La France et l’Europe

, par Robert Toulemon

La France et l’Europe entretiennent depuis le début de cette
grande entreprise historique qu’a été et que demeure la
construction européenne des rapports ambigus. Ce sont deux
Français, Jean Monnet et Robert Schuman qui ont été à
l’origine du processus, mais c’est aussi la France qui, à de
nombreuses reprises, et pas seulement au temps du général
de Gaulle, a refusé des progrès qui alors étaient possibles et
ne le sont plus ou plus difficilement aujourd’hui.

La plupart des Français souhaitent une Europe-puissance qui
serait une plus grande France. N’ayant aucune expérience du
fédéralisme, ils souhaitent et redoutent à la fois un Etat
européen centralisé. Cette schizophrénie a conduit la
diplomatie française à une contradiction qui consiste à
souhaiter une Europe forte et à lui refuser les instruments
institutionnels et budgétaires sans lesquels elle ne peut que
demeurer faible.

Appartenant au courant fédéraliste, je suis de ceux qui n’ont
cessé de dénoncer cette contradiction, qui remonte à la
IVème République mais qui a été accentuée par le général de
Gaulle. J’en montrerai les conséquences à travers quelques
épisodes d’une histoire qui a commencé au milieu du siècle
dernier. J’en viendrai ensuite à la crise actuelle ouverte par le
referendum du 29 mai 2005.

Une succession de progrès et de crises

Cette construction européenne, qui est de loin l’aventure
historique la plus exceptionnelle de l’histoire des nations,
peut s’analyser comme une succession de progrès et de crises
auxquelles la France a toujours pris une grande part.
Initiatrice de progrès mais aussi responsable de difficultés
dont l’Europe a toujours fini par triompher. Je retiendrai six
épisodes de progrès suivis d’une crise.

Le premier épisode (1950-1954) est celui qui va de l’appel
lancé par Schuman le 9 mai 1950 au rejet de la CED
par
l’Assemblée nationale le 30 août 1954. La proposition
inspirée par Jean Monnet de placer les industries du charbon
et de l’acier sous une Haute autorité supranationale a marqué
le point de départ de la réconciliation franco-allemande et de
l’Europe communautaire après les déceptions du congrès de
la Haye de 1948. Adenauer, qui attendait ce geste de
réconciliation, et le Belge Spaak, déçu par l’impuissance du
Conseil de l’Europe dont il présidait l’assemblée, se rallient
aussitôt.

Lorsque la défense de l’Europe conduit les Etats-Unis à
exiger la participation de soldats allemands, le Président du
Conseil René Pleven, lui aussi inspiré par Monnet, croit
trouver la solution dans la création d’une armée européenne
intégrée (Communauté européenne de défense). Adenauer y
voit une garantie contre le risque de renaissance du
militarisme allemand. Mais en France se forme une coalition
des extrêmes qui va des communistes aux gaullistes et
partage en deux socialistes et radicaux. Le traité de CED est
écarté sans débat le 30 août 1954. Le Président du Conseil
Pierre Mendès France n’a pas soutenu la ratification. Ainsi la
France rejette un projet dont elle avait pris l’initiative. La
conséquence sera l’inverse de ce que souhaitaient les
adversaires de la CED. Le réarmement allemand se fera dans
le cadre de l’OTAN.

Deuxième épisode sur lequel je m’étendrai davantage : de
la relance de Messine à la crise de la chaise vide et au
compromis de Luxembourg (1955-1966).
Jean Monnet,
après l’échec de la CED crée un Comité pour les Etats-Unis
d’Europe, terme repris récemment par le Premier ministre
belge Guy Verhofstadt. Réunis en juin 1955 à Messine, les
ministres des Six décident une relance de l’Europe sur le
terrain moins passionnel de l’économie et de l’énergie
nucléaire. Après des négociations ardues dont le succès doit
beaucoup à Spaak, deux traités sont signés à Rome, il y a
cinquante ans le 27 mars 1957 : Marché commun et
Euratom.

De Gaulle, depuis Colombey, a combattu ces accords, il est
vrai avec moins de virulence. Revenu au pouvoir six mois
après leur entrée en vigueur, il décide de les appliquer. Les
experts qu’il a consultés l’ont convaincu de l’utilité du
marché commun pour la modernisation de l’industrie et de
l’agriculture. Mais il demeure opposé au principe
supranational de la prise de décision à la majorité et méfiant
à l’égard des « anglo-saxons ».

