Fédéchoses numéro 54 - 1986

Dans cet article de 1986 publié par "Fédéchoses", Lucio Levi analysait l’impact de Tchernobyl sur la nécessité d’une gouvernance internationale. Il argumentait que les limites des États seules face au nucléaire imposaient une coopération européenne et mondiale. Levi insistait sur l’importance d’une défense commune et d’un contrôle démocratique des technologies nucléaires, invitant à une solidarité sans frontières pour la protection de l’humanité.

CONTRE LA MORT NUCLÉAIRE
POUR UNE DÉFENSE EUROPÉENNE ET MONDIALE

Le désastre de Tchernobyl est un fait symbolique de la nouvelle condition dans laquelle vit l’homme contemporain.
Depuis Hiroshima, tout le monde connaît le terrible pouvoir destructif des armes nucléaires. Mais, habituellement, la conscience collective repousse la tragique éventualité de l’holocauste nucléaire. La plupart des hommes préfèrent ne pas voir la réalité du danger.

Tchernobyl : Réveil d’une Conscience Globale

Tchernobyl nous a ouvert les yeux à tous. Le risque nucléaire ne se présente plus comme une éventualité circonscrite dans une sphère séparée de la vie sociale, réservée à la guerre (ou à la préparation de la guerre). On ne peut plus entretenir l’illusion, si infondée fut-elle, qu’il s’agit d’un risque mineur. Il a désormais envahi la vie quotidienne de tout homme, menaçant chacun en arrière pour sa propre santé et la contamination de l’environnement. Et le danger nucléaire n’est qu’une manifestation des immenses capacités de destruction, liées au développement technologique de la société contemporaine, qui menacent l’environnement naturel et la survie même du genre humain.

L’autre fait évident dont Tchernobyl nous offre la preuve, c’est que la diffusion de la radioactivité dans l’air ne respecte pas les frontières nationales. Naturellement, on peut tenir les mêmes propos pour la pollution de l’atmosphère et de l’air. Tout cela met en cause la souveraineté nationale.

Vers une Gouvernance Mondiale

La conséquence qu’il faut en tirer, c’est qu’un contrôle politique efficace de ces phénomènes exige l’existence d’un gouvernement mondial.

Voilà l’objectif que l’on se doit de poursuivre si l’on veut éviter l’autodestruction du genre humain. C’est d’ailleurs la même conclusion que nous étions parvenus lorsque nous avions examiné le risque de guerre nucléaire. Mais aucune voix ne s’est levée en faveur de cette solution.

Les fédéralistes mis à part, l’attitude générale est de chercher à influencer exclusivement le gouvernement de son propre pays ce qui condamne tout le monde à l’impuissance, y compris les écologistes et les pacifistes.

Pourtant, si l’on veut bien examiner la situation sans préjugés, il apparaît comme évident qu’il n’existe aucune autre solution.

La Nécessité d’une Information Transparente

Cependant, l’opinion publique ressent fortement la nécessité d’avoir des informations exactes sur l’état de dégradation de l’environnement et sur les risques que court l’équilibre de la vie sur la planète, ainsi que l’exigence de contrôles efficaces de l’évolution technologique. Tandis que le secret et la réticence, derrière lesquels se retranchent les gouvernements, cachent une impuissance à gouverner des processus qui échappent au contrôle des institutions nationales. Ainsi, un nerf de l’annonce entre les intérêts des grandes masses populaires qui aspirent à vivre en sécurité, à être gouvernés dans la transparence, et à participer aux choix dont dépend leur avenir, et la résistance qu’opposent les classes politiques nationales, c’est un conflit qui dépasse les divisions traditionnelles et les vieilles formes de lutte politique entre les classes ou les nations, et qui exige de nouvelles formes de solidarité sociale et internationale.

Au cours de ces luttes, dont on ne peut entrevoir les premières manifestations, les objectifs politiques se clarifieront progressivement. D’une part, grâce à la démocratie internationale, le gouvernement mondial permettra de soumettre au contrôle populaire ce secteur de la vie politique (les relations internationales) qui est le terrain des rapports de force entre les États, et de résoudre par la méthode démocratique les grands problèmes qui ont pris des dimensions internationales. D’autre part, le développement de la démocratie participative aura pour effet de faire disparaître progressivement la division structurelle entre gouvernants et gouvernés : tout le monde pourra ainsi participer à l’élaboration des décisions politiques sur la base d’une connaissance réelle des problèmes pour lesquels il faut se déterminer.

