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La décadence du fédéralisme aux Etats-Unis

, par Bernard Barthalay

Fédéchoses, n° 6, 2ème trimestre 1974

Pour aboutir à des conclusions sérieuses sur les destinées du
fédéralisme américain, il est nécessaire avant tout de décrire le
système politique issu de la Convention de Philadelphie.
La constitution fédérale divisait les compétences
gouvernementales entre le pouvoir fédéral et les Etats
membres en établissant le principe que toutes les compétences
qui n’étaient pas expressément attribuées au premier
revenaient au second.
Les compétences attribuées au gouvernement fédéral étaient la
politique extérieure, la guerre, la marine, le commerce
international, le commerce entre les Etats (membres), la
monnaie et quelques autres de moindre importance. Toutes les
autres compétences restaient du domaine des Etats fédérés.
L’allégeance des citoyens à l’Etat était divisée : elle allait à la
fois au gouvernement fédéral et à l’Etat fédéré. Des intérêts
s’attachaient durablement à l’un comme à l’autre.
Ce système politique a longtemps résisté à la tendance
naturelle de tout Etat à la centralisation, car l’éducation ne
dépendait pas du même centre de décision que l’armée et la
politique extérieure, l’Amérique n’avait pas de frontières
communes avec d’autres Etats (insularité politique) et le service
militaire obligatoire était inutile.
Après ce court rappel des caractéristiques fondamentales de
l’Etat fédéral, il faut voir maintenant quelles sont les causes des
transformations qu’il a subies.
Hamilton craignait qu’à l’avenir l’équilibre se rompît en faveur
des Etats fédérés plus proches des citoyens. Il s’agissait donc
de les empêcher d’exercer des compétences que la
Constitution attribuait au pouvoir fédéral.
Jusqu’à la fin de la guerre civile, cette prévision parut se
vérifier. L’allégeance des citoyens à l’Etat membre équilibrait
l’allégeance à la Fédération, ou parfois l’emportait. Mais la
consolidation du pouvoir fédéral avait pour elle la force des
choses, encore que les compétences de la Fédération
s’exerçassent bien peu au-delà de la politique extérieure qui
n’avait sur la vie des Américains qu’une incidence encore
négligeable. En mainte occasion, la lettre de la Constitution fut
forcée pour permettre aux Etats fédérés d’exercer des
compétences que ce texte leur retirait.
En définitive, le seul point d’appui du gouvernement fédéral,
c’était le système de partis qu’avait affermi le système
présidentiel. La scission du Parti démocrate en1860
(Convention de Charleston), provoqua la sécession des Etats
du Sud et c’est au prix d’une guerre civile que la crise fut
surmontée et l’Union renforcée.
La fin de la guerre civile atténua la localisation territoriale des
partis : désormais, les intérêts qu’ils exprimaient étaient partout
présents sur la territoire de l’Union. Ainsi les partis rétablirent
un équilibre plus stable qu’avant la guerre. Le gouvernement
fédéral reprit le contrôle de la monnaie et du crédit qui lui avait
échappé sous la présidence de Jackson.
Les dangers de la sécession étaient conjurés à jamais, tandis
que l’insularité politique empêchait la croissance du pouvoir
fédéral au-delà de certaines limites.
Les premiers signes de changement remontent aux deux
dernières décennies du XIX° siècle. L’industrialisation massive
joua un rôle déterminant. Les revendications sociales
caractéristiques de la maturité du capitalisme s’exprimèrent
avec une force inconnue jusqu’alors et les Etats de l’Union
produisirent une abondante législation économique et sociale.
Mais l’apparition de la production de masse favorisa la création
des premiers grands trusts que les Etats n’étaient plus en
mesure de contrôler. La politique de la main-d’oeuvre ou la
politique des prix d’un trust qui avait son siège social à New
York n’intéressaient plus le seul Etat de New York car elles
avaient des répercussions sur toute la vie des Etats-Unis. La
multiplication des échanges commerciaux entre les Etats élargit
le domaine d’intervention du pouvoir fédéral. L’expression
commerce entre Etats changea peu à peu de signification et en
vint à inclure des activités qui n’avaient avec le commerce
qu’un rapport indirect. La présidence gagna en prestige sous
l’impulsion de Wilson. La balance du pouvoir penchait du côté
fédéral.
Une autre cause de centralisation entra en jeu. La première
guerre mondiale marqua le début de l’effritement de l’insularité
politique des Etats-Unis. L’équilibre européen et la puissance
navale britannique commençaient à dépendre de l’Amérique.
Isolationnisme et sécurité devenaient antinomiques. Or, plus la
politique extérieure prend de l’importance dans la vie d’une
société, plus le pouvoir qui la conduit, le pouvoir central, gagne
à son tour en importance. C’est le cas en temps de guerre. En
définitive, la première guerre mondiale renforça le pouvoir
central, plus que ne l’avait fait le développement économique
des trente années précédentes. Mais cette poussée
centralisatrice connut un temps d’arrêt. L’équilibre européen
était rétabli. L’éducation échappait toujours au pouvoir fédéral
et l’armée restait peu développée.
Mais la marche vers la centralisation interrompue dans le
domaine de la politique internationale reprit sur le terrain
économique. C’était la prospérité que les Américains
attribuaient au business. L’impuissance des Etats fédérés était
devenue à peu près totale et le pouvoir fédéral n’avait pas les
moyens d’intervenir. Or, jusque là, la Cour suprême avait
toujours pu faire triompher ses décisions en s’appuyant tantôt
sur le pouvoir fédéral, tantôt sur les Etats membres. Pourtant,
elle torpilla désormais sans discrimination toute législation
économique et sociale, qu’elle provînt des assemblées
législatives des Etats ou qu’elle provînt du Congrès et son
action contribua puissamment au maintien du statu quo.
Evidemment la Cour avait pour elle les grandes concentrations
capitalistes industrielles et financières.

