Qu’est-ce que le gouvernement fédéral ?

, par Kenneth C. Wheare

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Le gouvernement fédéral est une chose dont la plupart des gens, dans le Royaume uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord n’ont aucune expérience directe et personnelle, et il leur est difficile, par conséquent, de comprendre ce que c’est. De plus quand ils le rencontrent, de temps à autre, dans les journaux, ils trouvent également difficile de comprendre à quoi il sert, et pourquoi un tel système de gouvernement a bien pu être inventé. Car, lorsque le système fédéral des Etats-Unis, du Canada ou de l’Australie est dans l’actualité, c’est généralement parce que quelque législation votée en bonne et due forme par la législature d’un de ces pays, ou par une partie de cet appareil législatif, a été invalidée par l’autorité juridique suprême de la fédération. Les habitants de notre pays ne sont pas habitués à un tel système. Ils sont habitués à une forme de gouvernement dont l’une des caractéristiques essentielles est qu’un seul appareil législatif « le Roi-dans-son-Parlement », à Westminster, a autorité pour faire les lois pour tout le Royaume uni, sur tous les sujets quels qu’ils soient ; et à ce que ces lois, une fois votées, prévalent sur les règles énoncées par tout autre corps du royaume et soient acceptées par les cours de justice comme des lois valides et suprêmes. Le résultat c’est que les gens de ce pays peuvent se demander si les actes du Parlement sont de bonnes lois, mais qu’ils n’ont aucun doute que ce sont bien des lois valables. Dans une fédération il n’en va pas de même : là, il n’est pas possible pour une cour de déclarer que des lois qui sont presque universellement reconnues comme de bonnes lois ne sont pas une législation valable. Cette obstruction institutionnelle, dans une fédération, de la volonté des représentants élus du peuple exprimée dans les actes de la législature, nous parait un système étrange. Pourquoi les gens adoptent-ils une telle forme de gouvernement et pourquoi continuent-ils de la tolérer ?

Il y a une communauté dans le Royaume uni qui aura plus de facilités que les autres à comprendre la nature du gouvernement fédéral et ce à quoi il sert : ce sont les habitants de l’Irlande du Nord. Car les habitants de l’Irlande du Nord ont ceci de commun avec ceux d’une fédération que leurs vies sont réglées non pas par un seul parlement mais par deux. La vie des gens dans le restant du Royaume uni -l’Angleterre, l’Ecosse et le Pays de Galles- est régie par un seul Parlement : le Parlement de Westminster qui a autorité pour régler toutes leurs affaires . L’Irlande du Nord partage ce Parlement de Westminster avec le reste du Royaume uni pour la régularisation de certains sujets réservés, par exemple, la défense, les affaires étrangères, la navigation aérienne, le commerce extérieur, les étrangers et la naturalisation, la monnaie, le copyright, la succession au trône, la marine marchande -tous sujets d’intérêt commun pour l’ensemble du Royaume uni. Pour la réglementation de tous les autres domaines, le peuple d’Irlande du Nord a son propre parlement, à Stormont, près de Belfast ; et ils sont libres de faire des lois concernant la paix, l’ordre et le bon gouvernement de l’Irlande du Nord. L’objet de ce système c’est clairement que les questions qui touchent en premier lieu l’Irlande du Nord soient réglées en Irlande du Nord et que le reste du Royaume uni soit régi en commun par un Parlement à Westminster au sein duquel l’Irlande du Nord est habilitée à coopérer par ses propres représentants avec ceux des autres parties du Royaume uni.

