Le Brexit ! et après ?

, par Michel Herland

Nous étions de ceux qui espérions le Brexit (un cheval de Troie en moins dans le flanc de l’Europe) sans trop y croire. Le leave, en effet, l’avait emporté de justesse lors du référendum de 2016 et Theresa May se révélait impuissante à obtenir du Parlement britannique la majorité nécessaire pour le rendre effectif. Son remplacement par Boris Johnson, anti-européen convaincu et fin manœuvrier, a changé la donne. À l’issue des dernières élections parlementaires, il disposait de la légitimité suffisante et de la majorité parlementaire indispensable pour acter la séparation, ce qui fut fait. Même si beaucoup reste à faire pour la finaliser. B. Johnson et les Britanniques sont en effet confrontés désormais à une alternative qui ne devrait pas trop les réjouir, soit prendre véritablement leur indépendance et se priver d’un accès facile au marché intérieur européen (comme la Suisse et la Norvège en bénéficient), soit accepter les règles du marché unique au risque de vider le leave de presque toute signification autre que symbolique. Car les Britanniques au sein de l’Europe soi-disant Unie avaient déjà l’entière maîtrise des principaux attributs de la souveraineté, à savoir la diplomatie, la défense et la monnaie. Sans parler de la restitution financière qu’ils avaient obtenue au préjudice des autres États membres. Même si les symboles comptent en politique, les Britanniques finiront sans doute par comprendre que le Brexit fut soit une erreur soit un coup d’épée dans l’eau. Et n’oublions pas le réveil de l’unionisme irlandais, les velléités d’indépendance de l’Ecosse et maintenant du Pays de Galles attisées par le Brexit et donc le risque d’éclatement du Royaume-Uni.

Laissons les Britanniques à leurs problèmes. Les fédéralistes, quoi qu’il en soit, ne peuvent que se réjouir de voir disparaître du Conseil européen un pays qui ne cessait d’œuvrer pour l’affaiblissement de l’UE. Mais, que ce soit à 27 ou à 28, l’Europe demeure ingouvernable dans des domaines aussi stratégiques que la défense, l’immigration et même en matière commerciale. Voir à ce propos l’incapacité de parvenir à une doctrine cohérente face à la Chine (et l’on ne parle pas ici du coronavirus) et aux États-Unis. Inutile de s’appesantir sur la Chine, sur le refus des Européens de faire prévaloir des clauses sociales et environnementales pour taxer les importations de ce pays. Concernant les États-Unis, on demeure pantois que l’on en soit encore à se demander comment taxer les GAFAM à la hauteur de profits réalisés en Europe. S’en remettre à l’OCDE dont les États-Unis sont partie prenante est un moyen assez sûr d’aboutir à pas grand-chose. Rappelons-nous que c’est l’OCDE qui est chargé de lutter contre les paradis fiscaux : on a vu avec quelle efficacité.

L’équation du problème est connue. 1) Une Europe légitime aux yeux des citoyens est une Europe prospère. 2) Une Europe prospère est une Europe puissante, capable de tenir la dragée haute à la Chine, aux États-Unis, à la Russie, tous gouvernés par des chefs d’État qui ne s’embarrassent d’aucun scrupule. 3) Une Europe puissante doit être gouvernée. 4) Pas d’Europe-puissance sans fédération européenne. 5) Pas de fédération sans l’accord unanime des 27. 6) Donc pas de fédération.

C’est la raison pour laquelle les fédéralistes, et au-delà tous les citoyens qui ne se satisfont pas de l’impuissance de l’UE, doivent impérativement renoncer au rêve d’une fédération rassemblant tous les pays membres de l’UE (aujourd’hui 27 mais il est question d’élargir encore du côté des Balkans). Continuer avec les institutions actuelles où tout repose sur le marchandage (je te concède ceci en échange de cela) ne peut conduire qu’à des cotes mal taillées, à des mauvaises solutions quand ce n’est pas, plus fréquemment, au blocage. D’où l’absence de perspective pour les peuples. Après quoi, il n’est pas surprenant que des leaders aux programmes plus ou moins fantaisistes, souvent pernicieux, accèdent au pouvoir avec l’appui de populations déboussolées.

Qu’il soit clair qu’il ne s’agit pas ici de droite ou de gauche. Tous les mécontents ne sont pas des idéalistes à la recherche de la justice sociale mais tous demandent la sécurité et une certaine prospérité, deux choses qui peuvent leur être apportées aussi bien par des gouvernements de droite que de gauche (plus vraisemblablement du centre), à condition que ceux-ci aient une vision claire et possèdent les moyens de leur politique. Or nous savons que dans nombre de domaines cruciaux les États-nations européens n’ont pas la taille critique pour imposer leur volonté, aussi judicieuse soit-elle.

Seuls les États européens ne peuvent rien faire, ou pas grand-chose, or ils s’avèrent incapables de s’unir : c’est la quadrature du cercle ! Pour en sortir, la solution est connue : à défaut des 27, se rabattre sur un nombre réduit de pays mais qui ensemble pèseront suffisamment fort sur l’échiquier mondial. À eux seuls les pays du « Pacte de Weimar », Allemagne, France et Pologne, regroupent presque la moitié de la population des 27 : ceci n’est qu’un exemple d’une configuration possible et d’ailleurs pas la plus probable. Mais laquelle serait plus probable ? C’est ici que le bât blesse vraiment. Dans l’état actuel des forces politiques en Europe, on ne voit pas quels pays, non, pas quels pays, quels gouvernements nationaux seraient prêts à se faire hara-kiri pour laisser sortir de leur ventres respectifs un seul gouvernement plus fort. Mais nous avons eu déjà l’occasion de l’écrire : nos gouvernants ne sont pas des héros. Ils ont le « conatus » – pour employer un terme spinozien – bien accroché. Ils entendent avant tout « persévérer dans leur être » de gouvernants dont ils tirent maints avantages. En particulier en France où les pratiques de la monarchie républicaine sont si bien ancrées.

En s’attaquant à des lieux symboliques du pouvoir (l’Arc de Triomphe) et de la richesse (les Champs-Elysées), les gilets jaunes, en France, n’ont pas choisi leurs cibles au hasard. Malheureusement, les dix-huit milliards d’euros – si l’on en croît le chiffrage le plus courant – distribués en réponse à leur mouvement ne sortiront pas la France de l’ornière. Ce n’est pas avec cela qu’on luttera contre la désindustrialisation, par exemple (l’emploi industriel est passé de 4 millions à moins de 2,8 millions en moins de vingt ans). Pour les fédéralistes, la difficulté consiste à mobiliser la population en vue d’une fin qui paraît nécessairement abstraite. L’Europe n’est pas un objectif pour l’immense majorité des citoyens. Ses véritables objectifs ont déjà été mentionnés : la sécurité et la prospérité.

Or, on ne fera pas la fédération – contre les gouvernements – sans un appui populaire massif. Dès lors, la seule stratégie ouverte aux fédéralistes consiste à convaincre les citoyens des pays qui semblent les plus proches (politiquement, économiquement, socialement…) et les plus susceptibles de s’unir que leurs objectifs particuliers ne pourront être atteints en dehors d’une fédération.