La globalisation, les Etats nationaux et la démocratie deviendront compatibles grâce au fédéralisme mondial

, par Antonio Mosconi

Dani RODRIK, One Economics, Many Recipes. Globalization, Institutions and Economic Growth, Ed. Princeton University Press, Princeton N. J., 2007

Dans un essai de 1997, Dani Rodrik posait cette question : est-ce que l’opinion publique mondiale, généralement favorable àrendre les échanges plus libres, resterait inchangée si les effets négatifs de la globalisation n’étaient pas contrôlés et corrigés ? Je publiai une revue de cet essai pourTheFederalist Debateen 2000 seulement, après l’échec du sommet de l’OMC à Seattle [1], quand il était déjà évident que la question qu’il soulevait était prophétique. C’est ainsi que je reconnaissais qu’il avait mis le doigt sur l’essentiel, en observant cependant que les corrections « techniques » à la gouvernance qu’il suggérait n’étaient pas suffisantes pour mettre de côté la proposition de donner un gouvernement « politique » à la globalisation. Depuis lors, je me suis efforcé de porter plus d’attention à ce qu’il écrit et cette fois-ci j’examine sans retardOne Economics, Many Recipes,qui s’applique encore mieux que son essai antérieur au fédéralisme mondial. La réflexion de Rodrik, maintenant que les événements ont confirmé ses craintes, va jusqu’à saisir finalement la question qu’il avait éludée l’autre fois : la globalisation est-elle compatible avec la gouvernance par des Etats nationaux et avec la démocratie ? Le livre se compose de trois parties : développement économique, institutions et globalisation.

L’étude économique du développement n’est pas seulement le sujet spécifique de la première partie mais aussi l’objectif qui éclaire tout le livre. Rodrik aboutit àdes conclusions très intéressantes et originales parce que, en démêlant les contradictions entre les faits et les lieux communs, il se pose les questions correctes. Dans le cas du développement économique sa question est : pourquoi les pays qui se sont alignés sur l’orthodoxie du Consensus de Washington n’ont pas atteint des niveaux de développement satisfaisants, tandis que ceux qui ont poursuivi des chemins nationaux hétérodoxes suscitent aujourd’hui l’admiration de chacun ? Les deux zones qui contrastent sont d’un côté l’Amérique latine et de l’autre, les pays asiatiques.

Rodrik offre deux explications soutenues par une recherche en profondeur sur un grand nombre de pays en développement.1/L’application au monde entier des recettes standard, telle qu’elle est faite par les économistes néo-libéraux par le Consensus, sous-estime la flexibilité de l’analyse économique néo-classique et son adaptabilité aux différents environnements nationaux. Les principes fondamentaux (droits de propriété, concurrence, soutien adéquat, stabilité monétaire, etc.) peuvent être mis en oeuvre dans différents plans politiques qui dépendent strictement des contraintes locales et des opportunités.2/Le décollage d’un processus de développement économique requiert des politiques différentes de celles qui doivent soutenir un processus qui est déjà en marche. Pour le décollage, il faut peu de réformes, souvent non orthodoxes, comme des initiatives publiques ou la suppression de lourdes charges fiscales qui dépassent une capacité économique donnée. Rodrik propose un modèle diagnostic sous la forme d’un arbre de prise de décision (la première bifurcation sépare les causes d’un rendement économique faible de celle des coûts de financement élevés ; ensuite on continue par des analyses de plus en plus détaillées). L’une des causes spécifiques de rendements faibles ou de la rareté des capitaux dans un pays donné a été identifiée, on peut concentrer l’intervention du gouvernement sur les points critiques pour éliminer les obstacles.

Au contraire, soutenir le développement sur le long terme est une tâche complexe qui demande la construction d’une structure institutionnelle pour rendre l’économie susceptible de résister aux secousses, pour soutenir l’élan et pour renforcer la capacité à résoudre les conflits. Là, un rôle important est joué par la démocratie qui est un amortisseur et une méta-institution.