Ce que n’est pas le gouvernement fédéral

Mais un tel système n’est pas le gouvernement fédéral. Il possède certaines de ses caractéristiques mais pas toutes. Il y a une division des fonctions au Royaume uni entre un Parlement ayant autorité dans certains domaines et une assemblée ayant autorité dans d’autres domaines pour une partie seulement du royaume. La division des fonctions entre des assemblées est une caractéristique du gouvernement fédéral. Une simple division des fonctions, cependant, ne suffit pas pour définir le fédéralisme. La division doit être faite d’une certaine façon et, au Royaume uni, tel n’est pas le cas. Les pouvoirs du Parlement de Stormont dépendent du Parlement de Westminster et ils peuvent être accrus ou diminués, voire totalement abolis, par ce dernier. De plus, bien que le Parlement d’Irlande du Nord ne soit pas autorisé à légiférer sur certains sujets réservés pour la législature du Parlement du Royaume uni, celui-ci n’est pas limité à ce seul domaine réservé. Il peut faire des lois sur n’importe quel sujet touchant à l’Irlande du Nord, et si ces lois sont en conflit avec des lois votées par le Parlement de Stormont, dans n’importe quel domaine, alors, ce sont les lois du Parlement du Royaume uni qui prévalent. Il n’y a eu aucune modification du principe que le Parlement du Royaume uni puisse légiférer dans n’importe quel domaine, quel qu’il soit et pour tout le royaume. Tout ce qui s’est passé dans le cas de l’Irlande du Nord, c’est que le Parlement du Royaume uni a défini une certaine sphère dans laquelle le Parlement d’Irlande du Nord n’est pas autorisé à légiférer et qui se trouve donc sous le contrôle exclusif du Parlement de Westminster . Il sous-entend par cette division qu’il n’a pas l’intention, en règle générale, de s’immiscer dans la sphère qu’il a conférée au Parlement d’Irlande du Nord, bien qu’il en ait légalement le pouvoir, et qu’il s’en tiendra à son propre domaine réservé.

Donc l’essence de ce système c’est que le Parlement de Stormont est subordonné à celui du Royaume uni ; il tient ses pouvoirs de ce dernier, qui les détient lui, selon son bon plaisir et les exerce à sa convenance.
Les actes du Parlement d’Irlande du Nord, s’ils transgressent la sphère qui leur est impartie sont nuls et non avenus ; les lois du Parlement du Royaume uni, sur quelque sujet que ce soit sont valides et prévalent. Ce n’est pas le fédéralisme mais la dévolution.

Si l’adjectif « fédéral » ne peut pas s’appliquer à un système où les gouvernements des composantes d’un territoire, sont, sur le modèle de l’Irlande du Nord, subordonnés au gouvernement de l’ensemble du territoire, il ne peut pas non plus s’appliquer à un système où le gouvernement de tout le territoire est subordonné aux gouvernements des parties composantes. Un système de cette espèce -quelque fois appelé confédération, ou ligue- fut essayé par les treize colonies américaines avant qu’elles n’adoptent leur système fédéral actuel par la Constitution de 1787 . Dix ans plus tôt ils avaient rédigé les Articles de la Confédération, en vertu desquels ils avaient établi un Congrès des Etats-Unis avec pour seuls et exclusifs droits ceux de décider de la guerre et de la paix, de signer des traités et alliances, de gérer la monnaie, d’établir et de réglementer les postes d’un Etat à un autre, ainsi que les forces terrestres et navales au service des Etats-Unis. Mais ce Congrès était composé de délégués de chacun des Etats ; ses décisions sur la plupart des sujets importants exigeaient l’assentiment de neuf Etats pour être effectives -et il n’avait pas le pouvoir d’établir des impôts pour collecter les taxes afin de mettre en œuvre ses services. Ainsi établi, le gouvernement des Etats-Unis n’était nullement un gouvernement séparé, autonome, suprême dans sa propre sphère, mais un gouvernement subordonné aux gouvernements des Etats dont une minorité pouvait suffire à empêcher le Congrès des Etats-Unis de prendre des décisions qu’ils désapprouvaient et chacun d’entre eux conservait entre ses mains, grâce à son droit exclusif de lever des impôts, le pouvoir de nullifier (annuler) les décisions du Congrès en ne collectant pas les sommes nécessaires à leur exécution. Ceci, encore, ce n’est pas le fédéralisme.

