistes et, de fait, criminels, destinent des Hommes à nier l’humanité de leur prochain. « Nos démons – note l’écrivain – nous incitent à ressembler à l’ennemis pour mieux l’abattre. Mais terroriser un terroriste veut dire aussi lui être semblable ». Todorov écrit également un propos similaire, suivant une ligne de pensée qui va de Montesquieu à Camus : « un dessein noble ne justifie jamais un moyen ignoble… les méthodes ainsi mises à profit peuvent annuler la résolution entreprise ». Il convient de le préciser, sur les traces de ce même Todorov, nous sommes, aujourd’hui, moins en face d’un « conflit entre civilisations » qu’au cœur d’une mésentente au sein même de « ces civilisations ». Pensons simplement aux blessures profondes engendrées par les discordes qui secouent le monde musulman (nous omettons trop souvent que les premières victimes des terroristes islamistes sont musulmanes), ou à la fracture sociale et culturelle qui marque en leur for intérieur les sociétés occidentales. Craintes et amertume se retrouvent dans toutes les sociétés, sans pour autant se situer aux frontières entre les États et les peuples.

Todorov situe le nouveau désordre mondial, ainsi qu’il l’affirme dans un livre publié en 2003 (Le nouveau désordre mondial. Réflexions d’un Européen, Robert Laffont, Paris), dans la période qui fait suite aux attentats terroristes de septembre 2001, au cours de laquelle la scène internationale présenta des conflits, autant entre civilisations qu’à l’intérieur de celles-ci, ainsi que nous l’avons évoqué précédemment. L’Occident en général, et l’Europe en particulier ont un nouvel ennemi interne, les « néocons » (néo-fondamentalistes) américains, partisans de la « guerre préventive » à l’image de celle qui a failli en Irak et de la stratégie, elle aussi vouée à l’échec, de l’expansion de la démocratie par les armes. Todorov oppose au modèle Outre-Atlantique fondé sur la puissance militaire, celui d’une puissance démocratique représentée par l’Europe qui se caractérise par une capacité à limiter son propre pouvoir grâce au droit et à l’habitude de la coopération et des accords internationaux. Cela ne signifie pas, aux dires de l’écrivain, que l’Union européenne ne doive pas se doter d’une force militaire commune, c’est même une nécessité, mais que cette dernière doit avoir une fin bien délimitée : défendre le territoire de l’Union, empêcher d’éventuelles guerres en Europe, jouir d’une capacité de dissuasion, être en mesure d’intervenir sur des théâtres extérieurs à l’Europe, pour empêcher un génocide en cours ou si des gouvernements en expriment le besoin.

La crise de la démocratie participative, en Europe et ailleurs, escorte ce nouveau désordre mondial. L’écrivain, qui, dans sa « Lecture d’Altiero Spinelli » en mai 2005 au centre d’études sur le fédéralisme de Turin, parle deux jours seulement avant le rejet du projet de constitution européenne par un référendum tenu en France (interprété comme une victoire du populisme et une grogne contre la démocratie), identifie trois facteurs essentiels qui expliquent la crise de ce modèle, tous susceptibles de concerner quelques individus au même titre que la collectivité dans son ensemble : la domination par des démagogues soutenue par de nouveaux moyens de communication de masse ; le pouvoir économique et financier d’une économie mondiale qui échappe désormais à tout contrôle politique des États ; et enfin le terrorisme qui a soustrait aux États leurs ressources fondamentales, le « monopole de la force légitime » pour reprendre les termes de Max Weber.
Todorov affirme que cette situation rend nécessaire le « renforcement des institutions publiques, des États comme des groupes d’États », sans omettre de préciser que « ce qu’il faut limiter, ce n’est pas la liberté des particuliers, mais leur pouvoir ». En substance, l’auteur reconnaît l’importance décisive de la dimension institutionnelle, juridique, et statutaire dans la vie des hommes, une vision qui correspond étroitement à la culture fédéraliste, à laquelle Todorov n’appartenait pas vraiment. « L’absence d’une quelconque forme d’État est pire qu’un mauvais État » : dans cette actualité faîte d’États faillis (songeons aux Moyen-Orient et aux catastrophes qui s’y déroulent), ce jugement montre toute sa pertinence. L’Europe, pour finir ; Todorov s’explique, au cours d’une interview, sur ce thème : « le sens de la citoyenneté européenne demeure très fort en moi, je déambule, fier de la tradition de ce continent et je suis fier d’être ressortissant de cette entité qui fait du pluralisme et de la complexité ses caractéristiques les plus remarquables… L’Europe traîne également, cela va de soi, de nombreuses pages sombres et douloureuses, mais je reste convaincu qu’il est possible de se projeter en un modèle positif à partir de son histoire, et en ce modèle, je m’identifie en tant que personne ». Todorov reconnaissait, on l’a vu, l’importance des institutions communes, de la souveraineté statutaire partagée par tous les Européens. Ce ne fut pourtant pas le sommet de son œuvre intellectuelle, laquelle se centrait pour l’essentiel aux aspects anthropologiques et culturels du processus de construction de l’unité de l’Europe, en raison de sa formation de sémiologue et de philosophe de la communication. Il observe que la culture doit devenir « le troisième pilier de la construction de l’européenne avec l’économie et les institutions politiques et juridiques. Nous gardons l’espoir d’un supplément d’âme, une dimension spirituelle et affective, absent autre part ». Et encore, une idée politique accroît son efficacité uniquement si elle est portée, non seulement par des intérêts communs, mais aussi par des passions partagées ». Ce sont justement ces passions, qui aujourd’hui, en ces temps difficiles, devraient être retrouvées pour essayer de construire un nouveau récit « chaleureux » sur l’Europe, qui ne saurait se limiter au marché ou à la monnaie. L’héritage de Todorov, mais également ceux de Bauman et de Matvejevic à qui il fut fait allusion au début de cet article, peuvent, dans une certaine mesure nous aider à le raconter.

P.-S.

Giampiero Bordino
Professeur d’histoire contemporaine et analyste politique – Président du Centre Einstein d’études internationales de Turin

Article publié initialement en anglais par The Federalist Debate – Turin

Traduit de l’italien par Alexandre Marin – Paris