Éditorial de Fédéchoses n°9 (1975)

POSITIONS FÉDÉRALISTES

Peut-on affirmer que les événements qui ont, il y a quelques mois, secoué et renversé les dictatures méditerranéennes contredisent notre affirmation suivant laquelle le destin historique des États-nations du continent européen serait d’être de plus en plus réactionnaires ?

Il nous semble au contraire que la chute des régimes ouvertement fascistes du Portugal et de la Grèce et l’évolution probable d’une Espagne bientôt post-franquiste vers un « certain libéralisme » ne signifient pas pour autant que les libertés fondamentales soient durablement restaurées dans ces pays. En effet, moins que jamais, l"État-nation, bureaucratique et centralisé, hérité du 18e siècle, ne nous semble être un cadre institutionnel susceptible de permettre la sauvegarde ou le renforcement de la démocratie, encore moins d’autoriser le passage au socialisme.

En fait la division de l’Europe en États nationaux congénitalement satellites de l’ordre international, empêche toute évolution des sociétés européennes vers des formes d’organisation différentes à l’ouest de celles en vigueur aux U.S.A. (capitalisme privé) et à l’est de celles en vigueur en U.R.S.S. (socialisme bureaucratique). Seule l’Europe, fédérale alliée naturelle de la Chine populaire en politique internationale, permettrait aux Européens de s’émanciper de la double tutelle de Washington et de Moscou. Enfin seule l’Europe fédérale permettrait de dépasser les divisions des travailleurs en mouvements nationaux distincts et entre « nationaux » et « immigrés ». Enfin ce n’est qu’au niveau européen de formation du processus politique qu’une « Union de la gauche » véritable et digne de ce nom sera réalisable, car la division de l’Europe place automatiquement les communistes dans l’impossibilité de dénoncer le social-impérialisme russe et ne laisse pas la faculté aux socialistes, encore moins aux sociaux-démocrates ou aux héraux de gauche, de récuser unanimement l’impérialisme américain.

Du point de vue de l’action politique, il est par ailleurs prouvé que lorsque les fédéralistes veuillent bien se donner la peine de s’adresser directement aux travailleurs ils ne sont pas reçus à coups de pierre. Les travailleurs de l’entreprise NECCHI de Pavie qui ont signé la pétition fédéraliste pour les élections européennes sont, parmi d’autres, là pour le prouver.

c’est pourquoi lorsque dans une Tribune libre de Fédéchoses N°7, notre ami Richard Yung, ancien militant fédéraliste, affirme en substance que choisir la stratégie de l’élection du Parlement européen au suffrage universel direct est « une façon, qu’on le veuille ou non, de choisir son camp, mais malheureusement pas le mouvement. socialiste » nous ne pouvons qu’ètre en total désaccord avec lui. Nous le renvoyons à la lecture du livre, gui sera prochainement publié en français, de Lucio Levi (résultat de discussions entre fédéralistes turinois et syndicalistes de la F.S.M.) « Mouvement des Travailleurs en Europe et Sociétés Multinationales ». Nous ne citerons ici, pour illustrer notre propos, que quelques lignes de la conclusion de cet ouvrage : « Le choix du pouvoir européen ne signifie pas l’alliance avec les ennemis des travailleurs, mais seulement le choix d’un nouveau et plus avancé terrain de lutte où est possible une résistance victorieuse dans !es affrontements avec l’impérialisme américain et !es sociétés multmatlonales. C est un choix analogue à celui que firent Marx et Engels pour l’unification allemande ».

LA STRATÉGIE POUR LES ÉLECTIONS DIRECTES ET LA POLITIQUE DE GISCARD

Depuis l’élection de Giscard à la Présidence de la République, le plus grand changement (sauf bien sur pour ceux qui ont eu l’immense honneur de partager les machons élyséens ou de skier de concert avec lui) a été sans doute le « déblocage » de la politique française en matière d’intégration européenne. Des esprits malveillants, ou plus simplement mal renseignés, ne manqueront pas d’y voir une connivence entre Giscard et les fédéralistes, voire affirmeront que ceux-ci se trouvent à la traîne de celui-là et servent sa politique par leurs revendications. Nous croyons et affirmons que rien n’est plus faux.

