Le fédéralisme de Denis de Rougemont, toujours d’actualité, en regard de la crise européenne d’aujourd’hui ?

, par Bruno Boissière

Le centième anniversaire de la naissance de Denis de
Rougemont nous offre l’occasion non seulement de
commémorer ce grand Européen, mais aussi de redécouvrir
son oeuvre en regard de l’actualité, et peut-être surtout de
regarder l’avenir à la lumière de sa pensée originale. En
effet, puisque « L’avenir est notre affaire », nous devons
nous interroger sur ce que nous voulons faire de l’héritage
intellectuel et spirituel de l’homme exceptionnel que nous
honorons en ce début de septembre 2006.

Le fédéralisme de Denis de Rougemont

« Ni individualistes, ni collectivistes, nous sommes
personnalistes » déclarait le Manifeste de l’Ordre nouveau
(1931), petit groupe d’intellectuels auquel Rougemont
adhéra. Rougemont place en effet la Personne au centre de sa
vision fédéraliste. Cette dernière respecte le principe de
subsidiarité dans l’organisation de la société, de bas en haut.
Il aime d’ailleurs citer la formule du diplomate américain D.
Moynihan à propos des Etats-Unis, mais transposable pour
l’Europe : « Ne confiez jamais à une plus grande unité ce qui
peut être fait par une plus petite. Ce que la famille peut faire,
la municipalité ne doit pas le faire. Ce que la municipalité
peut faire, les Etats ne doivent pas le faire. Et ce que les Etats
peuvent faire, le gouvernement fédéral ne doit pas le faire. »
A la base, se trouve donc la personne, libre et responsable,
non pas l’individu dépourvu du sens de solidarité. La
personne, puis la famille et la commune, communautés de
première proximité, sont ainsi les fondements de la société
fédéraliste que promeut Rougemont.

Les régions, elles-mêmes « grappes de communes », sont des
espaces de participation civique qui se mettent en réseau pardessus
les frontières des Etats-nations, pour finalement se
fédérer à l’échelle de l’Europe. Ainsi devrait se constituer de
proche en proche une Europe des régions fédérées, unie sur
la base de sa culture commune et protectrice de sa diversité
interne. En d’autres termes, le fédéralisme de Rougemont
vise à unir l’Europe, surtout pas à l’uniformiser.

Ecologie, Régions, Europe fédérée : même avenir

Le fédéralisme personnaliste de Rougemont, on le voit,
dépasse largement la dimension institutionnelle du
fédéralisme. Il n’est pas surprenant que Rougemont propose
dans la dernière période de sa vie le slogan « Ecologie,
Régions, Europe fédérée : même avenir ». Et s’il dit : même
avenir et non même combat, c’est, précise-t-il, parce qu’un
combat peut être perdu alors qu’un avenir adviendra
certainement…

Rougemont suggère de repartir de notre environnement et de
nos communautés réelles. Mais l’Etat-nation étant l’obstacle
commun aux solutions écologiques et régionales, il convient
donc de dépasser l’Etat-nation, c’est-à-dire d’instituer en
interaction les régions solidaires et la fédération continentale.

Denis de Rougemont, homme du futur ?

Dans son texte « Une lumière qui ne s’éteint jamais »,
Alexandre Marc, compagnon de pensée et d’action de
Rougemont, relate que trois jours avant sa mort, l’homme
qui aurait eu cent ans aujourd’hui lui confia au téléphone :
« Nous n’avons pas encore fait grand-chose. Tu m’entends,
Alexandre ? Nous n’avons encore rien fait. Il faut tout
recommencer… et puis aller beaucoup plus loin… chercher
l’efficacité qui a manqué jusqu’ici. Entends-tu ? »
De 2 ans son aîné, Alexandre Marc lui promit de s’efforcer
d’aller un tout petit peu plus loin. Un tout petit pas, mais
dans la bonne direction, celle qui les a tous deux éclairés,
inspirés et patiemment guidés… vers une lumière qui ne
s’éteint jamais.

On reconnaît dans cette ultime confidence le pessimisme
« actif » de Rougemont qui, vu les circonstances, reportait
tout espoir sur l’action de son compagnon fédéraliste intégral
et de leurs disciples.

Où en est l’écologie en Europe ?

Certes depuis plus de 30 ans, des ministères de la qualité de
la vie ont été créés dans la plupart des Etats européens, et
suivis de ministères de l’environnement puis de l’écologie.
Les partis écologistes sont aujourd’hui présents dans les
assemblées communales, régionales, nationales et au
Parlement européen, voire dans les gouvernements
nationaux. Les candidats des partis traditionnels, à la veille
des élections, acceptent de signer des engagements
écologiques. Des sommets mondiaux sont consacrés à
l’environnement. De plus en plus, la législation de l’Union
européenne s’inscrit dans la perspective du « développement
soutenable », formule que Rougemont aurait peut-être
qualifiée -bien que, depuis qu’il n’est plus là, personne n’ait
le droit de s’ériger en son porte-parole- de « cercle carré »
car encore comprise par la classe politico-économique
comme « croissance durable »… alors que les ressources de
la planète ne sont pas infinies.