La Chine est l’exemple le plus important parmi les nombreux cas illustrés par Rodrik. En 1977, l’aile modérée duParti communiste chinois, conduite par Deng Xiaoping reprit le dessus par rapport aux extrémistes et soutint la ligne de « l’économie socialiste du libre marché », grâce à laquelle les instruments du marché étaient mis au service des objectifs socialistes. Depuis lors, la Chine a mis en place des politiques bien choisies. Elle a combiné une économie de marché avec un contrôle du capital et des mouvements d’échanges. Elle a expérimenté des formes de propriété privée, mis à part la propriété de la terre, en même temps que la propriété publique et la propriété mixte (une formule, par exemple, qui a été adoptée pour les zones d’entreprises d’exportation) ; elle a refusé la dé-réglementation des prix agricoles mais elle a permis aux agriculteurs de vendre sous un régime de libre marché pour les produits qui dépassent la production planifiée, de façon à ce que les salaires industriels puissent rester bas. Elle a atteint des résultats extraordinaires avec des taux de croissance annuels au-dessus de 10 %. Comme d’autres économies asiatiques qui sont entrées dans le marché mondial sous la pression et le contrôle de l’Etat, elle a profité d’un succès qui a, d’un autre côté, échappé à d’autres économies, principalement les sud-américaines, qui ont suivi de la façon la plus orthodoxe la norme officielle néo-libérale de l’Ecole de Chicago. L’augmentation du revenu, avec un planning familial rigoureux, qui a réduit de 7 à 2 le nombre d’enfants par femme, a accru le revenu par tête. Le taux d’ouverture du commerce international (le rapport entre la somme des importations et des exportations et le PNB était de plus de 50% ), plus de deux fois celui des Etats-Unis et de l’Union européenne. Les Chinois de la diaspora, qui contrôlent les économies de la plupart des pays de l’Asie du Sud-est, ne considèrent plus le gouvernement de leur mère patrie comme un régime qui bloque l’initiative privée, mais comme une source de prestige et de sécurité pour leur participation compétitive sur le marché mondial.

Dans la seconde partie du livre, Rodrik traite de la question des institutions qui sont nécessaires pour soutenir le développement à long terme. Le passage des ressources d’activités traditionnelles non productives à des activités modernes plus productives n’est pas un processus automatique. Cela requiert des marchés qui fonctionnent bien, mais aussi une « politique industrielle » (un terme à éviter à tout prix pendant les trente années de suprématie de la vulgate) qui donne une impulsion aux investissements et aux initiatives des entreprises dans de nouvelles activités, avec des profits dans le réseau et les interstices de l’économie globale. Rodrik illustre de nombreux instruments de politique industrielle que les gouvernements peuvent utiliser, en étroite relation avec les réalités et possibilités locales.

« L’argument habituel contre une politique industrielle c’est que les gouvernements ne savent jamais trouver des gagnants », mais Rodrik montre que « ceci n’est pas la bonne manière de penser comment fonctionne la politique industrielle. Une politique industrielle convenablement structurée est unprocessusde collaboration stratégique entre le secteur public et le secteur privé dont l’objectif est d’identifier les blocages et les obstacles aux nouveaux investissements et à établir des politiques appropriées comme réponse » [2]. Dans ce cas, pour étayer sa théorie, Rodrik présente les performances très différentes de l’est de l’Asie et de l’Amérique latine : « la différence... n’est pas que la transformation a été activée par l’Etat dans un cas et par le marché dans l’autre cas : c’est que la politique industrielle n’a pas été aussi concertée et cohérente en Amérique latine que dans l’Asie de l’est, avec pour conséquence que la transformation a été moins profondément enracinée dans la première que dans la seconde. » [3]