Il semble que l’on puisse très rapidement expliquer le revirement de la politique française par quelques facteurs. Le premier est que les classes politiques européennes, aussi bouchées et bornées soient elles sont bien obligés de prendre conscience, avec l’extension de la crise de I’État national de l’impossibilité de mener quelque politique que ce soit dans les institutions actuelles. Cette prise de conscience est, notons-le au passage, aussi valable pour la majorité giscardienne que pour les communiste italiens, pour les forces réactionnaires et conservatrices que pour celles progressistes et révolutionnaires. Nous pouvons prendre le pan que tot ou tard (mieux vaudrait tôt que tard pour la démocratie), Michel Debré demeurera la seule sirène (ou plutôt le seul aboyeur de chasse à courre) de la souveraineté nationale, absolue et exclusive. Deuxième facteur découlant du premier, les forces conservatrices européennes ont été mises en face, par les avatars des régimes de Lisbonne et d’ Athènes, de l’impossibilité de maintenir durablement leurs privilèges économiques et sociaux par la fascisation volontaire d’États nationaux de plus en plus incapables de mener une politique, fut-ce celle du poisson crevé au fil de l’eau. Giscard enfin, seul en Europe, maintient encore de bien faibles et velléitaires ambitions de mener une politique autonome à l’égard de Washington. Pour ce faire, il a besoin d’un front commun des 9 de la Communauté européenne, c’est-à-dire, en clair, d’un minimum de volonté politique commune qui aujourd’hui ne peut être obtenue sans un minimum de légitimation populaire.

Giscard, en acceptant les élections directes du Parlement européen, ne vise donc pas à réaliser l’unification européenne, mais tout au contraire à renforcer son pouvoir national moribond. Nous n’en voulons pour preuve que le fait qu’il continue à placer ces élections dans un processus confédéral européen, et ses dernières déclarations (Le Monde 25.02.75) sur l’entrée de I’Espagne dans la C.E.E.

Que nous importent les objectifs de Giscard ? Aujourd’hui, la revendication des fédéralistes, vieille de 17 ans au minimum, d’élections directes du Parlement européen, est pour la première fois prise en considération par le pouvoir. Quelle que soit par ailleurs notre opposition au projet de société « conservateur new look » de Giscard, la lutte stratégique pour l’Europe fédérale nous amène à nous réjouir de la crédibilité apportée à nos revendications par le dernier sommet à Paris. Dores et déjà il nous est possible de mettre devant leurs responsabilités les partis dont les représentants ont voté à Strasbourg la « Convention sur l’élection du Parlement européen au suffrage universel direct » (rapport Patijn) le 14 janvier dernier (P.S., Réformateurs, R.I.), et dores et déjà nous devons engager le dialogue et croiser le fer avec ceux dont les représentants se sont abstenus (P.C.F. et U.D.R.).

POUR UNE LIGNE THÉORIQUE ET UNE LIGNE POLITIQUE AUTONOMES

Cependant ce dialogue, tant avec la classe politique qu’avec l’opinion publique, ne pourra être mené qu’à partir du moment où les fédéralistes de ce pays auront su acquérir leurs lettres de crédibilité. Pour être considérés comme des gens sérieux et responsables, les fédéralistes doivent se doter en plus de la ligne stratégique articulée autour de l’élection directe du Parlement européen (pétition au P.E., pétition au Sénat français, Appel décidé au dernier comité fédéral de I’U.E.F. à Milan en janvier dernier), d’une ligne théorique et d’une ligne politique cohérentes.

  • Nous devons reconnaître que l’avant-garde fédéraliste n’a eu aucune production théorique sérieuse en langue française.
  • Nous devons également reconnaître que depuis trop longtemps, la ligne politique (qui, l’expérience nous l’apprend, permet seule le recrutement et la formation de militants) a été traitée en parente pauvre.

Si l’importance en a été soulignée, si des idées ont été jetées sur le papier, souvent excellentes, aucune action n’est venue leur apporter un début de concrétisation. Des actions telles que la grève européenne dans les entreprises multinationales, la lutte pour la reconnaissance des droits de vote et syndicaux des , travailleurs immigrés, la remise en cause de l’école et de l’université napoléoniennes, le soutien à la lutte des minorités nationales..., sont susceptibles d’être menées. Cependant les forces des fédéralistes ne leur permettent pas une telle dispersion. Leur choix doit être unique et bien pesé.

Aujourd’hui il semble que l’action pour la reconnaissance de l’objection de conscience, et l’organisation du service civil par les collectivités locales et régionales désarmées (et non plus par le pouvoir centrai militarisé) soit celle qui ouvre aux fédéralistes le plus de possibilités.

En effet, l’action pour la reconnaissance du droit de ne pas tuer permet de faire d’une manière permanente référence aux valeurs cosmopolitiques du fédéralisme qui ne seront pleinement réalisables que dans la Fédération mondiale.

En effet, un service civil organisé par les autorités locales et régionales, contribuerait à mettre la société en face de ses responsabilités et à trouver les énergies nécessaires à la solution des graves problèmes économiques et sociaux.

En effet, le service civil volontaire, brisant le monopole d’État de la vie publique, préfigurerait l’organisation de libres communautés autogérées où les hommes ne seraient plus considérés comme des instruments aux mains du pouvoir.

Une telle action, un tel engagement politique des fédéralistes, permettrait des contacts sur base d’égalité, entre eux et de nombreuses organisations : jeunes, pacifistes, non-violents, autonomistes...

Nous en reparlerons dans le prochain numéro de Fédéchoses, et ferons des propositions d’action concrètes aux organes responsables des fédéralistes.