Le fédéralisme étasunien est-il apte à contenir le pouvoir présidentiel ?

, par Lucas Tereygeol

Dans son fameux ouvrage intitulé De la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville désignait l’organisation politique des États-Unis comme « la plus parfaite de toutes les constitutions fédérales. »

La véracité de cette affirmation est aujourd’hui plus importante que jamais à l’aune de l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, dont le programme menace le progrès démocratique, social et écologique, bien au-delà des frontières de son propre pays.

En France, la polarisation du pouvoir autour de l’Exécutif, telle qu’elle réduit le Parlement à la fonction de chambre d’enregistrement des lois, est régulièrement dénoncée. À l’heure où une réforme profonde de la Constitution française est de plus en plus réclamée, la forme fédérale du gouvernement étasunien est-elle une source d’inspiration pour une démocratie cherchant à limiter la toute-puissance de son chef d’État ?

En principe, le système fédéral étasunien repose sur la doctrine des checks and balances qui a trait à une séparation des pouvoirs équilibrée. Le Législatif, l’Exécutif et le Judiciaire se contrebalancent les uns les autres et doivent respecter leurs sphères d’action respectives. Par ailleurs, les entités fédérées disposent de la compétence de droit commun, tandis que l’État fédéral bénéficie d’une compétence régalienne strictement délimitée par la Constitution. Le catalogue des droits – le Bill of Rights – est censé préserver la liberté et les droits fondamentaux de chaque citoyen.
Néanmoins, ces garanties impliquent-elles que le fédéralisme américain soit suffisamment armé pour endiguer l’hégémonie d’un Président aux valeurs et ambitions dangereuses ?

La Constitution rédigée par Georges Washington et ses amis offre à l’interprète une marge d’appréciation particulièrement étendue, de sorte que le rôle du Président dépend de sa personnalité et de sa façon de concevoir la gouvernance. Alors que le fédéralisme étasunien était initialement perçu comme congressionnel, les quatre mandats successifs de Franklin Delano Roosevelt ont affermi la position du Président au sein de l’éventail institutionnel. En effet, le Président n’hésite pas à outrepasser les pouvoirs qui lui sont impartis par une lecture raisonnable de la Constitution. Divers exemples suffisent à s’en convaincre.
L’Exécutif se passe régulièrement de l’autorisation du Congrès, pourtant nécessaire, pour mener une opération militaire. Récemment, Donald Trump a unilatéralement conduit l’intervention en Syrie, sans se soucier de l’opinion des parlementaires. Mais l’actuel dirigeant n’a pas inauguré cette pratique : par exemple, les interventions au Kosovo en 1999 et en Libye en 2011 ont également été décidées discrétionnairement par ses prédécesseurs.
Le Président jouit aussi d’une place centrale dans la fabrication de la loi, alors qu’il ne détient formellement aucune prérogative. Plus précisément, le Président pèse sur l’initiative législative à travers le discours annuel sur l’état de l’Union. Surtout, le système du parlementarisme de couloir consiste à demander à un parlementaire de présenter un projet de loi confectionné par l’administration présidentielle.
En outre, le Président influence le Congrès grâce à sa capacité à paralyser la gouvernance. Depuis 1921, le budget est préparé par l’Exécutif, qui le soumet à l’approbation du Congrès. Ce dernier est alors incité à céder aux vues présidentielles, sous peine de bloquer les recettes et dépenses publiques. Du point de vue de l’équilibre des pouvoirs, le droit de véto constitue certainement l’instrument le plus critiquable, entre les mains du Président étasunien. Celui-ci peut en user démesurément pour retarder la procédure législative ou obliger le Congrès à réunir une majorité significative, voire inatteignable, de parlementaires en vue d’adopter une loi indésirable aux yeux de l’Exécutif.

De surcroît, le processus électoral présente deux ambivalences. D’une part, le Président des États-Unis est, de fait, élu au suffrage universel direct. Depuis 1932, la désignation des grands électeurs ne correspond plus qu’à une étape purement formelle, étant donné qu’ils sont investis d’un mandat impératif. Autrement dit, ils s’engagent irrévocablement à voter pour l’un des deux candidats, ce qui implique que l’issue du scrutin est connue dès les résultats du vote populaire. Cela favorise la prééminence institutionnelle du Président, qui s’affirme comme un leader national. D’autre part, le système des grands électeurs nie la volonté démocratique, en ce que le Président élu n’est pas forcément le candidat ayant suscité le plus de votes des citoyens. À titre d’exemple, Hilary Clinton, pourtant battue en 2016, avait obtenu 2,7 millions de voix de plus que Donald Trump.

L’appareil judiciaire, composé essentiellement de juges démocratiquement élus, est peut-être le rempart le plus indéfectible à l’arbitraire de l’Exécutif. Le droit écrit est en retrait par rapport au droit d’origine jurisprudentielle, de sorte qu’Edouard Lambert, juriste français, a pu qualifier le système étasunien de « Gouvernement des juges ». La Cour Suprême des États-Unis en est un parfait exemple. Depuis le célèbre arrêt Marbury v. Madison (1803), elle s’autorise à contrôler la conformité des lois à la Constitution, dont elle retient une interprétation dynamique et évolutive. On pourrait notamment citer les décisions Roe v. Wade (1973) et Obergefell v. Hodges (2015), par lesquelles elle a respectivement autorisé l’avortement et le mariage pour les couples de même sexe.
Cependant, l’enthousiasme à l’idée de voir un juge tempérer les excès d’un Président comme Donald Trump doit être singulièrement nuancé. En fonction de sa composition, la Cour suprême alterne entre une lecture conservatrice et une approche progressiste de la Constitution, de sorte qu’elle a pu successivement déclarer la ségrégation raciale contraire et conforme à la Loi fondamentale ! Ne pourrait-on donc pas considérer que la Constitution étasunienne est un réceptacle de principes vagues et abstraits, auxquels les juges peuvent donner n’importe quelle signification, fût-elle arbitraire ? En outre, l’appartenance assumée des juges à des courants politiques particuliers et clivants peut apparaître regrettable, si on érige l’impartialité et la neutralité de la justice au rang des principes cardinaux de l’État de droit.