Ce qu’est le gouvernement fédéral

Alors, qu’est-ce que le fédéralisme ? Son essence, consiste, je pense, en ceci : que dans un système fédéral les fonctions de gouvernement sont divisées de telle façon que la relation entre le gouvernement qui a autorité sur tout le territoire et les gouvernements qui ont autorité sur des parties du territoire, n’est pas une relation de supérieur à subordonnés, comme c’est le cas dans la relation entre le Parlement de Westminster et le Parlement de Stormont, mais que c’est une relation de partenaires coordonnés dans le processus gouvernemental. Dans le gouvernement fédéral il y a une division des fonctions gouvernementales entre une autorité, habituellement appelée gouvernement fédéral, qui a pouvoir de régler certaines questions pour tout le territoire et un ensemble d’autorités, habituellement appelées gouvernements des Etats, qui ont pouvoir de régler certaines autres questions pour les parties composantes du territoire. Cette division, on l’a dit, est faite d’une certaine façon.

D’abord, la répartition effective des fonctions entre gouvernement fédéral et gouvernements des Etats, ne peut pas être modifiée, ni par le gouvernement fédéral agissant de son propre chef, ni par les gouvernements des Etats agissant seuls, et deuxièmement, l’exercice par le gouvernement fédéral des fonctions qui lui sont attribuées ne peut pas être contrôlé par les gouvernements des Etats, ni vice versa. Le gouvernement fédéral signifie donc une division des fonctions entre des autorités coordonnées, des autorités qui ne sont nullement subordonnées les unes aux autres, ni dans l’étendue, ni dans l’exercice des fonctions qui leur sont attribuées.

A quoi sert le gouvernement fédéral ?

Si c’est cela le gouvernement fédéral, à quoi sert-il ? Pourquoi est-ce qu’on l’adopte ? Pourquoi les gens ne se contentent-ils pas de la dévolution ? On peut donner une réponse brève à ces questions : si tout ce que les gens veulent, c’est pouvoir régler les affaires locales localement d’une façon générale, et s’ils sont prêts à laisser en même temps à un parlement national non seulement le pouvoir de régler les affaires nationales mais aussi le pouvoir de régler les affaires locales, si cela lui chante, c’est-à-dire une suprématie potentielle sur toutes les questions quelles qu’elles soient du territoire, alors un système de dévolution suffira. Ce système était considéré comme approprié pour les besoins de l’Irlande du Nord. Il fut également adopté dans l’Union Sud-Africaine : ici, chacune des quatre provinces de l’Union a (en fait avait. Ndt) un conseil provincial qui a (avait) le pouvoir de prendre les ordonnances sur les questions qui lui ont (avaient) été attribuées par la Constitution. Parmi les domaines ainsi attribués se trouvaient l’éducation élémentaire, l’agriculture, les hôpitaux, les autorités locales, les ponts et chaussées et les impôts provinciaux à des fins provinciales. De telle façon il y a (avait) un contrôle local des affaires locales. Mais toutes les ordonnances provinciales exigent (exigeaient) l’assentiment du Gouverneur général de l’Union, c’est-à-dire du gouvernement de l’Union. De plus, le Parlement de l’Union conserve (conservait) le pouvoir, non seulement, de légiférer sur les questions d’importance pour toute l’Union, mais aussi d’envahir les sphères attribuées aux Conseils provinciaux dans la Constitution et de suspendre, ou nullifier, les ordonnances provinciales. Ce système convient (convenait) aussi longtemps que les provinces de l’Union ne désirent (désiraient) pas avoir un contrôle absolu, garanti et exclusif de certains domaines. Si elles souhaitent effectivement cette division plus radicale des fonctions, c’est alors le fédéralisme et non plus la dévolution, qui est le système de gouvernement approprié. Par conséquent, c’est seulement quand des communautés territoriales sont disposées à coopérer les unes avec les autres pour la régulation de certaines questions, et seulement de ces questions, et quand elles sont décidées en même temps à demeurer séparées et suprêmes, chacune sur son propre territoire pour la régulation d’autres questions, que le gouvernement fédéral est approprié. Le fédéralisme répond à ce désir de coopération dans certains domaines associé à la détermination de rester séparés dans d’autres. C’est parce que les colonies américaines avaient cette attitude les unes par rapport aux autres qu’elles formèrent la fédération des Etats-Unis d’Amérique, en énumérant dans leur constitution les domaines qu’elles concédaient au Congrès fédéral pour leur régulation -le commerce extérieur, le commerce inter-Etats, la monnaie, la naturalisation, la poste, le copyright, la défense et ainsi de suite. La liste des sujets fédéraux est très semblable à la liste des sujets réservés pour leur régulation par le Parlement du Royaume uni, relativement à l’Irlande du Nord, mais la relation du Congrès fédéral par rapport à un gouvernement d’Etat aux Etats-Unis est très différente de celle du Parlement du Royaume uni par rapport au Parlement d’Irlande du Nord. Le Congrès des Etats-Unis ne peut légiférer sur aucun sujet en dehors de ceux qui sont listés dans la constitution et ne peut donc pas envahir la sphère des compétences des Etats : tandis que le Parlement du Royaume uni, comme nous l’avons déjà dit, peut légiférer, sur n’importe quelle question en Irlande du Nord. Des arrangements similaires ont été faits en Australie et au Canada de façon à répondre au désir des colonies, dans ces territoires, de coopérer dans certains domaines et de conserver un pouvoir de régulation séparé dans d’autres.