De la fin de la première guerre mondiale jusqu’à la victoire
définitive du New Deal, l’histoire des Etats-Unis ne se confond
plus, du moins dans le domaine économique, avec l’équilibre
Union / Etats, mais avec la lutte des concentrations capitalistes
contre le pouvoir fédéral et leur victoire jusqu’en 1929.
Mais pour surmonter la crise, il fallait gouverner pour de bon.
Seul le gouvernement fédéral pouvait le faire en augmentant
ses pouvoirs. La victoire de Roosevelt sur la Cour harmonisa la
structure constitutionnelle des Etats- Unis aux exigences du
développement économique. Les changements étaient
profonds. Théoriquement, c’était la fin du fédéralisme. Les
Etats, privés d’autonomie financière, perdaient l’autonomie
politique. Mais, pratiquement, le poids du passé atténuait ces
transformations. Les deux partis étaient encore des fédérations
de partis locaux. Alimenté par la tradition fédéraliste, le
système des partis qui avait freiné jadis la tendance centrifuge,
freina la tendance centripète. Si bien que les citoyens voyaient
encore dans leur Etat un moyen d’agir sur leur vie, celle de leur
famille et celle de leur ville.
Le coup décisif pour l’autonomie des Etats fut porté par la
deuxième guerre mondiale, où tous les Etats furent obligés de
prendre, au moins temporairement, le caractère d’Etat
totalitaire, dirigé monolitiquement par un centre unique et toutpuissant.
Tout ralentissement dans la prise ou l’exécution des
décisions, toute résistance locale, la distraction de quelque
ressource disponible que ce soit pour des emplois civils,
constituaient un risque pour la sécurité des Etats-Unis.
L’insularité américaine avait définitivement disparu dans le
conflit. L’Amérique ne pouvait plus revenir à l’isolationnisme
dont dépendaient l’équilibre Union / Etats et la faiblesse de
l’armée. Un système mondial d’Etats était né, dont l’Union
soviétique et les Etats-Unis étaient les deux pôles. Le monde
était divisé en deux zones d’influence, l’une russe, l’autre
américaine. La tâche était colossale : tout ce qui dépendait des
Etats-Unis serait tombé dans les mains de l’URSS sans une
présence militaire et une pression diplomatique de tous les
instants. Quand vint la détente, l’économique reprit le pas sur le
militaire et le diplomatique. L’hégémonie américaine devint la
couverture politique de l’internationalisation du capital.
Ainsi, l’histoire des Etats-Unis est celle d’une société politique
qui a vu la naissance et la décadence du fédéralisme.
La concentration du pouvoir entre les mains du gouvernement
fédéral procède de deux tendances fondamentales :
· le passage de l’insularité à la position de pôle
occidental de l’équilibre mondial ;
· la continentalisation des rapports sociaux et
l’accession au statut d’économie dominante.
Il est impossible que coexistent dans le même cadre
constitutionnel un appareil puissant -conséquence inévitable de
la participation directe à la balance mondiale du pouvoir- et une
pluralité de centres autonomes de décision politique. Plus un
Etat est exposé, plus il est centralisé.
Le système mondial des Etats a fait disparaître tous les
phénomènes d’insularité politique. L’instance politique (la
raison d’Etat) l’emporte alors sur toute autre détermination
historico-sociale, même sur l’instance économique (la
production et la circulation des marchandises). Seule, la
coextensivité de l’Etat et de la planète peut recréer les
conditions insulaires de stabilité de l’équilibre fédéral, qui sont
aussi les conditions du dépérissement de l’Etat, ou plutôt de
tous les Etats, fédéral et fédérés, c’est à dire les conditions de
la substitution de l’administration des choses au gouvernement
des hommes.
Le fédéralisme, né en Amérique, ne peut être relancé qu’en
Europe, où la tendance centripète sera très active, mais
temporairement contrebalancée par la tendance centrifuge
procédant de la diversité nationale. Le fédéralisme y sera
nécessairement fragile, mais cette fragilité constituera un
témoignage vivant des conditions de son accomplissement
universel.