Sans doute Rougemont, qui avait mis beaucoup d’espoir
dans la mobilisation des citoyens et notamment des jeunes
pour défendre les agressions de la société contre
l’environnement, déchanterait-il aujourd’hui devant les
rapports alarmistes sur les conséquences du changement
climatique, que désormais plus aucun expert indépendant ne
conteste, et qui risque de devenir synonyme de crise
écologique globale, si rien ou trop peu est fait pour en
attaquer les causes. Sans doute aurait-il aussi dénoncé
l’aveuglement des gouvernements face au réchauffement de
la planète et rejeté à la fois leurs projets de relance de
l’énergie nucléaire. Fidèle à son attitude de pessimiste actif,
il aurait réuni un grand nombre de personnalités du monde
des sciences et la culture pour appeler à des solutions mondiales à ce problème global. Etant conscient des limites
des institutions internationales dues à l’inefficacité de
négociations intergouvernementales, il aurait misé en dernier
recours sur un sursaut des citoyens élargissant ainsi à la
planète toute entière sa formule « Le civisme commence au
respect des forêts ».

Et les régions ?

Les dernières décennies ont vu se développer le régionalisme
sous des formes diverses dans de nombreux pays européens :
non seulement dans les pays d’Europe centrale et orientale
après la chute du totalitarisme qualifié de « centralisme
démocratique », mais aussi dans des Etats unitaires
récalcitrants à toute idée de fédéralisme, comme au
Royaume-Uni (Ecosse, Pays-de-Galles), ou encore dans des
pays déjà régionalisés où l’approfondissement progressif du
processus se rapproche des systèmes fédéralistes, comme en
Espagne.

Par ailleurs, les pouvoirs locaux et régionaux sont
maintenant institutionnalisés au sein de l’Union européenne
par la création d’un organe consultatif, le Comité des
régions.

Certes, nous sommes encore loin d’un Sénat des régions
d’Europe dont rêvait Rougemont. Mais les régions des Etats
fédéraux membres de l’Union européenne, comme
l’Allemagne et la Belgique, participent au processus
législatif européen par un mode de représentation propre au
sein du Conseil des Ministres.

De plus, dans un nombre croissant d’Etats membres, les
Députés européens sont élus sur des listes régionales et non
sur une liste nationale ; c’est maintenant le cas en France !
La coopération interrégionale ou transfrontalière fait l’objet
de programmes spécifiques.

On le voit à travers ces exemples, le fait régional petit à petit
fait son nid en Europe. Mais le combat régional continue
dans les pays où des régions à forte identité voient leur
demande d’autonomie ignorée par le système jacobin en
place. En sens inverse, la vigilance reste de mise dans des
pays fédéraux comme la Belgique où la revendication de
l’indépendance gagne du soutien dans la classe politique
d’une des régions. Et là, nous devons nous souvenir des
avertissements de Rougemont qu’en aucun cas une région ne
doit vouloir devenir un Etat-nation en réduction et qu’il ne
peut y avoir d’autonomie sans solidarité. De ce point de vue,
les attitudes de faussement prétendus partis fédéralistes,
comme entre autres la ligue du Nord en Italie, qui refusent de
participer aux efforts de cohésion vis-à-vis de régions
défavorisées les disqualifient.

Et l’Europe fédérale ?

Si l’Union européenne s’est dotée de plusieurs éléments
inspirés du fédéralisme, comme un système bi-caméral
comprenant une chambre du peuple élue directement et une
chambre des Etats, un exécutif supranational, une cour
suprême, cette construction sui generis n’en reste pas moins
marquée par des traits caractéristiques du confédéralisme. En
effet l’Union se fonde sur des traités intergouvernementaux
où le vote à l’unanimité reste en vigueur pour l’adoption
comme pour la révision, ce qui à 25, bientôt 27 Etats
membres et plus rend l’opération peu démocratique et très
improductive.

Ces traités, y compris le dernier projet de traité
constitutionnel, ont tous volontairement exclu le mot
« fédéral » pour qualifier le système européen pour lui
préférer la formule d’une union sans cesse plus étroite entre
les peuples d’Europe. Le projet constitutionnel dont la
ratification est actuellement compromise, s’inspire quant à
lui de la volonté des citoyens et des Etats d’Europe. On
retrouve là un embryon de reconnaissance de la double
légitimité caractérisant une démocratie fédéraliste. De plus,
ce projet de 2004 propose une sorte de définition du
fédéralisme « Unie dans la diversité » comme devise de
l’Union. Le fédéralisme de Rougemont plaçant en son coeur
la personne, le citoyen et la dignité humaine, on se réjouira
que l’Union ait proclamé une Charte des droits
fondamentaux que le projet de traité constitutionnel se
propose d’intégrer.

Que nous reste-t-il à faire ?

Au terme de cet examen, on peut bien affirmer que le
fédéralisme de Rougemont que je me suis permis de décliner
autour de la trinité « Ecologie, Régions, Europe fédérée »
reste en plein dans l’actualité de l’Europe et plus
généralement de la société en crise, malgré ses échecs
provisoires et avec ses succès quelquefois fragiles. C’est à
chacun d’entre nous de prolonger la pensée inoubliable de
Denis de Rougemont en actes pour qu’il devienne « l’homme
à-venir », formule d’Alexandre Marc.

Bruno BOISSIERE, directeur du bureau à Bruxelles du CIFE