A quoi ressemble le gouvernement fédéral ?

J’ai essayé d’expliquer ce qu’est le gouvernement fédéral et à quoi il sert. On peut ensuite se demander : à quoi ressemble-t-il ? L’appareil gouvernemental, dans une fédération, est-il arrangé d’une façon spéciale ? Y a-t-il des traits caractéristiques qui distinguent les institutions d’un gouvernement fédéral ? Il y en a. Et deux ou trois peuvent être mentionnées.

Tout d’abord, comme le gouvernement fédéral implique une division des fonctions et comme les Etats qui forment la fédération demandent que cette division soit explicite et garantie et qu’ils n’abandonnent pas davantage de pouvoirs qu’ils ne le pensent, il est essentiel pour un gouvernement fédéral qu’il y ait une constitution écrite qui matérialise la division des pouvoirs et qui lie toutes les autorités gouvernementales dans l’ensemble de la fédération. De cette constitution toutes les autorités fédérales et toutes les autorités d’Etat tirent leurs pouvoirs et toutes les actions qu’ils exécutent et qui y sont contraires sont invalides. La constitution doit être la loi du pays.

C’est ainsi, que les Etats-Unis, l’Australie, le Canada, et la Suisse ont tous des constitutions écrites dans lesquelles on trouve inscrites les limites des pouvoirs attribués respectivement au gouvernement fédéral, d’Etat ou provincial, cantonal. La Constitution des Etats-Unis se déclare elle-même : « la loi suprême du pays ; et les juges dans chaque Etat seront liés par celle-ci, même s’il y a dans la Constitution ou les lois de n’importe quel Etat des articles contraires à celle-ci. »

En second lieu, si la division des pouvoirs doit être garantie et si la constitution qui incarne la division doit-être contraignante pour le gouvernement fédéral aussi bien que pour les gouvernements des Etats, il s’ensuit que le pouvoir d’amender la partie de la constitution qui incarne la division des pouvoirs ne peut être conféré ni au gouvernement fédéral agissant de son propre chef ni aux gouvernements des Etats agissant seuls. Il est préférable, bien que non essentiel au fédéralisme, que le pouvoir soit exercé par les autorités fédérales et aux autorités des Etats agissant en coopération, comme c’est le cas, par exemple aux Etats-Unis, où les amendements doivent être approuvés par une majorité des deux tiers, dans les deux assemblées du Congrès, en même temps qu’à une majorité simple des chambres des trois quarts des Etats. En Australie et en Suisse, le peuple est associé au processus d’amendement par voie de referendum. Le pouvoir d’amendement peut encore être investi dans une autorité extérieure, comme c’est le cas au Canada, dont la constitution ne peut être amendée que par le Parlement du Royaume uni . Mais, quelque soit l’arrangement utilisé, la chose essentielle c’est que, ni le gouvernement fédéral, ni les gouvernements des Etats, ne soient autorisés à modifier unilatéralement l’étendue des pouvoirs qu’ils exercent, car s’ils pouvaient le faire, le fédéralisme s’en trouverait modifié.

