Éditorial de L’EUROPE FEDERALISTE (1944)

L’EUROPE FEDERALISTE
« De la Résistance à l’unité européenne »

N° 1 – Septembre-octobre 1944

1919

Voilà plus de deux ans que des mains mystérieuses tracent sur les murs des villes occupées ce chiffre fatal : « 1918 », prophétisant ainsi la défaite nazie. En effet, nous sommes à la veille d’un nouveau 1918, et les nazis eux-mêmes ne le nient plus, allant même jusqu’à se déclarer eux-mêmes victimes à leur tour du « coup de poignard dans le dos » ! Les « traîtres », cette fois-ci, ne sont plus issus des partis du centre catholique et de gauche, comme en novembre 1918, mais des généraux de la Wermarcht eux-mêmes. Et ces généraux, dès qu’ils sont faits prisonniers par les Russes, expliquent que c’est Hitler et les dilettantes du parti qui ont tout compromis ; ils essaient ainsi de rendre au peuple allemand la confiance en ses chefs militaires traditionnels, rejetant selon leur habitude toute responsabilité personnelle.

La défaite allemande est évidente et toute proche. L’histoire s’est répétée. Par le combat, par la souffrance, par le sang de millions d’hommes, il a été prouvé que l’Europe ne saurait tolérer l’entreprise d’hégémonie d’une « race de maîtres ».

Mais si l’histoire se répète, sa répétition n’est jamais tout à fait la même, et c’est heureux : sinon, au fatidique 1918 devrait inévitablement succéder un nouveau 1919 : une paix gâchée, dès la victoire, par l’anarchie d’une Europe balkanisée en une vingtaine d’autarcies. Et dans une Europe comme celle-là, morcelée ou divisée en « sphères d’influence », incapable d’une action durable, inconsciente du but à atteindre en commun, rien ne pourrait empêcher par la suite le redressement du militarisme, la résurrection de la menace totalitaire. Nous risquerions alors d’assister une fois de plus à une « démocratisation », aussi éphémère que la précédente, car la démocratie moderne ne peut plus vivre sur un continent cloisonné, entre des nationalismes étroits et des bureaucraties tracassières, sans s’effondrer dans le chaos des crises économiques et politiques.

Non, il ne faut pas que 1919 se répète, et pour l’éviter, il est nécessaire que la paix ne détruise pas les liens de solidarité que la lutte a créés. Il faut que les hommes libres d’Europe sachent entendre l’appel que leur a adressé d’Alger Henri Frenay, au nom du groupe « Combat » ; il ne faut pas que la grande fraternité des hommes libres, qui s’est révélée au sein des Mouvements de la Résistance et dans les nombreux accords que ceux-ci sont arrivés à sceller par dessus les frontières, soit maintenue et forme les premiers cadres d’une Europe libre. Il faut avoir la ferme volonté de ne plus retomber dans l’ornière d’une paix provisoire, inspirée de conceptions purement stratégiques et diplomatiques, et qui ne résoudraient en rien les problèmes vitaux. C’est pourquoi, au même moment, dans plusieurs pays, notamment au sein de la Résistance française et italienne et aussi en Angleterre, un courant « fédéralisme européen » a pris naissance.

Lors de l’entreprise de pillage et de destruction engagée par le troisième Reich contre l’Union soviétique, les nazis et leurs complices de tous les pays nous ont rebattu les oreilles par les cris de : « Communauté européenne », « L’Europe ou la mort ». Or, leur entreprise a échoué et leurs phrases se sont retournées contre eux, parce que la communauté de l’Europe s’est faite à leur détriment. Dans cette alternative « L’Europe ou la mort », il n’est que trop évident que la mort, c’est eux, et que l’Europe, c’est nous.

Les camarades de divers pays qui se groupent autour de notre revue « L’Europe fédéraliste » se proposent d’étudier et d’approfondir les problèmes que cette véritable communauté du destin européen a soulevés : problèmes de l’Allemagne, problèmes des rapports avec les grandes nations alliées, problèmes de la structure, du droit, du pouvoir, de l’économie. Notre revue constitue en même temps un centre de ralliement pour tous ceux qui, par leurs expériences et leurs réflexions, sont arrivés aux conclusions suivantes : le nazisme et la guerre n’ont pu naître que dans l’anarchie européenne ; la liberté ne peut durer que dans un ordre européen, dans une Europe démocratique et fédérée.
Les Européens de toutes les nations, de tous les partis, qui ont combattu pour la liberté, se doivent de créer cette Europe. Car, sans une démocratie européenne, il n’est plus de démocratie nationale possible. L’Union de l’Europe ou la faillite de la paix, telle est l’inéluctable alternative.