La Grande-Bretagne après avoir tenté en vain d’englober le
Marché commun dans une grande zone de libre échange,
entame, dès 1961, une négociation en vue de son adhésion.
De Gaulle considère le Royaume-uni comme le cheval de
Troie des Etats-Unis. La signature des accords de Nassau fin
1962, par lesquels Kennedy s’engage à lui livrer des fusées
Polaris, accentue la méfiance du général et l’amène à rompre
les négociations d’adhésion en janvier 1963. Plus que sa
position sur le fond, c’est la forme brutale de la rupture qui
fût contestée. Quelques mois avant, un projet d’union
politique soutenu par de Gaulle et Adenauer avait échoué
face à l’opposition du Néerlandais Luns et de Spaak. Ceux-ci
acceptaient une union fédérale sans l’Angleterre mais,
craignant un directoire franco-allemand, considéraient
nécessaire la présence britannique dans une Europe des
Etats. Ce refus d’une Europe à l’anglaise sans les Anglais
dissimulait un profond désaccord sur les rapports avec les
Etats-Unis qui se manifestera un peu plus tard par le retrait
de la France du commandement intégré de l’OTAN et le
départ de France des bases américaines.

Les premiers succès du marché commun, le voyage
triomphal du général en Allemagne en 1962, la signature
d’un Traité d’amitié entre la France et l’Allemagne en
janvier 1963, quelques jours après la rupture des
négociations avec la Grande-Bretagne, laissent entière
l’hostilité du général à l’égard de l’idéologie supranationale
qui anime la Commission que préside Walter Hallstein.
Celui-ci va tenter d’obtenir un élargissement des pouvoirs de
la Commission et du Parlement européen en contrepartie du
règlement financier agricole, élément essentiel de la
politique agricole commune à laquelle tient la France. De
Gaulle ripostera en suspendant la participation de la France
au Conseil des ministres, le 30 juin 65 (la « chaise vide ») et
en annonçant en septembre son refus des décisions à la
majorité qualifiée. Le compromis obtenu en janvier 1966 à
Luxembourg mettra fin à la crise mais laissera des séquelles
durables : recherche paralysante de l’unanimité.

Pompidou succède à de Gaulle au printemps 1969. Il lève le
veto à l’adhésion du Royaume-uni. Celui-ci, le Danemark et
l’Irlande, adhèrent le 1er janvier 1973. La détente qui en résulte sera suivie d’une nouvelle crise consécutive à la
guerre du Kippour (septembre 1973) et au blocus pétrolier
qui en est la conséquence. Pompidou malade laisse son
ministre Jobert refuser toute solidarité au nom de la politique
arabe de la France. Il tente de s’opposer à la création d’une
agence de l’énergie promue par Kissinger avec l’accord des
autres Européens.

Ce troisième épisode (1969-1974) s’achève par l’élection
de Giscard d’Estaing et les accords de la fin 1974.
Giscard
obtient la création du Conseil européen, institutionnalisation
des Sommets dans la ligne du Plan Fouchet. Il accepte en
contrepartie l’élection au suffrage universel du Parlement
européen qui est une concession au fédéralisme. Mais les
conditions dans lesquelles va se faire la première élection au
printemps 1979 est une nouvelle illustration des
contradictions françaises. Sous la pression du parti gaulliste
dirigé par Jacques Chirac, le gouvernement met l’accent, non
sur l’importance de l’élection, mais sur la modestie des
pouvoirs du Parlement.

Un quatrième épisode (1981-1989) s’inscrit en sens
inverse : de la crise aux pas en avant, des velléités de
rupture du premier Mitterrand aux succès de l’ère
Delors.
Elu en 1981 sur un programme de rupture,
Mitterrand opte pour une politique de rigueur qui permet à la
France de demeurer dans le Système monétaire européen et
de préparer la monnaie unique. Cette période heureuse est
marquée par le règlement en 1984 à Fontainebleau du conflit
budgétaire avec le Royaume-uni de Mme Thatcher,
l’adhésion, le 1er Janvier 86, de l’Espagne et du Portugal, le
doublement des fonds structurels et l’Acte unique de 1987
qui fixe l’objectif 1992 du marché unique. Le compromis de
Luxembourg demeure mais la pratique du vote à la majorité
est enfin admise.

Un cinquième épisode est celui qui s’ouvre avec la chute
du mur de Berlin en novembre 1989 et s’achève avec la
signature du traité de Maastricht en février 1992.
Après
avoir tenté de retarder la réunification allemande, Mitterrand
obtient de Kohl l’Union monétaire mais renonce à sa
contrepartie qui aurait dû être une union politique, sociale et
fiscale. L’Allemagne, dans l’euphorie de son unité retrouvée,
l’aurait alors acceptée. Nouvelle contradiction qui est à
l’origine de la crise actuelle. Au même moment les
pesanteurs historiques qui rapprochent la France et
l’Angleterre de la Serbie, l’Allemagne de la Croatie font
obstacle à une politique commune face à l’éclatement de la
Yougoslavie. L’Europe politique perd là une chance de
s’affirmer alors que les Etats-Unis encouragent les
Européens à intervenir.