Une fois de plus, s’il doit y avoir une division des pouvoirs et si cette division doit être inscrite dans une constitution il s’ensuit que dans tout cas de dispute entre le gouvernement des Etats et le gouvernement fédéral quant à l’extension des pouvoirs qui leur sont attribués par la constitution, un organisme autre que les gouvernements des Etats ou le gouvernement fédéral, doit être autorisé à trancher en ce qui concerne ces conflits.

Ce n’est pas par hasard, donc, qu’il existe, aux Etats-Unis, en Australie et au Canada, une institution de cette sorte. Les Etats-Unis ont leur Cour suprême ; l’Australie a une Haute Cour, avec, dans certains cas, le Comité judiciaire du Conseil privé. La Suisse n’a pas d’institution qui exerce pleinement cette fonction et dans cette mesure son système est incomplètement fédéral.

Ces conflits sur les limites du pouvoir des Etats et celles du pouvoir fédéral sont monnaie courante dans une fédération, et occupent de nombreux juristes. En fait, on peut dire que le fédéralisme ne pourrait pas vivre sans les juristes ; et que les juristes, peut-être, ne vivraient pas aussi bien sans le fédéralisme.

Finalement si les autorités de gouvernement dans une fédération veulent être véritablement coordonnées dans la pratique aussi bien qu’en droit, il est essentiel que soient disponibles pour chacune d’entre elles, sous un seul et unique contrôle, des ressources financières suffisantes pour le fonctionnement des fonctions qui lui sont assignées de par la constitution. Il n’est pas bon d’attribuer des fonctions à l’autorité fédérale ou à l’autorité d’Etat et d’inventer des limitations et barrières légales de façon à ce que chacune soit strictement limitée à l’exécution de ses fonctions relatives, à moins qu’en même temps on ait prévu de façon adéquate que chaque autorité ait les moyens d’accomplir sa tâche sans avoir besoin de faire appel à l’autre pour une assistance financière. Car si les autorités d’Etat, par exemple, trouvent que les services qui leur sont attribués sont trop onéreux pour qu’elles les fournissent, et si elles demandent à l’autorité fédérale des subventions ou des financements pour les assister, elles ne sont plus coordonnées avec le gouvernement fédéral, elles lui sont subordonnées. La subordination financière marque en fait, la fin du fédéralisme, peu importe avec quel soin les formes légales semblent préservées. Il s’ensuit, par conséquent, que les autorités d’Etat comme les autorités fédérales dans une fédération doivent recevoir le pouvoir, dans la constitution, d’avoir accès, les unes et les autres, à des ressources financières suffisantes et qu’elles peuvent contrôler de façon autonome.

Chaque pouvoir doit avoir la possibilité de taxer et d’emprunter par lui même pour financer ses propres services. Il n’est pas facile de concevoir et de mettre au point une division des pouvoirs financiers et de taxation au début d’une fédération qui satisfassent infailliblement ce critère.
Il est vraisemblable qu’aucune prévision fiable ne pourra être faite du coût des services attribués aux autorités respectives ni du rendement des pouvoirs de taxation attribués à chacune. L’expérience pourra montrer qu’une certaine modification de la division des services et des ressources s’avère nécessaire. Il faut s’y attendre et y pourvoir, sinon le système de gouvernement fédéral ne tardera pas à se disloquer, dans la pratique.

Ces quatre éléments -une constitution suprême écrite, un processus d’amendement qui ne puisse pas être actionné par le gouvernement fédéral ou le gouvernement d’un Etat agissant seul, une cour suprême qui détermine le sens de la constitution en cas de dispute, et l’autonomie financière pour chacune des autorités coordonnées- semblent être certains des traits essentiels d’un système de gouvernement fédéral. Il y a d’autres traits que certains -ou tous les gouvernements fédéraux- possèdent par exemple, une représentation égale pour chacun des Etats dans la Chambre haute du Parlement fédéral, comme en Australie, au Canada et aux Etats-Unis ; ou la séparation des personnes composant le gouvernement, l’exécutif et le judiciaire, comme aux Etats-Unis. Ceci peut conduire au bon fonctionnement d’un gouvernement fédéral particulier. Mails il n’y a pas de conséquences essentielles sur sa nature fédérale. On peut ne pas les trouver dans une constitution et cette constitution peut, cependant, rester fédérale.