Henri Frenay de Combat à l’Union européenne des fédéralistes

Henri Frenay, fondateur du mouvement de résistance Combat, membre du Comité français de libération nationale à Alger de novembre 1943 à 1945 et ancien ministre de de Gaulle dans les gouvernements provisoires de la Libération, est décédé à Porto Vecchio le 6 août 1988 à l’âge de 83 ans. Après Eugen Kogon et Altiero Spinelli, c’est l’un des principaux fédéralistes européens de la Résistance qui disparaît.

La presse française lui a rendu hommage tout en restant très « pudique » sur son engagement fédéraliste européen toujours présent, des premières années de la Résistance jusqu’à la bataille pour la Communauté européenne de défense et la création parallèle d’une Communauté politique européenne démocratique et supranationale.
Nous ne reviendrons pas ici sur son action au Mouvement socialiste pour les Etats-Unis d’Europe puis à la tête de l’UEF qu’il anima dans les dix années qui suivront immédiatement la guerre. Même s’il prit par la suite du recul par rapport à l’action militante au jour le jour, il resta cependant fidèle à ses convictions comme en témoigna en 1984 son soutien au Projet de Traité instituant l’Union européenne adopté par le Parlement européen sous l’impulsion d’Altiero Spinelli.

Nous voudrions seulement rappeler quelques prises de position qui ont émaillé son action et ce dès l’entre deux guerres.

Né à Lyon, le 19 novembre 1905, dans une famille de militaires conservatrice, il fait ses études à Saint Cyr puis à l’Ecole de guerre dont il sort capitaine en 1934. Il suit à Strasbourg les cours du Centre d’études germaniques où il perçoit le caractère monstrueux du national-socialisme et de la guerre qui approche.

Il donnera en 1938 des conférences sur ce thème pour les officiers à Toulouse : « Un homme ou un peuple est très fort quant il entre en lice, armé d’un mythe, or, le antional-socialisme a fait découvrir au peuple allemand un ensemble de mythes : le mythe de la race, le mythe du soldat politique, le mythe du socialisme allemand, qui éveillent tous des échos profonds dans l’âme populaire… » et, en 1939, il concluait ainsi « L’Allemagne est passionnément dévouée au Führer et au Parti. La mission du Reich, la guerre, lui apparaîtra comme une croisade nécessaire pour extirper l’hérésie et faire triompher la Vérité éternelle. Les hérétiques, ce sont les démocrates, les rationalistes, les humanistes, les libéraux… Aussi la guerre que nous seront peut être appelés à subir sera la guerre des idées dont les bombes seront les premiers arguments » .

Fait prisonnier en juin 1940, il s’évade le même mois et commence de suite à jeter les bases du « Mouvement de libération nationale » et à publier des bulletins d’information clandestins qui deviendront à partir de décembre 1941 le journal Combat qui tirera dans la clandestinité à plus de 100.000 exemplaires.

Frenay est déjà profondément européen et sa résistance ne sera jamais nationaliste ni anti-allemande.

Dès 1942, la nécessité des Etats-Unis d’Europe est affirmée avec force dans la manifeste de Combat dont il est l’un des trois fondateurs : « La Révolution que nous portons en nous est l’aube d’une civilisation nouvelle. C’est le sens de la guerre civile mondiale. L’histoire nous apprend l’élargissement constant des frontières. Les Etats-Unis d’Europe, une étape dans la voie de l’unité du Monde, seront bientôt une réalité vivante pour laquelle nous nous battons. A la place d’une Europe qui, sous le joug d’une Allemagne grisée par sa puissance, n’est pas unie mais asservie, nous construirons ensemble avec les autres peuples une Europe unie sur une base juridique dans la liberté, l’égalité et la fraternité » . A la même époque, lors d’un bref séjour à Londres, il se démarque de de Gaulle : « Je dois vous dire que je suis mécontent et scandalisé de l’esprit de nationalisme étroit que je vois chez un grand nombre de vos collaborateurs et dans votre entourage. Je tiens à vous dire, moi, responsable d’un mouvement de Résistance français que ce que nous combattons dans la Résistance française, ce ne sont pas les Allemands mais les Hitlériens, ce que nous combattons c’est une tentative d’unification de l’Europe par la violence au service du régime totalitaire, mais c’est en vue, après la libération, de travailler ensemble à la construction d’une Europe libre et démocratique, avec ceux là même que nous combattons aujourd’hui » . En mars 1944, à Alger, il développe à nouveau ses thèses devant le premier congrès non clandestin de Combat, et lance un appel à tous les résistants européens tout en envisageant quelle devra être la place de l’Allemagne vaincue dans l’Europe de l’après-guerre. Combat écrit dans son numéro du même mois : « Aujourd’hui, les souffrances cruelles du peuple allemand nous paraissent être la seule chance d’imprimer dans la chair de cette nation tragique l’horreur de la guerre ; mais demain nous ne désirons pas que l’on fasse de la vie de chaque Allemand un calvaire. Le Nazisme est la dernière incarnation de la folie de la grandeur germanique, utilisé par le capitalisme agonisant et discipliné par le militarisme prussien. Pour rendre l’Allemagne ‘viable’, il ne suffira pas de châtier tous les criminels de guerre, ni de changer de régime. Il faudra, tout en donnant à l’Allemagne les moyens de vivre sans déchoir, la mettre politiquement et culturellement en tutelle pendant un certain nombre d’années. Comment faire passer cette tutelle ? Par l’abandon par toutes les nations européennes, au profit de la Fédération européenne, d’une part de leur souveraineté nationale… Nous n’oublions pas que la Résistance allemande a été la première à se dresser, la première à être martyrisée. Nous n’oublions pas Dachau et tant de militants socialistes, catholiques et communistes disparus sans traces » .