Egalement pour les institutions qui soutiennent le marché, (droits de propriété, institution de réglementation, institutions de stabilisation macro-économique, institutions d’assurances sociales et de traitement des conflits) Rodrik souligne l’importance de la connaissance locale et recommande qu’en les établissant, les acteurs politiques ne donnent pas une importance excessive aux schémas directeurs théoriques, au lieu de l’expérimentation. « La question est, comment concevoir de telles institutions qui soient sensibles à la connaissance locale et aux besoins locaux. » L’auteur insiste sur le fait « que les systèmes politiques de participation sont les mécanismes les plus efficaces pour faire fonctionner et rassembler la connaissance locale. » En effet, la démocratie est une méta-institution pour construire de bonnes institutions » [4] et qui fournit des séries de cas qui prouvent comment les démocraties participatives permettent une meilleure qualité de développement.

Finalement, Rodrik réfute plusieurs lieux communs de la littérature récente concernant les institutions. L’attention portée aux règles du jeu d’une société, comme facteur déterminant du développement à long terme, n’implique pas une sous-estimation des objectifs et des contraintes de la politique économique. Les institutions d’aujourd’hui, dans les pays en voie de développement, ont été fortement influencées par les processus de décolonisation, mais ceci n’implique pas que les modèles de développement soient déterminés de façon rigide par l’histoire. Les institutions essaient de réduire le fort conditionnement apporté par la géographie sur la production du revenu, mais ceci n’implique pas que la géographie soit dénuée de conséquences.

Les droits de propriétésont critiques, mais cela n’implique pas que les pays en voie de développement adopteront des régimes de propriété semblables à ceux qui prévalent aux Etats-Unis et en Europe. Les deux premières parties du livre sont consacrées, comme nous l’avons vu, à la question d’adapter avec soin les politiques et les institutions aux réalités locales. La dernière partie, qui est plus significative d’un point de vue politique, s’attaque à la nécessité d’un gouvernement de la globalisation. Rodrik ne tergiverse pas, il va droit au but, il suggère un « fédéralisme global » comme étant la seule forme de gouvernement pour faire face aux besoins de l’économie mondiale et capable de combiner globalisation et démocratie. Cependant il remet cette solution « à long terme », quand, comme disait Keynes, « nous serons tous morts ». Pour le présent, il propose donc de restaurer le compromis de Bretton Woods. Voici comment il résume, dans l’introduction son idée sur la question : « ... J’identifie le dilemme central de l’économie mondiale comme la tension entre la natureglobalede nombreux marchés d’aujourd’hui pour les marchandises, les capitaux et les services et la naturenationalede presque toutes les institutions qui les étayent et les soutiennent. Les besoins d’efficacité, d’équité et de légitimité ne peuvent pas tous être remplis. Si nous souhaitons faire progresser la globalisation économique, il nous faut céder soit sur l’Etat-nation, soit sur la démocratie. Si nous voulons garder l’Etat-nation nous devons céder soit sur une intégration économique profonde, soit sur la démocratie de masse. Et si nous voulons approfondir la démocratie, nous devons sacrifier soit l’Etat-nation, soit une intégration profonde. Mais le message d’ensemble n’est pas pessimiste. Notre défi n’est pas très différent de celui auquel furent confrontés les architectes du système de Bretton Woods, après la deuxième guerre mondiale. En concevant des institutions appropriées de gouvernance économique globale -en incorporant des mécanismes de clauses de sauvegarde et de retrait- nous pouvons conserver une bonne part du bénéfice de la globalisation économique, tout en accordant aux démocraties l’espace dont elles ont besoin pour réaliser les objectifs internes » [5]. La justification de Rodrik pour conserver la souveraineté nationale est du « réalisme », mais ceci l’amène à accepter des pratiques très dangereuses -si on les laissait aux décisions arbitraires des Etats individuels. En particulier, en ce qui concerne le commerce, l’auteur argumente qu’un « régime commercial souhaitable serait un régime qui offrirait aux pays en voie de développement un espace politique beaucoup plus large pour poursuivre des stratégies de croissance conçues et organisées localement, qui pourraient inclure des pratiques peu orthodoxes, comme des subventions à l’exportation, une protection du commerce, des règlements faibles sur les brevets et sur les exigences de performances des investissements (…). Le rôle de l’OMC serait de réguler les interfaces entre des régimes de réglementation différents suivant les nations, plutôt que de réduire les différences entre eux (…). Si les négociateurs du commerce global sont sérieux pour faire fonctionner la globalisation pour les pays en voie de développement, ils devraient laisser de côté tout le reste de leur agenda et se concentrer sur un programme de permis de travail temporaires qui permettent aux travailleurs sans qualification des pays pauvres de trouver de l’emploi (pour des périodes de trois à cinq ans) dans les pays riches » [6].