En outre, si l’on renverse les catégories de la pensée nationale, fondées sur des principes de fusion de l’État et de la nation et d’existence d’un niveau de gouvernement indépendant (le niveau national), on peut également tout à fait concevoir les formes de la transition. D’une part, une première phase du processus de formation des bases continentales du gouvernement mondial serait la constitution d’États à la dimension des continents. Et cet objectif n’est pas en contradiction avec la proposition de renforcement de l’ONU, c’est-à-dire avec la création d’un embryon de pouvoir politique planétaire, auquel il deviendrait possible de confier des compétences limitées dans le secteur des développements technologiques. C’est un projet raisonnable à condition que l’on prenne pour modèle l’expérience de la construction graduelle de l’unité européenne et le renforcement progressif de la Communauté européenne.

D’autre part, l’articulation de la souveraineté et l’autogouvernement régional et local, en tant que formes d’organisation du pouvoir, sont non seulement possibles mais nécessaires dans le cadre d’États de dimensions continentales. Il est concevable qu’à long terme ces processus débouchent sur des formes de solidarité communautaire et une réelle identification entre gouvernants et gouvernés.

Repenser l’Énergie pour l’Europe

Si, maintenant, nous examinons la situation de la Communauté européenne, il est nécessaire de remarquer que l’énergie nucléaire revêt une grande importance stratégico-militaire et par ailleurs, elle est largement indépendante par rapport au marché des prix importants combustibles, toujours soumis à d’éventuelles interruptions d’approvisionnement et à des conditionnements politiques. Ce n’est pas un hasard si la France, qui est le pays d’Europe qui s’est le plus engagé dans une politique d’indépendance nationale, possède le plus grand nombre de centrales nucléaires après les États-Unis et l’Union Soviétique. La division du monde en États souverains et la nécessité de l’indépendance nationale ont donc été un moteur du développement de l’énergie nucléaire, sans que toutefois les mesures prises pour la sécurité des installations soient à la hauteur du danger encouru...

En ce qui concerne l’Europe, aucun État, pris isolément, n’est en mesure d’affronter ce problème de manière satisfaisante. Le défi nucléaire ne pourra être affronté avec succès que si les Européens savent reconquérir l’indépendance en s’unissant. Chacun sait que les pays de la Communauté européenne dépensent pour la recherche scientifique un peu moins que les États-Unis et un peu plus que le Japon. Mais les résultats sont décourageants en raison de la dispersion des efforts et des ressources dans douze directions différentes. D’autre part, il faut rappeler que les ressources dont dispose la Communauté sont en tant que telles insuffisantes. Le renforcement de la Communauté sur un plan institutionnel, financier et monétaire, autour du projet de traité d’Union européenne, permettrait d’accroître la recherche dans le secteur où la collaboration européenne a connu les plus grands succès, à savoir la fusion nucléaire qui permettra d’obtenir une énergie abondante, propre et peu coûteuse.

Dans cette perspective, il sera possible également d’affronter à l’échelle continentale, c’est-à-dire de manière plus efficace, les problèmes de la reconversion de l’industrie nucléaire et de la sécurité des installations.
Dans l’ensemble, les conditions de sécurité seront meilleures si chaque pays n’a plus le monopole arbitraire des choix nucléaires. L’élaboration d’une stratégie européenne commune par un gouvernement européen empêchera que chaque État soit à la merci de la décision des autres, et rendra les choix nationaux non seulement compatibles mais complémentaires.

Le problème le plus important est donc la gestion de la technologie nucléaire civile et militaire. Mais les États nationaux n’ont plus la capacité de gouverner ces phénomènes. Le nuage radioactif de Tchernobyl a jeté une lumière sinistre sur le système des souverainetés nationales. Examinés dans cette perspective, les États nationaux apparaissent comme des freins au progrès de l’humanité. C’est là la base de l’actualité de l’alternative fédéraliste.

LUCIO LEVI

(article tiré de Piémonteuropa oct. 1986)