Il est en outre intéressant de savoir qu’à la même époque les responsables nazis les plus élevés en grade et Hitler lui-même étaient parfaitement informés des positions européistes de Frenay par un rapport du 27 mai 1943 : « Die Armée secrète in Frankreich » adressé à Von Ribbentrop, ministre des affaires étrangères du Reich, dans lequel l’on peut lire : « La prise de position de Frenay vis-à-vis de l’Allemagne peut s’exprimer ainsi : Il ne serait pas sage de faire porter, comme en 1918, au peuple allemand pendant une longue période le fardeau de la défaite, ce qui serait le germe de nouveaux drames et pourrait contraindre le peuple allemand à se révolter. Le morcellement de l’Allemagne doit être écarté et l’unité allemande maintenue doit être intégrée dans l’unité de l’Europe. L’unité économique du monde a nécessairement comme conséquence l’unité politique. L’abolition des frontières politiques et la disparition des conditions économiques qui interdisent un niveau de vie suffisant suffiront à écarter les causes les plus profondes de la guerre. Ainsi, il ne resterait plus qu’à se protéger contre un réveil du nationalisme particulièrement en Allemagne. Par la socialisation de l’industrie lourde et la création d’armées internationales le recours à la force devrait être dans l’avenir rendu impossible » .
Il faut enfin rappeler que Henri Frenay ne fut pas le seul résistant au nazi-fascisme à se prononcer pour la Fédération européenne. Tout au contraire ce fut le cas de la quasi totalité de la Résistance non communiste, non seulement en France mais aussi dans toute l’Europe, comme Walter Lipgens l’a mis en évidence dans son ouvrage Europa Föderationsplane der Widerstandsbewerungen – 1940-1945 .
Que l’on nous permette d’en prendre un dernier exemple dans le texte du projet de programme de la région lyonnaise du Mouvement de libération nationale : « …considérant qu(‘il est impossible de reconstruire une Europe prospère, démocratique et pacifique sous la forme d’un assemblage d’Etats souverains, séparés par leurs frontières politiques et douanières, considérant qu’une Société des Nations, conçue comme une Ligue d’Etats souverains ne peut être qu’un leurre, nous entendons lutter pour la création d’une Fédération européenne, démocratique, ouverte à tous les peuples européens, y compris l’Angleterre et l’URSS… Seule une Fédération peut assurer aux peuples d’Europe la paix, la prospérité et permettre un puissant essort dans la voie du progrès économique et de la démocratie véritable. Seule une telle Fédération peut, par son exemple même, entraîner tous les peuples de la terre vers une organisation fédérale du monde » .
Alors que la crise de l’Etat sévit toujours en Europe et que le déficit démocratique de l’Union européenne la rend de plus en plus inopérante et ingouvernable ; alors que les gouvernements continuent de tergiverser, Sommet européen après Sommet européen, plus de 50 ans après la fin de la Deuxième Guerre mondiale et que le Parlement européen se bat toujours pour la reconnaissance de son pouvoir constituant ; alors enfin que le Front National, le Mouvement National Républicain et leurs idéologies fascisantes coulent encore de beaux jours, cet hommage à Henri Frenay, aura été l’occasion d’un retour aux sources du fédéralisme, européen et mondial, dans la Résistance européenne et plus particulièrement à Lyon.