Sixième et dernier épisode (1993-2000), la France, par
timidité institutionnelle, laisse l’élargissement prendre le
pas sur l’approfondissement.
L’adhésion des trois
« Neutres » se fait dans l’ambiguïté le 1er janvier 95.
Quelques mois avant, la France a laissé sans réponse un
mémorandum de deux proches de Kohl (Schaüble et Lamers)
proposant la constitution au sein de l’Union d’un noyau dur
fédéral. En 1997, le traité d’Amsterdam échoue à réformer
les institutions. Sous la pression des Länder, Kolh refuse
l’extension du domaine majoritaire que, cette fois, la France
souhaite. A la veille du grand élargissement qui verra
l’adhésion de dix Etats d’Europe centrale et de Méditerranée,
le Sommet de Nice est un nouvel échec.

Ainsi, la France, par ses hésitations institutionnelles, a abouti
à une Europe espace d’échanges sans véritable ambition
politique. La déception du peuple français va le conduire à
rejeter un projet de traité constitutionnel certes insuffisant
mais qui constituait un premier pas en direction d’une
Europe plus ambitieuse.

Une crise d’un nouveau type

La pire des contradictions françaises est celle qui a conduit
une majorité de Français à refuser le 29 mai 2005 de ratifier
un traité constitutionnel élaboré sous l’égide d’un ancien
président de la République française, un texte plein
d’imperfections mais qui constituait un progrès considérable
par rapport à la situation laissée par le traité de Nice. Je vais
tenter d’analyser aussi objectivement que possible les causes
diverses de ce que je considère comme une catastrophe à la
fois pour la France et pour l’Europe.

Je ne reviens pas sur les décisions qui ont conduit, à partir de
la Déclaration de Laeken, dont le mérite revient au Premier
ministre belge. Ce texte adopté en décembre 2001, un an
après Nice, a donné mandat à une Convention composée non
de diplomates mais de politiques, sur le modèle de celle qui
avait élaboré une Charte européenne des droits
fondamentaux proclamée à Nice de proposer une réforme
des institutions européennes. La Convention a siégé de la fin
février 2002 à juin 2003. Le texte adopté par consensus a été
assez peu modifié par la Conférence intergouvernementale
qui a suivi. Qu’un accord ait pu se faire sur un ensemble de
sujets aussi divers entre forces politiques puis entre
gouvernements relevait du miracle. C’en eut été un autre que
les désormais 25 Etats membres le ratifiassent unanimement.
Mais personne ne s’attendait à ce que le rejet se produise de
la part de deux Etats fondateurs, la France et les Pays-Bas.
Voyons les causes du rejet français avant de nous interroger
sur les possibilités de sortie de crise.

Parmi les causes du désastre, je distinguerai l’essentielle et
les secondaires. Commençons par les secondaires : la longueur du texte, la
difficulté de son appréhension par les simples citoyens, qui
nous vaut l’ironie des Espagnols qui, eux, disent-ils, n’ont
pas eu de mal à comprendre, ses lacunes (maintien de
l’unanimité pour la fiscalité, les ressources, la révision), un
élargissement mal préparé et mal expliqué, l’opposition à la
candidature de la Turquie. Contrairement à ce qui s’est
produit aux Pays-Bas, il ne semble pas que les craintes liées
à la perte de souveraineté aient joué un rôle significatif en
France.

La cause essentielle, selon moi, est la persistance d’un
chômage de masse et plus encore le sentiment très répandu
dans les couches populaires que l’Europe, non seulement
n’apportait pas une protection mais contribuait à accélérer la
concurrence des pays émergents et la délocalisation de
nombreuses industries. L’élargissement lui-même a été
ressenti comme une menace, d’autant plus qu’il ne
s’accompagnait d’aucune harmonisation sociale et fiscale.
Ce sentiment a permis une coalition des mécontentements
des deux courants extrêmes de l’opinion traditionnellement
hostiles aux institutions, sinon même à la construction européenne. Pire encore, certains fédéralistes, déçus par les
timidités du texte, ont joint leurs voix à celles des antieuropéens
traditionnels. A cet égard, la prise de position de
Laurent Fabius a été décisive, même si elle n’a pas rapporté
à l’intéressé les bénéfices de politique intérieure qu’il en
attendait.

Cette coalition des contraires a vu dans le referendum
l’occasion d’une révolte contre les élites de la politique, de
l’économie et des media. ATTAC s’est déchaînée. Internet a
été beaucoup mieux utilisé par les partisans du non que par
ceux du oui. Des contre-vérités ont été assénées sans être
démenties, notamment l’absurde affirmation suivant laquelle
l’euro serait facteur de hausse des prix, alors que la monnaie
unique est notre seule protection contre la dévaluation qu’en
l’absence de l’euro, nous imposerait la situation de nos
finances publiques.

