Emery Reves
Introduction publiée dans la revue Il Federalista, Pavie, XXVIIIème. année, 1986, N° 2-3, pp. 157-170.
Au lendemain du lancement de la première bombe atomique, un groupe de scientifiques de Oak Ridge rédigea une déclaration où l’on demandait de confier la puissance nucléaire à un Conseil de sécurité mondial auquel tous les États auraient dû permettre des inspections de leurs structures scientifiques, techniques, industrielles et militaires — et où l’on exigeait une publicité totale pour tout progrès scientifique et technologique. En septembre 1945, Emery Reves [1] porta cette déclaration à la connaissance d’Einstein en précisant que, pour lui, ces recommandations montraient que les scientifiques n’ont pas saisi le problème politique et restent prisonniers d’un internationalisme qui a fait son temps, puisqu’ils estiment qu’une ligue d’États nationaux souverains soit en mesure de garantir la paix entre ses États membres… Il n’est qu’un seul moyen d’empêcher la guerre atomique, c’est d’empêcher la guerre… En étudiant toutes les guerres de l’histoire… je pense que l’on peut cerner la seule et unique condition dans la société humaine qui donne lieu à la guerre : la coexistence non intégrée de pouvoirs souverains... La paix est la loi. La paix entre des entités sociales souveraines opposées... ne peut être obtenue que par l’intégration de ces entités en conflit au sein d’une souveraineté supérieure... par la création d’un gouvernement mondial... Aucun groupe de personnes n’a aujourd’hui plus d’influence sur le public que les physiciens nucléaires. Leur responsabilité dans la création d’opinions politiques est considérable... Ils devraient toujours garder présente à l’esprit l’affirmation fondamentale de Hamilton dans The Federalist : "Espérer le maintien de l’harmonie entre plusieurs États indépendants et voisins, ce serait perdre de vue le cours uniforme des évènements humains et aller contre l’expérience des siècles"
[2].
Reves reformula par la suite ces observations et les publia en postface (nous la proposons ici) à son livre Anatomy of Peace [3], paru pour la première fois à New York, chez Harper and Brothers, le 13 juin 1945. Cette première édition rencontra un succès considérable. Le 10 octobre de cette même année, dans le New York Times, et de nombreux et importants quotidiens des États-Unis, fut publiée une lettre signée, entre autres, par Albert Einstein et Thomas Mann, qui soulignait avec vigueur l’importance de ce livre et en recommandait la lecture et la discussion. Les rééditions se succédèrent avec rapidité : en janvier 1947 on avait atteint les 160 000 exemplaires, et quelques années plus tard le demi-million, avec des traductions dans plus de vingt langues et la publication d’extraits sur le Reader’s Digest [4].
Ce livre, né d’une réflexion sur les événements des années vingt et trente, issu en droite ligne des tragiques événements de la Seconde Guerre mondiale, soutenu par une forte charge émotive et morale, et, enfin, conduit avec une intention didactique et persuasive évidente (les concepts sont répétés avec insistance, les exemples fréquents et choisis avec grand soin font toujours référence à des événements historiques) nous semble être encore aujourd’hui d’une actualité brûlante.
Le thème central est l’analyse des causes de la guerre et de la nature de la paix : la mise en évidence des racines de la guerre dans l’anarchie internationale et l’identification de la paix avec l’État, avec l’ordre légal, placent Reves dans le courant de pensée des Anglais de Federal Union. Autour de ce noyau central, on trouve aussi toute une série d’observations et d’intuitions qui, bien qu’elles ne parviennent pas au niveau d’une définition rigoureuse, n’en sont pas moins d’un grand intérêt.
Le livre commence par une dénonciation efficace : toute interprétation des événements historiques qui se développe à partir d’un point d’observation strictement national est une mystification et de ce fait, les solutions proposées par les doctrines politiques et économiques traditionnelles pour des problèmes qui dépassent la dimension nationale sont inadaptées, dans un monde que la révolution industrielle a rendu interdépendant. Une analyse claire et minutieuse des contradictions qu’engendre cette interdépendance entre des États nationaux qui prétendent maintenir intacte leur souveraineté conduit Reves à mettre en évidence les conséquences de l’existence d’un système d’États anarchique : une situation de conflit permanent, la tendance à la centralisation du pouvoir au sein de chaque État (au détriment de la liberté, de la démocratie et de la justice sociale), l’impossibilité pour l’État national d’atteindre les buts pour lesquels il a été créé (garantie de la sécurité, de l’indépendance), l‘impossibilité de progresser sur la voie du développement qui s’était ouverte grâce au processus d’industrialisation, en l’absence d’un pouvoir qui puisse aménager la nouvelle dimension du marché et donner le jour à une seule monnaie, retirant du même coup leur compétence monétaire aux différentes souverainetés nationales qui la préservent jalousement.
Après un examen critique de toutes les théories se rapportant aux causes de la guerre, qui l’amène à affirmer que sa seule véritable cause est la division de l’humanité en États souverains, Reves examine les solutions envisageables pour assurer la paix : il écarte, car il les estime inefficaces, tant la réduction ou la limitation générale des armements que l’accroissement de l’arsenal militaire ; il ne croit pas à l’utilité des traités et des ligues pour la sécurité collective (Société des nations, Nations unies) qu’il considère même comme « un pas en arrière » [5] ; il remet en cause le bien fondé des théories internationalistes [6] ; il juge anachronique, « ptolémaïque », l’idée de favoriser l’autodétermination des peuples [7]. Il affirme que la paix est un ordre basé sur la loi et organisé en institutions de type fédéral, les seules capables de garantir démocratie et liberté [8]. Un tel ordre doit nécessairement s’étendre au monde entier : Pour parler net, la crise du vingtième siècle signifie que notre planète doit être placée, à un certain degré, sous un contrôle unifié. Notre tâche, notre devoir, est d’essayer d’instituer ce contrôle unifié d’une manière démocratique
[9].
Qui doit mener cette bataille ? Laisser le problème aux gouvernements nationaux serait sans espoir, une entreprise condamnée à l’échec avant même d’avoir commencé. Les représentants des États nationaux souverains sont incapables de penser et d’agir autrement que d’après leurs conceptions natio-centriques… De gens qui sont les bénéficiaires du vieux système — incapables de penser par eux-mêmes et victimes de la méthode scandaleuse dont on enseigne l’histoire dans tous les pays civilisés —, nous ne pouvons attendre des idées constructives
[10]. L’entreprise revient donc à un mouvement conduit par des hommes qui ont appris des Eglises et des partis politiques comment on diffuse les idées et comment on met sur pied une organisation dynamique à l’appui d’une idée
[11]. Et c’est cela qui sera la vraie révolution : Au milieu du vingtième siècle, aucun mouvement ne peut être considéré comme révolutionnaire s’il ne concentre son action et sa puissance sur la destruction de cette institution tyrannique (l’État national) qui transforme les hommes en meurtriers et en esclaves, pour sa propre préservation et sa propre glorification
[12].