Le gouvernement fédéral peut être modifié

La tonalité de mon pamphlet est dogmatique. J’ai exposé de façon claire et radicale un critère du gouvernement fédéral -la division bien délimitée et coordonnée des fonctions gouvernementales- ce qui implique que dans la mesure ou un système de gouvernement ne se conforme pas à ce critère il n’a pas le droit de se dire fédéral. Ceci, c’est mon point de vue. Mais je dois dire tout de suite que ce n’est pas une opinion qui serait intégralement acceptée par tous ceux qui étudient les institutions politiques. Beaucoup d’entre eux le trouveraient trop rigide. Pour atténuer mon dogmatisme dans la définition du fédéralisme, je pense qu’il est important de dire cela. Il ne faut pas entendre que j’argumente que, parce qu’un Etat ne peut pas se définir comme un Etat fédéral orthodoxe, il est par conséquent condamné politiquement. Le gouvernement fédéral, pur et sans mélange, n’est pas forcément partout et toujours un bon gouvernement. Quelques modifications dans la division complètement délimitée et coordonnée caractéristique du fédéralisme peuvent être essentielles, si un bon gouvernement, ou un gouvernement efficace et décisif veut être mis en œuvre dans une communauté donnée. Il peut être plus sage pour un groupe d’Etats qui construisent un système pour eux-mêmes d’adopter un fédéralisme strict dans certaines matières et un fédéralisme modifié ou pas de fédéralisme du tout dans d’autres domaines. Le fédéralisme n’est pas une fin en soi. C’est un moyen de fournir un système de gouvernement dans des circonstances ou des gens sont prêts à abandonner certains pouvoirs limités et souhaitent conserver d’autres pouvoirs limités, ces deux classes de pouvoirs pouvant être exercés par des autorités coordonnées. Là où cette condition n’existe pas le fédéralisme n’est pas nécessaire.

Un examen des gouvernements qu’on appelle généralement des fédérations révèle le fait que peu d’entre eux sont intégralement fédéraux. Dans la plupart d’entre eux des modifications du fédéralisme strict ont été introduites, et du point de vue de l’auteur de ces lignes ils ne s’en portent pas plus mal. Le Canada est le meilleur exemple . Le gouvernement fédéral au Canada a reçu certains pouvoirs dans la constitution pour contrôler la manière dont les gouvernements provinciaux exercent les pouvoirs qui leur sont attribués. Le gouvernement fédéral nomme et peut démettre le lieutenant-gouverneur dans une province, le chef nominal du gouvernement provincial, il peut lui demander de refuser d’approuver une loi votée en bonne et due forme par la législature provinciale et la réserver pour « la signification du bon plaisir » du gouverneur-général du Canada, qui est le chef du gouvernement fédéral et qui agit sur les conseils des ministres fédéraux ; et il peut rejeter n’importe quelle loi d’une législature provinciale, même si elle a été votée en bonne et due forme par la législature et a reçu l’approbation du lieutenant-gouverneur. Ces pouvoirs ne sont en aucun cas lettre morte : ils ont été exercés (ces dernières années) pour nullifier une partie de la législation votée par le gouvernement du Crédit social de la Province d’Alberta dont le gouvernement fédéral canadien n’approuvait pas la politique. Le résultat de ces dispositions c’est que les gouvernements provinciaux du Canada, quand ils mettent en œuvre le processus législatif sur les sujets qui leur sont attribués par la constitution canadienne sont clairement subordonnés et non pas coordonnés au gouvernement fédéral, et, dans cette mesure, le fédéralisme est modifié. Ces modifications peuvent être justifiées par la raison qu’elles apportent de l’uniformité et de l’unité là où il peut y en avoir besoin et qu’elles contrebalancent un excès de séparatisme toujours inhérent dans le fédéralisme, et qui pourrait mettre en danger l’intégrité de la fédération.

