L’Europe et la monnaie : lntervention d’André Vianes

, par André Vianes

Mesdames et Messieurs, et pour beaucoup d’entre vous, Chers Amis Fédéralistes.
Bernard Barthalay m’a demandé de vous présenter le système monétaire international.

Je pense que si Bernard Barthalay m’a demandé ce genre d’exposé, c’est essentiellement pour deux types de raisons.

D’une part, parce que monnaie et souveraineté nationale sont deux phénomènes liés, deux aspects indissociables d’une même réalité. D’autre part, nous assistons depuis l’après-guerre essentiellement, à un phénomène fondamental qui marque les économies occidentales et notamment les plus développées, celui de leur internationalisation. Cela signifie que la production, les échanges, le commerce ont de plus en plus une sphère dépassant celle traditionnelle de l’Etat national. Ce phénomène international, supranational, transnational comme on le dit parfois, a maintenant toute une scène de répercussions concrètes qui frappent chacun d’entre nous. Notre emploi, notre pouvoir d’achat, les possibilités de politique économique de nos gouvernements sont de plus en plus conditionnés par des phénomènes extérieurs.

Donc internationalisation financière, internationalisation de la production de même par le phénomène des firmes multinationales dont l’aire d’action, de production, de décision dépasse très largement le traditionnel Etat national, et internationalisation des échanges sous forme d’importations et d’exportations.

Comment a-t-on reconstruit le système monétaire international au lendemain de la seconde guerre mondiale ? Les pays européens de l’Ouest, principalement la France et l’Allemagne, dans une moindre mesure l’Italie, avaient un besoin immense d’échanges ne serait-ce que pour se procurer les biens d’équipement et les matières premières nécessaires à la reconstruction de leurs économies. Il fallait donc reconstruire de toutes pièces un système régissant ces échanges et il va de soi qu’il fallait une monnaie internationale (en termes plus techniques une devise) ; nécessité également d’un certain niveau de liquidités permettant aux économies d’avoir la trésorerie suffisante pour organiser leurs échanges.

Plusieurs systèmes étaient possibles, et le débat s’est orienté, au cours d’une conférence siégeant à Bretton-Woods, autour des différentes solutions envisageables.

Première solution, solution disons traditionnelle, qui apparaissait par certains cotés archaïque et par d’autres impossible, était celle du retour à l’étalon-or. Cette solution n’était pas possible, car le système de l’étalon-or fait subir aux différents pays des contraintes inacceptables ou supportables seulement au prix de très longues périodes d’inflation ou de déflation successives. Notamment au prix de l’acceptation, en cas de déséquilibre commercial, d’un taux de chômage apparaissant contradictoire avec ce qui était politiquement ou socialement acceptable. Egalement refus de l’or, car durant la guerre, par le phénomène de fourniture d’armes et autres biens aux différents pays de la part des Etats-Unis, la répartition mondiale du stock était telle que les pays ayant le plus grand besoin d’échanger étaient justement ceux dont les réserves étaient les plus asséchées. A cause d’une mauvaise répartition des réserves, ce système n’aurait pu dès le départ que fonctionner très mal.

En refusant l’or, on s’orientait vers deux autres types de solution ; le premier consistant à retourner au système ayant fonctionné notamment pendant la crise économique de l’entre-deux-guerres, celui dit des taux de change flottants ; le second, proposé par l’économiste britannique Keynes, consistant à créer de fait une sorte de banque centrale internationale, ayant pouvoir de battre monnaie et de la répartir, ainsi que le crédit, entre les différents pays. Pour un tel système, la difficulté est de trouver sur le pian politique et international une autorité acceptée par les différentes souverainetés nationales. Toutes les expériences du type proposé par Keynes ont été considérées comme utopiques, et je crois que c’est le problème que vous retrouverez quand vous vous interrogerez sur les possibilités de création d’une monnaie européenne.