Enfin, le président Chirac devenu fort impopulaire pour
n’avoir tenu aucun compte des conditions très particulières
de son élection, n’a jamais été qu’un Européen de raison,
sinon de résignation, sûrement pas de coeur. Sa prestation
devant un rassemblement de jeunes ignorant tout des réalités
européennes a été contreproductive.

Comment en sortir ?

Nous nous trouvons face à deux impossibilités : faire voter
de nouveau Français et Néerlandais sur le même texte,
soumettre un nouveau texte aux dix-huit pays qui ont déjà
ratifié. Pour échapper à cette contradiction, deux solutions
sont proposées, l’une et l’autre fort aléatoires.
La première consisterait en l’adjonction au traité de
dispositions de nature à répondre aux inquiétudes des
Français, sinon à celle des Néerlandais devenus
eurosceptiques, par exemple une coordination effective des
politiques économiques, une prise en charge plus généreuse
des victimes des délocalisations, une reconnaissance du
principe du développement durable, la création de ressources
propres de caractère fiscal, un assouplissement des modalités
de révision. Certaines de ces avancées qui ne recueilleraient
pas l’unanimité pourraient être réalisées dans le cadre de
l’eurogroupe. C’est la formule « traité plus » qui a les
faveurs de nos partenaires les plus proches.

La deuxième serait la négociation d’un nouveau traité
intégrant les réformes institutionnelles, ainsi que, sous une
forme à déterminer, la Charte des droits fondamentaux, mais
allégé des dispositions de la partie III relative aux politiques
déjà présentes dans les traités existants et intégrant, si
possible, certaines des améliorations mentionnées ci-dessus.
Cette formule, plus facile à présenter en France, fait l’objet
de critiques de ceux, nombreux qui tiennent à la partie III, du
moins aux éléments nouveaux qu’elle contient.
Demeure en France un débat entre ceux qui, tel Nicolas
Sarkozy, ne souhaitent pas un nouveau referendum et ceux
qui, telle Ségolène Royal, semblent disposés à en prendre le
risque.

Une réunion s’est tenue à Madrid, le 27 janvier, à l’initiative
de l’Espagne et du Luxembourg, deux pays qui ont ratifié le
traité constitutionnel par referendum. Elle rassemblait les
dix-huit l’ayant ratifié auxquels s’étaient joints l’Irlande et le
Luxembourg qui se déclarent « amis de la constitution ». Les
Vingt n’ont pas avancé de propositions. Ils ont déclaré
attendre de savoir quelle Europe souhaitent Français et
Néerlandais. La même question pourrait être posée aux
Britanniques, Polonais, Tchèques et Suédois qui demeurent
dans l’expectative.

L’Allemagne qui exerce la présidence depuis le 1er janvier se
propose de consulter toutes les capitales et de tirer les
conclusions de ces consultations lors du Conseil européen de
juin. La France disposera alors d’un nouveau ou d’une
nouvelle président(e). Le nouveau gouvernement qui suivra
les législatives prévues en juin sera tout juste constitué.
C’est dire que l’incertitude présente risque de se prolonger et
d’alimenter le courant eurosceptique ambiant.

C’est une considération sur la nature de l’engagement
européen sur laquelle je voudrais conclure.
La
construction européenne est certes d’abord une entreprise de
raison. Elle a été portée par des Sages qui n’ont pas su ou pas
tenté de mobiliser l’enthousiasme de la jeunesse et du grand
public, sauf peut-être Paul-Henri Spaak en Belgique. Les
gouvernements, notamment en France et plus encore en
Grande-Bretagne, n’ont pas su mobiliser cet enthousiasme.
Récemment le Premier ministre luxembourgeois, Jean-
Claude Juncker faisait observer qu’on ne peut dire du mal de
l’Europe chaque jour de la semaine et demander aux citoyens
de voter le dimanche pour l’Europe. Or une entreprise
historique de cette ampleur ne peut progresser dans la durée
si elle ne bénéficie pas d’un engagement affectif, passionnel,
oserai-je dire. Ses promesses de paix par la réconciliation, de
progrès par le marché mais aussi par la solidarité, l’exemple
qu’elle offre à un monde en manque d’espérance et de
gouvernance méritent et justifient cet engagement affectif.
C’est dans cet esprit que j’ai rédigé l’été dernier un bref essai
intitulé audacieusement « Aimer l’Europe ». Il a été publié à
l’occasion du cinquantième anniversaire des traités de Rome.
Puisse-t-il achever de convaincre ceux à qui ces pages
n’auraient pas suffi.