Un autre exemple de modification du fédéralisme strict se trouve dans la disposition dans certains Etats fédéraux, que le pouvoir de légiférer sur de nombreux et importants sujets n’est pas donné exclusivement à l’autorité fédérale ou aux autorités des Etats mais est conféré également aux deux avec une disposition que, en cas de conflit, la législation d’une seule autorité -d’habitude la législature fédérale- prévale sur celle de l’autre. Ceci se produit en Australie, et aux Etats-Unis, par exemple, et dans une moindre mesure au Canada. En Australie et aux Etats-Unis la plupart des sujets qui sont donnés à la législature fédérale sont des sujets sur lesquels les législatures des Etats peuvent également légiférer à moins que, et jusqu’à ce qu’une législation fédérale ne soit votée en ce qui les concerne, sur quoi la législation d’Etat doit céder le pas à la législation fédérale en cas de conflit. Ce pouvoir de législation simultanée est considéré, par de nombreux observateurs, comme contraire à la stricte doctrine du fédéralisme, mais il est évident qu’il peut, néanmoins, introduire dans le gouvernement une flexibilité, une variété et une possibilité d’expérimentation appréciables et dans certains cas indispensables. On ne soulignera jamais trop le fait que, même si le fédéralisme doit nécessairement être défini dogmatiquement, il ne doit pas nécessairement être suivi religieusement.

Il a été généralement difficile d’établir un gouvernement fédéral

Les forces du séparatisme et de l’individualisme qui rendent le fédéralisme nécessaire rendent presque impossible tout gouvernement d’un super-Etat. Et lorsqu’une fédération a réussi à exister avec beaucoup de difficulté, ce n’est qu’avec beaucoup de difficultés qu’elle continue d’exister.

Son fonctionnement exige une grande habilité et du tact. Son succès exige une patience énorme et une énorme capacité de compromis chez les hommes d’Etat qui la mettent en œuvre. Un gouvernement rapide et décidé est impossible. Il faut éviter les sujets qui risquent d’entraîner de profonds désaccords. Les changements ne peuvent intervenir qu’au rythme du plus lent. Le gouvernement fédéral est un gouvernement conservateur. Le gouvernement fédéral est par dessus tout légaliste. Il est créé et régulé par un document légal, il est sauvegardé par une cour de justice.

Le compromis, le conservatisme et le légalisme, ce sont là à la fois les vertus et les vices du gouvernement fédéral. Il est sage de les rappeler quand on propose d’édifier un nouveau gouvernement fédéral dans le monde. Ceux qui, effectivement, proposent un tel gouvernement fédéral, néanmoins, peuvent avoir envie de me dire, à ce point : les difficultés dont vous avez parlé nous semblent bien moins urgentes, et plus éloignées. Nos plus grandes difficultés viennent non pas de ceux qui préfèrent un gouvernement unitaire pour l’Europe à un gouvernement fédéral pour l’Europe mais de ceux qui ne croient pas que n’importe quelle forme de gouvernement, au sens strict du terme, pour l’Europe, soit possible ou souhaitable. Le véritable obstacle pour nous, c’est le tenant de l’Etat souverain indépendant, et non pas le partisan de l’Etat unitaire.

Cela est vrai. Il est vrai également qu’ils doivent s’attendre, quand ils surmontent les objections de ceux qui croient à l’Etat indépendant et souverain, à faire face, ensuite, aux objections de ceux qui, habitués aux certitudes simples du gouvernement unitaire, déclarent qu’ils ne croient pas au fédéralisme. Il m’a paru raisonnable, par conséquent, de rappeler que le fédéralisme n’est pas toujours approprié, ou facile à faire fonctionner. Il est juste de rappeler, en même temps, que, pour le moins, le gouvernement fédéral est un gouvernement : c’est l’ordre, pas l’anarchie, c’est, enfin, la paix et non la guerre.

P.-S.

Traduit de l’anglais par Joseph Montchamp.