Les inégalités dans le développement du nationalisme

, par Michel Devoluy

Quelle est la place des inégalités dans le développement du nationalisme ? Immense question qui demande, au préalable, que l’on s’entende sur les mots. Sur le fond, ce court article considère la globalisation et son cortège de dérégulations et de démesures comme la cause principale de la hausse des inégalités enregistrée depuis trente ans. Ces inégalités ont largement activé des réflexes populistes, lesquels se sont traduits en une montée des nationalismes. Malgré des avancées que l’on espérait définitivement acquises, l’Union européenne n’a pas été à l’abris de ce mouvement de fond. D’où la nécessité d’être à la fois vigilant et exigeant.

Des notions à prendre avec précaution

La notion d’inégalité est multiple et complexe. Inégalités de quoi ? des revenus, des richesses, des salaires, des sexes. Ou encore, inégalités face à la formation, la culture, l’accès aux services publics, la maladie, les ressources sanitaires. En se risquant à un classement, on peut distinguer trois formes d’égalité : juridique (les mêmes droits et les mêmes devoirs pour tous) ; économique (assez aisément quantifiable, même si cette égalité est impossible - au sens strict- à réaliser en pratique) ; d’opportunité (chaque individu est potentiellement doté des mêmes chances pour sa vie sociale et professionnelle). Au plus on s’éloigne de ces trois types d’égalité, au plus les inégalités augmentent.
Selon certains, le nationalisme rimerait avec la libération des peuples. Il se constituerait en réaction à l’oppression des puissants, des impérialismes, des empires coloniaux et du capitalisme sans frontières. Mais le nationalisme engendre inéluctablement un culte des valeurs “nationales” qui alimentent la xénophobie, le racisme et l’attraction pour les replis identitaires. Ce nationalisme libérateur, qui serait porteur d’émancipation et de droits pour les citoyens, relève souvent d’une histoire idéalisée. En revanche, le nationalisme contemporain est bien réel. C’est celui de la fermeture, de la défiance et des rivalités délétères entre les Etats.
J’ajoute, ce qui ne simplifie pas notre problème, que l’ensemble des mécanismes de solidarités interpersonnelles et interrégionales destinées à réduire les inégalités sont décidées, financées et gérées au sein du périmètre politique des Etats, qu’ils soient centralisés ou de nature fédérale. La présence d’organisations internationales et, bien sûr, de l’UE tempère un peu cette règle générale.
Encore une précision : la croissance des inégalités des revenus et des patrimoines depuis trois décennies fait désormais consensus. Nul ne conteste (chercheurs, ONG, Organisations internationales) la baisse de la pauvreté extrême et la forte croissance du revenu mondial. Mais nul ne conteste non plus que les riches sont devenus plus riches et les pauvres plus pauvres. De nombreux articles et livres (certains étant des best sellers) attestent de ce vaste mouvement. Il se résument en un seul chiffre : les ⅔ de la population mondiale connaissent des inégalités croissantes de revenu et de patrimoine. Naturellement il s’agit là de moyennes. Des exceptions existent. Mais la tendance lourde est bien là. Partout.

Globalisation et inégalités

La globalisation néolibérale a fait espérer une croissance qui profiterait à tous. Certains s’appuyaient pour cela sur la théorie du ruissellement en affirmant que l’opulence des plus nantis allait se déverser sur l’ensemble des agents économiques. Ce néolibéralisme, largement promu à l’origine par Friedrich Hayek et Milton Friedman, a imposé au monde entier une application radicale de la concurrence libre et non faussée. Toutes les frontières économiques devaient tomber ; les Etats étaient fermement invités à se retirer du libre jeu des forces du marché ; l’interventionnisme semblait nuisible à l’intérêt général. L’engouement pour le néolibéralisme était aussi alimenté par les piètres performances des pays socialistes, Chine et URSS en tête. On connaît la suite. Le monde s’est globalisé, comme “s’il n’y avait pas d’autres alternatives”, pour reprendre la formule de Margaret Thatcher.
Les mécanismes à l’œuvre dans l’augmentation des inégalités sont désormais bien documentés. La concurrence exacerbée entre tous les acteurs économiques (entreprises, salariés, régions, Etats) a organisé de véritables guerres économiques pour réduire les coûts et augmenter les profits. Les notions de dumping fiscal et social se sont imposées au niveau mondial. La stagnation des salaires a induit une baisse de la part du revenu du travail dans la création de richesses. Les filets sociaux tissés par les “vieux” Etats-providence ont été relâchés tandis que les autres, dont les anciens États socialistes, ont adopté sans réserve les nouvelles normes libérales. Partout dans le monde la fiscalité est devenue moins redistributive, avec notamment des baisses radicales des taux d’imposition sur les revenus et les profits. En même temps, la déréglementation des marché financiers a permis l’explosion de certains revenus. Mais ce n’est pas tout. Une course aux rémunérations extravagantes pour les PDG, les sportifs et les “vedettes” en tous genres s’est imposée, alors qu’elle aurait dû être clairement invalidée par la société. Enfin, les innovations technologiques incessantes ont créé des effets d’aubaine et, a contrario, ont marginalisé les individus qui n’étaient plus à la pointe des nouveautés.

