Monnet, la « culture » et l’Europe

, par Yves Granger

Les militants échangent également leurs idées sur les réseaux sociaux. Cet article est issu de cet échange.

Alexandre Marin écrit :

« La phrase attribuée à Jean Monnet "si l’Europe était à
refaire, je commencerais par la culture" [...] est si
absurde... la culture européenne a-t-elle empêché des
siècles de guerre en Europe ? Non, ce qui a permis la
paix, ce sont les normes. »

Quelques réflexions :

« Si l’Europe était à refaire, je commencerais par la
culture ».

C’est rhétorique, on ne peut pas recommencer, mais si on
prend cette phrase au sérieux (si on prenait Monnet au sérieux
 ?), elle dit qu’il nous manque aujourd’hui une fluidité entre les
cultures et une communication à égalité entre elles, au lieu des
débats tranchés entre positions distinctes (voire
contradictoires) et souvent inconscientes.

Qui ça, Monnet ?

Monnet, dans ses mémoires, raconte le choc, pendant la
guerre, aux États-Unis, quand il voit la machine de guerre
américaine se mettre en route : il est frappé et admiratif devant
la capacité de mobilisation, de coopération, la fixation des
objectifs, les méthodes de travail, la façon de communiquer ;
c’est un véritable choc culturel pour lui, il a d’ailleurs emmené
un certain nombre de ces expériences avec lui dans la
fondation de l’Europe, dans les méthodes, dans les principes,
c’est un apport éminemment culturel à ce moment-là (ça lui a
été reproché ici ou là) ; quand il dit « culture », ici, il ne dit pas
« Kant »...

Quoi, la culture ?

« La culture européenne a-t-elle empêché des siècles de guerre
en Europe ? »

C’est tentant de ricaner ? Dante, Montaigne, Kant sont
contemporains d’horreurs, donc « la culture »... ?

Quelle conception étroite de la culture ! Le quotidien, la
politesse, les manières de table, la façon de communiquer,
l’espace et le temps, l’humour, aussi...

On m’a un jour demandé ce que je sauverais si je devais choisir
entre un Velasquez et un rouet à filer la laine et j’ai répondu
sans hésiter « le rouet », qui est pour moi une expression du
travail humain, des rapports sociaux, de la dextérité de
l’artisan, de la vraie vie des gens, du quotidien... la culture,
c’est Velasquez ?

Et quand bien même, la « culture » n’a pas vocation à
gouverner, point.

« Ce qui marche, c’est les normes » ? Et les normes sont
(devinez quoi) culturelles : elles traduisent des valeurs, elles
sont négociées et formalisées dans des critères qui viennent
des habitudes de pensées des parties en présence : c’est quoi
un contrat ? La confiance ? Donner sa parole ? ...
Sans parler des crispations indiscutables (un petit débat
franco-allemand sur le nucléaire, quelqu’un ?).

Les cultures et l’Europe...

L’Europe et les cultures : on se souvient de Merkel et Sarkozy
au moment de la crise de 2008, tout le monde avait
l’impression que Merkel prenait le pouvoir, dominait la
conversation : vue de moi, Merkel se comportait comme « une
Allemande », monochrone, c’est-à-dire : on fait une chose
après l’autre, on commence, on termine, on voit ce que ça
donne ; Sarkozy, lui, est « Français », polychrone : on
commence plusieurs choses à la fois, on voit les relations entre
ces différentes choses et on finit par voir ce que ça donne...
c’est une autre culture, ça marche aussi.

La réalité politique ici a été définie par des réalités culturelles,
c’est-à-dire des réflexes de comportement et de jugement qui
sont définis par les contextes nationaux ou régionaux, et qui
sont (pour moi : incroyablement) encore apparemment
inconscients et inconnus...

À chaque fois que j’entends des Français parler de l’Allemagne
et des Allemands, j’ai les orteils qui se
recroquevillent dans mes chaussures : ignorance et
stéréotypes... les Allemands en ont autant à notre
service...

Conclusion

« Je commencerais par la culture » ? On ne peut pas
recommencer, mais aujourd’hui, pour refonder (encore)
l’Europe, j’investirais massivement dans des rencontres
interculturelles, des chantiers thématiques qui développent et
diffusent l’expérience concrète des interactions (inter-
culturelles, et une culture de la fluidité culturelle en Europe (et
ailleurs).

Mon expérience, constante, d’avoir animé de nombreux
séminaires, ici ou ailleurs, réunissant des gens de cultures
différentes, c’est que si on se fréquente, si on peut parler de
qui on est, c’est possible de gérer la coopération et les tensions,
et ça marche (et ça inclut aussi de manger ensemble).

Et on peut parler de Kant et de Montaigne et de Velasquez, si
on veut...