C’est sans doute un « réalisme » d’une espèce diabolique, celui qui conduit Rodrik, juste après avoir identifié dans le « fédéralisme global » la solution du problème (« le fédéralisme global alignerait les juridictions avec le marché et supprimerait les effets de frontière »7) pour assembler un jeu de propositions capable de légitimer des pratiques du type « tant pis pour mon voisin » et compromettre la paix mondiale ! Après avoir lu et relu le chapitre [7], je crois que je peux conclure que Rodrik plonge dans l’erreur parce qu’il ne connaît pas assez bien le fédéralisme. Il a sous les yeux les Etats-Unis qui sont aujourd’hui devenus un Etat national centralisateur et il croit, à tort, qu’un gouvernement mondial sera semblable à ce modèle. Dans ce cas de figure, il surestime les transferts de souveraineté des Etats aux Nations unies, nécessaires pour assurer la gouvernance de la globalisation et il néglige entièrement le fait que le compromis de Bretton Woods fonctionna grâce à la présence d’un pouvoir hégémonique et à « l’étalon dollar », deux conditions qui ne peuvent pas se répéter.

D’où son « réalisme » mal compris qui le fait penser que le « fédéralisme global » est une solution capable de combiner la globalisation et la démocratie, mais qui réduit à pratiquement rien les Etats nationaux. Au lieu de cela, le fédéralisme n’est pas incompatible avec les Etats nations, mais seulement avec leur souveraineté absolue et exclusive. En fait, le fédéralisme permet de composer ou associer un trio : la globalisation, les Etats nationaux et la démocratie, comme le montre l’Union européenne. L’Etat (un Etat hégémonique ou un Etat fédéral) doit établir les fondations du marché. Il en est ainsi pour les économies nationales et continentales ; il ne peut pas en être autrement pour le marché global. Les règles de la concurrence doivent garantir un marché libre (droits de propriété, discipline dans l’exécution des contrats, législation anti-trust globale), corriger ses faiblesses (monnaie, politique économique, régulation et contrôle des marchés financiers et des banques), assurer la rectitude morale (i. e. la justice globale : des critères sociaux standards, une politique globale pour le développement), mettre des limitations à la poursuite du profit (comme la solidarité globale et la protection globale de l’environnement). Comme Hoffe le résume, « la globalisation, dans ses différentes formes, créé ou rend plus évidente la nécessité d’agir qui exige, pour répondre aux besoins du droit, de la justice et de la démocratie, un ordre général qui remplace la force par la loi, qui lie la loi aux principes de justice et confie des lois justes à une république mondiale subsidiaire et fédérale [8]. Les Nations Unies réformées.

Notes

[1Dani Rodrik, Has Globalisation Gone Too far ?, Ed. Institute for International Economics, Washington, D.C., March 1997, revu par A. Mosconi, Politics have not Gone Far Enough, in, The Federalist Debate, XIII, 2000, n° 3, p. 52-54.

[2Rodrik, One Economics..., pp. 7-8.

[3Ibid., p. 110.

[4Ibid., p. 8.

[5Ibid., pp. 8-9.

[6Ibid., p. 9.

[7Ibid., p. 201.

[8Horfried Hoffe, Demokratie im Zeitalter der Globalisierung, Munich, C.H. Beck, 1999.