Inégalités et populisme

La montée des inégalités a fait le lit du populisme, que celui-ci soit de droite ou de gauche. Beaucoup de textes sont produits sur ce sujet. Pour rester simple, le populisme met en conflit le peuple et les élites, que celles-ci soient politiques, intellectuelles, économiques ou financières. Il entend défendre les intérêts du peuple dépouillé d’une partie de ses droits légitimes, amputé des fruits de son travail et souvent méprisé au regard de ses valeurs traditionnelles.
Les inégalités fragilisent les individus. Ils ont peur du présent et du futur, perdent la maîtrise de leurs destins, se sentent insécurisés et déclassés, se vivent insuffisamment respectés et valorisés. Leur sentiment de déclassement correspond assez bien à un rétrécissement de la classe moyenne qui contraste avec une segmentation plus nette de la société entre les nantis et tous les autres.
Aujourd’hui, le temps n’est plus à une lutte ouverte des classes et à l’espoir du grand soir. Les populistes s’appuient sur les désenchantements et les craintes pour promettre au peuple des jours meilleurs forgés sur le rejet des élites et des étrangers, et sur le retour des valeurs identitaires. Pour eux, la solidarité n’est pas le produit de l’empathie et du désir de soutenir les autres. Elle consiste avant tout à se retrouver entre soi pour se libérer des forces obscures et égoïstes des élites et de se protéger de toutes les formes d’internationalisme.

Populisme et nationalisme

La mondialisation n’a pas empêché la montée des nationalismes. Au contraire, en produisant des inégalités, elle a engendré des réactions populistes qui débouchent très vite sur le culte de la nation souveraine et protectrice du peuple. Confrontés à la fragilisation économique et à une incertitude croissante sur l’avenir, beaucoup de citoyens se réfugient dans l’idée qu’une société homogène et mieux isolée des influences extérieures sera plus rassurante et plus protectrice. C’est en mobilisant les peurs et le rejet des élites corrompues que les populistes animent le nationalisme. Le national-populisme propose un ordre social et politique qui devrait permettre de lutter efficacement contre la mondialisation et les inégalités. Mais les programmes populistes sont construits sur des amalgames et des simplifications. Le populisme tend à invalider le collectif et à défendre la nation. Qu’on ne s’y trompe pas, malgré les appels formels aux intérêts du peuple, le populisme reste une forme d’individualisme, de chacun pour soi, chez soi. Ses programmes, généralement démagogiques et opportunistes, ont tendance à nier l’idée que les hommes doivent partager la même terre et qu’ils sont confrontés à des défis communs et universels.

Un défi majeur pour l’UE

Il est aisé et confortable de dénoncer la montée des populismes et des nationalismes en se référant aux cas extrêmes au sein de l’UE, avec la Hongrie de Victor Orban en tête. De même, la critique de certain(e)s leaders politiques fait facilement consensus. Mais en rester là serait céder à la facilité et éluderait les questions qui fâchent.
Sous beaucoup d’aspects, l’UE s’est placée à l’avant-garde du mouvement de globalisation. Les programmes -souvent traduits en injonctions- de dérégulations, de privatisations, d’encouragements appuyés à la concurrence et à la maîtrise des coûts traversent l’histoire récente de l’UE. Il fallait dégraisser les services publics et rationaliser leurs gestions dans une logique néolibérale. Le traditionnel Etat-providence n’avait plus bonne presse. Sans compter, en plus, les encouragements à la financiarisation de l’économie. Bien sûr, ce tableau n’épuise pas la réalité des politiques promues par l’Europe. Mais même l’évolution des politiques historiques, qu’elles soient régionales ou agricoles, laissent percer un soubassement théorique d’inspiration très libérale.
Une adhésion systématique, au niveau des Etats membres et des institutions européenne, à la doxa économique du moment offre l’explication la plus immédiate de ce vaste mouvement. Mais il y a plus, ce qui interpelle directement l’absence d’union politique. En effet, établir un marché unique, puis une monnaie unique sans, concomitamment, créer une fédération politique ne peut aboutir qu’à une chose : l’instauration de mécanismes acceptables par tous les Etats. Une sorte de dénominateur commun qui puisse faire consensus et, surtout, qui évite que l’ensemble des parties prenantes aient à se mettre unanimement d’accord sur des politiques publiques de nature interventionniste. La solution est alors la mise en place, à pas forcés, d’une forme de néolibéralisme où des règles strictes encadrent les politiques budgétaires nationales et la politique monétaire unique. En somme, malgré les ambitions affichées de construire une fédération, l’Europe libérale a laissé se développer les inégalités …. et en arrive à générer des formes de nationalismes. Quel paradoxe et quel gâchis !
La réponse à ce dilemme est connue : construire au plus vite une Europe politique, seule capable de promouvoir un modèle de société plus fraternelle qui puisse combattre les inégalités.

Note : Mon ouvrage L’économie : une science “impossible” - Déconstruire pour avancer (Editions Vérone, 2019, 408 pages) contient des développements qui rencontrent les thèmes abordés ci-dessus.