Donc, au lendemain de la seconde guerre mondiale, refus de l’étalon-or, refus également d’une solution supranationale. On s’est orienté vers un système visant à mêler un certain maintien du rêle de l’or avec la prise en compte des monnaies dominantes sur le pian international, qu’on a appelées monnaies de réserve.

En fait le système de Bretton-Woods recherchait essentiellement trois qualités.

  • La stabilité du prix des monnaies les unes par rapport aux autres (parités fixes) et c’est cette contrainte qui a été la plus difficile à tenir en raison, il faut le dire, d’espaces économiques nationaux ayant des lois et des rythmes d’évolution économique différents.
  • Seconde règle : la tendance à la levée progressive des restrictions, des obstacles douaniers et tarifaires restreignant les échanges entre les différents pays.
  • Troisième point : l’idée que dans un système monétaire international, où la force économique et politique des différentes nations est inégale, il fallait instaurer au plan mondial un système de crédit.

Il faut bien voir que le système mis en oeuvre a été soumis à d’importantes contradictions venant essentiellement du rôle des monnaies de réserve. Celles-ci sont considérées comme rendant le système relativement instable et dangereux pour deux séries de raison.

Le premier point est que ce système est instable par définition, c’est ce que l’on appelle, du nom de son inventeur, le dilemme de Triffin. L’économiste américain Triffin raisonne ainsi : pour qu’une monnaie de réserve puisse jouer correctement son rôle, il faut bien sur qu’elle soit présente dans les réserves des pays autres que celui qui l’émet. Si l’on prend le cas du dollar, pour qu’il se trouve dans les caisses de pays autres que les U.S.A., il faut que ceux-ci aient connu un déficit sur une longue période ou à tout le moins un déficit portant sur des quantités importantes. Il faut par exemple qu’ils aient exporté des capitaux en quantité supérieure à leurs importations de capitaux. Mais s’il y a des sorties de monnaie de réserve trop importantes du pays émetteur vers les pays qui l’accueillent dans les caisses, ce déficit va finalement porter atteinte à la confiance dans la monnaie considérée.

Le déficit nécessaire du pays émetteur de monnaie de réserve rend donc impossible la deuxième condition nécessaire : celle de confiance.

Les pays qui recevront cette monnaie auront tendance à chercher à s’en débarrasser. L’autre pôle de ce dilemme est le suivant : le pays émettant la monnaie de réserve peut être titulaire d’une monnaie très forte, et dans ce cas la confiance est réalisée, mais cela exige alors du pays émetteur l’équilibre de sa balance des paiements et de sa balance commerciale. Alors la condition de confiance est remplie mais une condition pratique et de fait ne peut l’être : la monnaie reste dans les coffres du pays émetteur. Le système du Gold Exchange Standard évolue donc sur une ligne de crête et dans une très grande instabilité.

Le deuxième point qui explique la faiblesse de ce système est ce que l’on appela le privilège des monnaies de réserve. Passons sur le dilemme de Triffin et imaginons que le système puisse fonctionner. En effet, le pays titulaire d’une monnaie de réserve a un privilège considérable sur tous les autres pays membres du même système, il n’est pas obligé de maintenir l’équilibre de sa balance commerciale et de sa balance des paiements. A condition que ce privilège soit accepté par les autres pays, il aura la possibilité de mener, comme l’ont fait les U.S.A., des guerres lointaines, d’effectuer des dépenses militaires et politiques d’intervention dans d’autres pays, d’acheter des firmes à l’étranger en exportant des capitaux d’une façon massive, vu que chaque fois qu’il sera en déficit il pourra le résorber d’une façon factice en payant ce qu’il achète à l’extérieur avec sa propre monnaie. Pour le cas des U.S.A., on a pu parler longtemps du dollar comme un moyen de développer un certain type d’impérialisme, l’impérialisme américain.

P.-S.

André Vianes était assistant de sciences économiques à l’Université de Lyon II et membre du Comité Directeur du Parti Socialiste